Fidélité à la Terre
Dans ce qu’il considère comme « peut-être (s)on opus poeticum ultimum », Kenneth White livre, avec ce « Mémorial de la terre océane », une sorte de testament philosophique, évoquant de manière personnelle, et quintessentielle à la fois, un engagement intellectuel exigeant tout autant que le parcours sensible d’une vie.
Le terme même de « mémorial » exprime bien l’idée d’un livre relatant des faits mémorables et dont on souhaite consigner le souvenir mais aussi un monument élevé en l’honneur de ce que l’on souhaite célébrer. Ici, c’est du monument de l’esprit dont il s’agit [1], en un temps, « la fin de la modernité » [2], marqué par « la relativité générale », « la robotisation de l’humanité » et l’insignifiance de l’art. Face à cette réalité amorphe, qui est celle de l’humanité actuelle, White réaffirme avec force et exigence une attitude créative et lucidement orientée vers un nouveau champ d’énergie vive : « Pour ma part », rappelle-t-il, « je reste fidèle à la Terre, convaincu que cette situation extrême peut être le lieu d’une activité de l’esprit à la fois plus large et plus fine ».
L’engagement de Kenneth White dans une voie poétique marquée par un certain rapport à la Terre est ancien et fondateur d’une vision du monde profonde et de grande envergure qui dépasse les préoccupations strictement écologiques de notre temps, ou plutôt les intègrent dans la perspective plus globale d’une redéfinition des interactions entre nature et culture, au sein d’une philosophie que l’auteur définit lui-même dans plusieurs de ses précédents ouvrages comme une théorie pratique qu’il a nommé « géopoétique » [3].
Le projet géopoétique, initié et développé par Kenneth White au fil des années et des pérégrinations, désigne donc à la fois un « espace mental » et un « champ d’énergie poétique » qui se déploient de manière complexe et multiple.
Défricheur et arpenteur de mondes profonds et ouverts, White propose ici, à ses lecteurs, de laisser résonner en eux une musicalité propre, toujours équilibrée d’une rigueur géométrique. Explorant les lignes fortes de sa mémoire, il laisse ainsi se concentrer toute la densité d’un passé qui s’exprime alors comme création en devenir, ou création perpétuelle. Rien de figé dans un mausolée de la pensée mais, au contraire, une sorte de géologie de la mémoire qui transcende le temps et l’espace pour faire venir au jour un processus de la pensée par lequel « le temps devient tempo » et où « l’espace devient esprit ».
A propos de ce livre, White parle également d’une « océano-graphie » de l’écriture poétique laquelle imprime à ces textes un rythme aussi bien qu’une forme tout à fait singuliers. Quand on la regarde d’un point de vue distancé, la terre semble immergée dans les mers, dans cette masse océanique, cette « Thalassa » dont nous sommes tous issus et ce qui émerge de cette mémoire archaïque, tout autant que de cette écriture océanographique, c’est la forme et le rythme d’une « terre océane », laquelle vise
pas seulement un langage poétique
mais un langage affranchi
bondissant et spontané
mêlant silences et sonorités
qui rassemble une complexe multiplicité
en une nouvelle unité
Une poésie de l’espace
L’invitation géopoétique de Kenneth White est donc la proposition d’une poésie de l’espace dans laquelle il s’agirait moins d’idées nouvelles à trouver que de laisser circuler une sensation renouvelée de la vie, une ouverture à la fraicheur et à la présence ailée des choses et des éléments.
Sans doute même, s’agit-il d’un équilibre à opérer entre la vie et l’idée, entre l’intelligence et la sensibilité car il faut avoir longtemps navigué sur cet océan de l’existence pour trouver la parole juste, celle qui s’enracine dans une expérience sensible orientée par l’intelligence, celle qui découle, forte et fluide d’une vision ample et lumineuse comme peut l’être celle de l’oiseau migrateur :
Qui sait aujourd’hui
ce qu’est l’inspiration
la grande inspiration
qui a besoin d’espace
et qui prend son temps
la grande inspiration
commence avec une lente et profonde respiration
dans l’air du large
Ainsi, quand il trace « les lignes d’une géognose », c’est toujours à partir d’une météorologie intérieure qui s’appuie sur le sol ferme, sur la Terre, au sens cosmique, et « toute une série de métamorphoses ». Ce « champ de force » qui est alors offert au regard et à la sensibilité du lecteur peut se décliner selon « une collection de tableaux bretons », ou bien suivant un itinéraire à travers des stations géographiques : Orléans, Marseille, Gênes, Duino, Le Tarn, Nice prolongée par la falaise d’Eze-sur-mer ou encore via le Cap Leucate et sa blancheur.
Toujours nous est donné à voir, à sentir, « un chaos encyclopédique » traversé de « lignes de grâce ». Car il s’agit, chez White, d’être situé dans le « vrai lieu » qui ne peut être que l’agencement ordonné d’un chaos, un « chaosmos ». Que ce soit « Sur la côte armoricaine », dans « La salle des cartes » ou sur les chemins de « Pèlerinages et pérégrinations », le point d’équilibre se trouve toujours dans cet espace de blancheur, dans cet espace de candeur [4], à partir duquel se trouve
heure après heure
seulement l’espace
le silence
la lumière
Il peut paraitre difficile, au premier abord, de comprendre comment ce qui semble pouvoir n’être atteint qu’au bout d’une longue quête soit en réalité déjà là, présent dans
cette sensation première de l’espacement
sans laquelle
tout emplacement est inadéquat
et tout emploi
C’est qu’il ne s’agit nullement d’errer sur le territoire sans boussole, ni carte. L’aventure de l’esprit, et celle de la poésie, est « un vrai travail », le seul grand travail qui engage tout l’être à travers les chemins multiples et sauvages du monde et de la grande nature mais aussi à travers la ville, ou encore dans le lieu clos d’une salle d’étude ou d’une bibliothèque. Il faut sans cesse « arpenter le terrain », « transcrire l’univers », « toujours en quête d’un savoir sensible ».
Accéder à ce savoir sensible, ce n’est pas seulement être capable de « transcrire les signes de l’univers », pratiquer « une écriture secrète » où « tout (...) fait signe » et « charge (l)a mémoire », c’est aussi être capable d’arpenter « les richesses de son Territoire », tel un « voyageur-voyant » qui descend en lui-même, non pour s’enliser dans des boursouflures subjectives ou dans des inflations verbales mais bien pour parvenir à un espace plus libre, ouvert sans doute au prix d’une certaine ascèse poétique, afin d’aller, comme ce chaman évoqué ici « jusqu’aux étoiles où les mots deviennent lumière avant de retrouver la terre ».
Cet échange permanent entre l’homme et la Terre, c’est ce qui rend un monde possible, vivable et beau, au-delà de l’alternative délétère entre un lyrisme subjectif et un objectivisme textualiste qui sont trop souvent l’apanage d’une certaine poésie française et dont on ne peut sortir « qu’au moyen d’une cosmicité, au-delà de tout psychologisme » [5]. C’est seulement à partir de cet espace poétique qui « n’est ni subjectif, ni objectif » mais « sur-personnel » [6] que
le travail gigantesque fut accompli
digne d’être présenté aux yeux du monde
C’est ainsi que sa poétique n’est « ni du moi, ni du mot, mais du monde » [7]. Et, sans doute, nous est-il permis de discerner, derrière les lignes de ce poème-portrait, « Les derniers jours d’Audubon », une sorte de testament personnel de l’auteur, lui-même « œuvrant avec amour au-delà de l’entendement humain ».
Orienter l’errance
Un tableau abstrait. Une peinture chinoise dont les traits semblent s’effacer. Mais aussi « une gorge creusée par un fleuve glaciaire énorme et puissant à présent profondément enfouie sous les flots ». Autant d’images d’un monde tout aussi mystérieusement dense que flottant et qu’il faut apprendre à naviguer.
Les lignes d’énergie du monde deviennent présence si subtile qu’elles semblent presque n’avoir jamais été autre chose qu’un songe humain, l’art lui-même peut-être, comme dans ce « Port-blanc » où « plusieurs sortes de blancheur sont ici juxtaposées » pour révéler la sensation première d’une blancheur en-deçà de toutes blancheurs, « dont la source ne se laisse pas facilement dire ».
C’est de ce travail de nuances et de cette sensibilité fine dont White semble être le gardien, comme un phare dans cette « solitude lumineuse dans la vastitude de l’océan ». Sauf que ce gardien là ne peut se laisser enclore dans une forme définitive, ni consentir à la stase, à la pétrification de sa pensée. L’homme, comme l’œuvre, a donc aussi quelque chose de l’oiseau migrateur qui ne laisse pas de traces définitives de son passage dans le ciel mais dont le vol se lit plutôt, pour ceux qui ont le regard ouvert, comme un champ de forces mouvantes et légères pourtant vouées à la disparition, comme « toutes les calligraphies sauvages tracées dans l’univers » et dont on ne peut appréhender que le sillage.
L’œuvre de White, une « magna carta », opère selon un double mouvement qui semble se donner au monde à la fois comme enracinement et comme mouvement, structure géométrique autant que flux organique, science et pourtant poésie, car
la grande systématisation
n’empêche aucunement la grande inspiration
la carte sait saluer le territoire
et
marchant toujours de cime en cime
je ne suis jamais une route unique
C’est pourquoi, finalement, que ce soit dans des « fragments trouvés sur les rivages du monde », ou bien dans ce « fragment d’élégie sur un papyrus enfoui sous les sables », ne restent, après le passage des voix, des vents et de quelques voyageurs et oiseaux migrateurs, rien d’autre que des pas effacés par les vagues, une figure humaine devenue presque invisible, puisque
arrivés sur le rivage de l’océan
nous avons perdu même notre mémoire
devant nous une immense ouverture
Dans cette ouverture, cette brèche dans le mur opaque du monde, résonne pourtant encore un rire, une sagesse en forme de boutade
Plutôt devenir chamane
chemineau ou moine
n’importe quoi
n’importe où
afin de ne pas finir
professeur émérite de philosophie
dans une université anglaise
Non que le savoir en tant que tel soit disqualifié par l’auteur d’une récente « Lettre aux derniers lettrés » [8], laquelle dresse le constat radical d’une « désintégration » de la culture, de la pensée et de la civilisation occidentales mais plutôt sa démarche de connaissance ne saurait se satisfaire d’un esprit de système, ni d’un formalisme académique aux approches cloisonnées. Pour celui qui se veut « poète-penseur » plutôt que « philosophant fonctionnaire », la démarche est résolument nomade, elle consiste à
arriver dans un lieu
où il n’y a
ni complications
ni explications
on avance pas à pas
s’en tenant entièrement à
ce qui est là
Une telle démarche pourrait peut-être sembler hautaine, une telle poésie pourrait s’avérer presque dénuée de sensibilité, chez celui qui, loin du monde, dans cette « solitude solaire » qu’il affectionne, se révèle pourtant un ermite facétieux, un moine amoureux de bon vin autant que des belles lignes du monde et de « toutes les calligraphies sauvages tracées dans l’univers ».
Ainsi, dans un récent ouvrage [9], aux marges de tout académisme, de toute rationalité quadrillée, White avoue un de ses rêves les plus fous : fonder un monastère, « dans un lieu reculé des Côtes-d’Armor, un vieux phare abandonné ». Mais ce monastère ne serait certes pas religieux, ce serait plutôt le monastère des fous, « un lieu de résistance rieuse, de méditation originale, d’ironie transcendantale et de sagesse salée », le lieu même d’une « expérience fondamentale ».
En vertu d’une telle « folie », laquelle consiste, comme ces autres fous que sont les oiseaux de Bassan, à « plonger profond et voler haut », sa poésie se dépouille de toutes fioritures sentimentales et de tous jeux formels et cette poésie sait exprimer une sensibilité radicale, « au plus près de l’os »,
soit à l’heure émeraude précédant l’aurore
ou par les nuits d’étoiles filantes (...)
toutes les lumières du monde
dansent sur la baie
impossible d’imaginer un jour
plus beau que ce jour
Pour le poète écossais le plus français possible, admirateur de Bashô, arpenteur des beautés de la terre autant que des territoires de l’esprit,
La pluie de Hokusai
(fou de peinture
dans son atelier du Nord)
a renouvelé le ciel de l’art
C’est ainsi qu’au milieu des bernaches, des fous de Bassan, parmi les cris des goélands, comme au milieu des grands esprits, philosophes, poètes ou voyageurs [10] dont il ne cesse de faire amoureusement les portraits, « l’homme lui-même disparut sans laisser d’autres traces » car
Ici en Armor
nous sommes arpenteurs
des brumes de l’espace et du temps