La littérature birmane au début du XXIème siècle semble presque anéantie du fait que le pays, la Birmanie devenue Myanmar depuis 1989, est tombé dans les mains d’une Junte militaire. Effectivement, « anéantie » est le mot qu’un célèbre auteur birman en exil a employé pour décrire sa situation d’écrivain en Birmanie. Le monde entier a pu voir lors des dernières répressions survenues notamment envers les moines bouddhistes birmans Theravada [1] manifestant calmement et d’une manière non-violente, que la Junte militaire contrôle consciencieusement tous les domaines de la vie.
La richesse littéraire que la Birmanie possédait depuis presque mille ans est en voie de disparition aujourd’hui. Le début des royaumes birmans fut une époque où la forme littéraire classique en vers apparut essentiellement dans les cours royales. Or, seuls les gens des cours et les élites avaient accès à la littérature.
La transformation radicale intervient avec la colonisation britannique durant le XIXème siècle et l’introduction de l’apprentissage de l’anglais à l’école. Pouvoir lire la langue anglaise a permis certains privilèges, comme lire des romans étrangers. Le début de la littérature moderne consista en des adaptations d’œuvres, de romans occidentaux en traduction. La première œuvre étrangère traduite en 1904 fut Le Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas, traduit en birman par James Hla Kyaw sous le titre Maung Yin Maung Mame Ma, et qui est plutôt considérée comme une adaptation ayant subit quelques modifications dans l’histoire. Ainsi le héros français vindicatif est remplacé par un héros birman plein de grâce, car la vengeance [2] à l’égard des Birmans n’était pas possible en raison de la croyance bouddhiste.
La fin de la période coloniale se traduisit par la montée des jeunes auteurs nationalistes. Avec le patriotisme et l’indépendance, le style changea et, s’inspirant des modèles occidentaux, devint plus direct, les phrases plus courtes. Ces auteurs, par exemple Thein Pe Myint, Bohmu Tin Maung, Zawgyi, qui furent pour la plupart impliqués dans la lutte contre le colonialisme, ont forgé une identité birmane très forte. A partir de la période Ne Win [3], on peut constater le début du déclin de la littérature birmane. Un comité de censure créé en 1962, par le Ministre de l’Intérieur - le fameux Press Scrutiny Board, a soumis tout ouvrage littéraire à son contrôle et les sujets qui dérangent les militaires (les sujets touchant la santé publique, comme le sida, la drogue, ou les droits de l’homme) sont censurés. Les écrivains risquant l’emprisonnement à vie, ils sont moins nombreux à choisir cette profession jugée trop dangereuse. Certains passent à l’autocensure pour éviter le pire : « L’autocensure est profondément ancrée dans l’esprit des rédacteurs et des éditeurs. » [4]
La Junte vise essentiellement la presse qui peut transmettre des nouvelles vers le monde extérieur. Arrestations et emprisonnements de journalistes ou d’écrivains se font rapidement pour étouffer toute polémique, ce que le meurtre d’un journaliste japonais [5] au milieu des manifestants lors des récents événements a tristement exposé aux yeux du monde.
La fermeture du pays est d’une part un moyen d’isoler le peuple birman du monde extérieur [6] qui progresse plus vite et plus efficacement, et d’autre part un moyen pour rendre le peuple ignorant et repousser les risques de soulèvement. La stratégie de la Junte visant à appauvrir la population, et le dysfonctionnement de l’économie ne peuvent qu’accentuer le malheur des gens, comme l’inflation galopante des derniers mois qui a fait descendre moines et laïcs dans la rue.
Cependant, trop de surveillance et d’interdiction pousse à trouver des solutions pour s’exprimer autrement. Le silence apparent des auteurs qui défient le pouvoir, trouvent cependant des moyens pour contourner le PSB, qui ne contrôle que les livres et moins les articles ou les nouvelles. Ces auteurs publient dans des magazines [7] des nouvelles de qualité qui deviennent très populaires car les sujet traités sont actuels et évoquent les problèmes qui concernent la grande majorité du peuple.
Les mots interdits
Les livres anciens ou les livres interdits par le gouvernement sont cachés au fond des librairies - et les libraires, toujours apeurés et méfiants chaque fois qu’un client demande un tel livre, osent à peine en parler. L’achat des livres de nature politique est hors de question, ainsi que leur duplication (par photocopie par exemple), car la Junte pense que de tels livres peuvent donner des idées de dissidences. Un libraire répond à un client : « Vous ne pouvez pas avoir des copies, à cause du contenu politique » [8].
Les grands auteurs d’autrefois, qui sont à la source du sentiment nationaliste et qui ont formé les idéologies politiques des jeunes Birmans sont renvoyés dans les archives et deviennent donc inaccessibles, eux qui furent les pionniers de la littérature contemporaine. Beaucoup ont écrit pour la préservation du patrimoine birman, à titre d’exemple : Thein Pe Myint [9], Thakin Kodaw Hmaing [10] ou Bo Yar Nyunt qui ont participé à l’essor de la résistance contre les Britanniques [11] ; Zawgyi, Dagon Taya [12], Bohmu Tin Maung qui évoquaient l’entraînement militaire donné aux Birmans par l’académie militaire japonaise pendant la deuxième Guerre mondiale ; Bogyoke [13] Aung San a laissé quant à lui deux articles autobiographiques avant son assassinat à l’âge de trente-deux ans ; U Nu ou Thakin Nu (premier ministre après l’indépendance) et de nombreux autres, qui en majorité ont lutté pour l’indépendance du pays, ont eux aussi contribué à cette préservation.
Le premier mouvement littéraire moderne, connu sous le nom de « Khit’san Sarpay Movement » ou « Mouvement pour une littérature expérimentale », naquit dans les années 1930 dans l’enceinte de l’université de Rangoon [14]. Le style lancé par les écrivains de ce mouvement, comme Min Thu Wun, Theikpan Maung Wa ou Zawgyi, mélange de concepts traditionnels et d’influences occidentales, remporta un grand succès. Leurs écrits, en tant qu’ils appartiennent aux œuvres censurées, peuvent être considérés comme des éléments de la bibliographie politique et rentrent dans la catégorie de l’histoire contemporaine birmane, très importante pour les jeunes générations en raison de l’interdit dont ils sont frappés par la Junte en place.
Pour la jeune génération birmane, l’Histoire - telle que la Junte l’a révisée, qui s’avère erronée et remplie de propagande - est en péril. Les jeunes connaissent à peine l’histoire de leur héros national, le Général Aung San, avant que sa fille Daw Aung San Su Kyi ne rentre d’Angleterre en Birmanie en 1988 pour soigner sa mère mourante. Les jeunes générations, complètement démoralisées par l’avenir qui leur est réservé, semblent manquer d’intérêt pour la littérature. Le risque qu’ils encourent s’ils osaient exprimer trop clairement leurs idées, les laisse y réfléchir à deux fois avant de prendre le stylo. Le système éducatif en ruine, avec les fermetures et ouvertures sporadiques des écoles selon le climat politique du pays, a aussi contribué à la lassitude des jeunes vis-à-vis des études...
La Junte craint les étudiants car les événements de 1988 [15] leur ont montré la capacité qu’ils avaient à se soulever. « Les jeunes manquent d’intérêt pour la littérature et pour la politique. Ils n’ont plus d’espoir », disait un célèbre écrivain birman à Rangoon. Après 1988, aucun livre d’histoire n’a été écrit sur ces événements car il est tout simplement trop dangereux de prendre le stylo. Ceux qui ont écrit risquent gros, ainsi que toute leur famille, voire une génération entière car tous seront traqués sans répit.
La résistance des écrivains
Néanmoins, les écrivains sur liste noire (« blacklisted ») cherchent et trouvent un moyen pour exprimer leurs idées, leurs sentiments et partager leurs souffrances avec les lecteurs. Ils considèrent que leur rôle est de soutenir le peuple pendant ces temps difficiles et de se sentir proche d’eux ; mais les conséquences sont parfois lourdes car ils sont soit emprisonnés soit contraints à l’exil. Cependant des lueurs d’espoir existent et les auteurs contemporains sont optimistes et ne se résignent pas. « La tradition littéraire est encore vivante », insiste un écrivain célèbre, « le gouvernement contrôle le cinéma, la musique mais la littérature sera difficile à étouffer ». [16]
La littérature contemporaine existe toutefois, même si le nombre des ouvrages publiés est extrêmement limité à cause du manque de moyens, étant donné que les matières premières comme l’encre ou le papier sont onéreux. Il y a plusieurs catégories d’auteurs qui continuent à prendre la plume comme ceux de la génération de Ne Win, avant les événements de 1988. Ils passent la censure car les thèmes abordés concernent souvent la vie des gens ordinaires dans un cadre urbain ou rural et traditionnel. Les sujets souvent traités se rapportent aux problèmes dans la société birmane, les histoires dans une famille et les relations interpersonnelles dans une maisonnée ou dans la société.
D’autres auteurs plus marqués par les événements de 1988 et craignant la censure mais désirant tout de même écrire, adoptent un style et une technique plus abstraite incluant les thèmes comme le surréalisme, la magie ou des thèmes philosophiques birmans inspirés par la philosophie occidentale. Parfois, le message est codé dans ces histoires qui, à la première lecture, semblent ordinaires mais dans l’histoire desquels il faut creuser pour trouver le véritable sens.
L’auteur que les jeunes lecteurs apprécient actuellement est une femme : Juu (c’est son nom) change le style en le modernisant avec des thèmes innovants qui touchent le monde birman actuel. Alors que l’imagination est absente de la littérature birmane, Juu y recourt beaucoup et fait plonger ses lecteurs conquis dans un univers qui lui est propre, même si certains trouvent parfois qu’elle s’inspire beaucoup trop d’un style occidentalisé qui représente le monde moderne où l’on peut laisser son esprit libre. En effet le monde birman reste tout de même très traditionnel et le public a l’habitude de lire des livres racontant des histoires renvoyant à l’époque des rois, de lire des contes de fées et des adaptations de Jatakas (histoires des vies antérieures du Bouddha, dont le nombre est supérieur à cinq cents). Le public trouve que le style de Juu sort de l’ordinaire, ce qui ne déplaît pas aux jeunes générations mais pour les lecteurs d’un certain âge, elle est trop moderne.
Il est vrai que la plupart des lecteurs éprouvent du plaisir à lire des livres dont les thèmes tournent autour des aléas de la vie, du coup la plupart des auteurs puisent leurs idées dans les histoires des gens ordinaires et de cette façon, une certaine complicité se crée entre l’auteur et le public. L’auteur agit comme thérapeute car les lexiques employés sont composés des mots Pali [17] dérivant du bouddhisme qui apaise les esprits tourmentés des êtres. Il essaie de faire la morale en quelque sorte avec les principes de la philosophie bouddhique qui apprennent que la douleur, la souffrance et l’impermanence font partie intégrante du genre humain, le fatalisme aidant à se calmer et à se pacifier.
Un nouveau style de livres apparaît après 1990 [18]. Ces livres sur le développement de soi comme « Comment devient-on riche ? » ou « Comment avoir des amis ? », et qui sont souvent des traductions des plus best sellers américains, prennent un intérêt pour les lecteurs qui essaient de trouver des solutions pour réussir leur vie au lieu de prier le Bouddha comme les aînés le préconisaient. Or, il est difficile de suivre les conseils de tels livres, car la situation birmane n’est pas semblable à celle de l’Occident lorsque tout est sous contrôle militaire. La liberté d’agir est complètement étouffée, la vie d’une personne ne tient qu’à un fil et ne laisse pas d’autre alternative que de subir.
Ces "success books" vont à l’encontre des objectifs fixés par la Junte. L’intention et les soins portés à fermer les yeux du public sur le monde extérieur sont contrariés par les lecteurs qui se rendent compte que pour appliquer les règles et conseils donnés dans ces livres, il faut tout de même avoir une certaine liberté, si bien que ces livres ne font que frustrer les lecteurs.
Dayon Taya, un poète de renom, explique que « la littérature birmane est un sujet de politique birmane » et que « chaque fois qu’il y a un changement en politique, il y a changement en littérature. » Par ailleurs, chaque tentative pour changer de régime et aller vers la démocratie s’accompagne d’un massacre du peuple. La peur règne [19], la présence des soldats armés terrorise tout le monde. Chaque être risque d’un jour à l’autre une arrestation pour avoir critiqué la Junte. Dans ce contexte, il y a tout de même certains auteurs qui tentent d’exprimer le mécontentement général à travers des histoires, mais si par hasard ils sont identifiés, c’est l’emprisonnement assuré.
La Junte ne veut pas des intellectuels, des politiciens, des savants ou des écrivains en général, elle ne veut personne qui ait la capacité de propager des idées révolutionnaires ou d’autres concepts qui risquent de leur faire perdre leur position. Avant la publication de n’importe quel document écrit, il faut donner une biographie détaillée et complète qui doit porter des informations sur toute la famille, du côté de l’auteur et du côté de son épouse, à savoir les grands-parents, les petits-enfants, les enfants ainsi que les dates de naissances et les adresses de chaque personne. Les textes sont ensuite examinés en détail pour détecter tout ce qui peut concerner "la politique". Si, par exemple, l’orthographe est différente du dictionnaire édité par la Junte, elle doit être corrigée, sinon c’est un acte de dissidence.
Aujourd’hui, pour échapper à la censure, les auteurs jouent un jeu de cache-cache. Ils dissimulent leurs idées ou les messages en employant de nouveaux signes, en créant des métaphores et en utilisant des symboles que seuls peu de lecteurs peuvent décrypter. Les écrits deviennent petit à petit très abstraits, ils sortent des normes traditionnelles et les jeunes écrivains se reconnaissent comme « post-modernes ». Certains auteurs partent complètement à la dérive si bien qu’ils n’ont que peu de lecteurs ; ils réclament « une littérature, oui, mais pas pour le public » ou bien « l’art pour l’art » et s’éloignent forcément du public dont ils ont besoin.
Les courageux
On trouve, maintenus derrière les barreaux, ou en exil, de nombreux auteurs qui ont tenté de mettre sur le papier les mésaventures de la société birmane à cause du dysfonctionnement du gouvernement et du totalitarisme qui dure depuis plus de quarante ans. U Win Tin [20], un grand journaliste, écrivain de quatre-vingt un ans, mérite d’être mentionné car, emprisonné depuis dix-huit ans pour être un membre de l’opposition LND [21], il est incarcéré pour ses écrits pro-démocratiques et ses tentatives pour alerter la commission des droits de l’homme des Nations Unies sur les mauvais traitements dans les prisons. Il fut accusé d’avoir propagé une propagande anti-gouvernementale.
« Aussi longtemps que les rayures noires peintes sur le fond jaune ne s’effacent pas, le tigre est toujours un tigre », métaphore qu’il a utilisée pour décrire sa vie en prison. U Win Tin s’est inspiré d’un poème de William Blake, qui a écrit « Tiger, tiger, burning bright », au sujet d’un prédateur des jungles qui se bat pour survivre à tout prix. La prison ne peut pas changer un tigre en gentil chat docile. La santé de U Win Tin se dégrade mais son esprit reste très vif et ses convictions se maintiennent durement.
Comme lui, San San Nwe, une femme écrivaine qui fut la première birmane, en 1962, avec une formation de journaliste, a écrit plusieurs romans, plus de cinq cents nouvelles [22] et des poèmes qui sont passés par la censure. Ses travaux ont pu être publiés avant décembre 1991, date où Daw Aung San Su Kyi a reçu le prix Nobel de la paix, mais depuis cette date tout lui est interdit. Membre active de la LND et accusée d’avoir communiqué avec des journalistes français, elle est souvent incarcérée et puis libérée malgré sa santé défaillante. Ses histoires contiennent des double sens et des métaphores que certains de ses lecteurs peuvent déchiffrer.
D’autres écrivains vivent en exil comme U Win Pe, un maître dans l’art de l’exploration des côtés obscurs de l’être humain, qui écrit sur le quotidien dans la Birmanie contemporaine. Son style est un mélange de fantaisie et de conte de fée, la clé du sens caché et véritable de son histoire ne se livrant que par une lecture attentive. Il a publié une collection de ses nouvelles sous le titre « Barafi and Other Stories » [23] qui sera sans doute hors des mains des libraires.
Un célèbre auteur, Maung Tha Ya, connu comme le « Gypsy Writer », a également quitté sa terre natale après dix ans, de peur d’être arrêté pour avoir écrit quelques nouvelles qui pourraient offenser les censeurs du gouvernement. « C’est, dit-il, comme si on donnait au gouvernement une corde », évidemment pour le pendre. Depuis les événements de 1988 et l’arrivée de la Junte au pouvoir, ses travaux écrits ont été strictement interdits et censurés pour avoir abordé des points sensibles qui touchaient le régime en place. Au début des années 1990, il a été tenté de créer un espace pour de nouveaux talents en publiant un nouveau magazine, mais le refus du gouvernement militaire a bloqué ses projets. Il avait déjà fait de la prison durant la première partie de sa carrière pour avoir exprimé avec audace ses convictions politiques ; mais à sa sortie de prison, en raison de la célébrité de ses écrits au style authentique et réaliste, il gagne, en 1970, le prix littéraire national pour son roman Standing on the Road, Sobbing. Ses observations sur la nature humaine (notamment des gens ordinaires, des chauffeurs de taxi, des malades mentaux, des prisonnières) ont contribué à montrer une littérature birmane riche de ses traditions et de sa culture.
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Quelle place prendra-t-elle, la littérature birmane, dans les jours à venir ? Nous pouvons constater que la littérature tient une place importante dans les esprits birmans qui adorent et apprécient la lecture. A présent, la littérature a deux faces, c’est-à-dire qu’il y a des romans ou nouvelles sans message caché, mais certains auteurs, les plus révoltés contre ce régime, cherchent à transmettre un message, un constat ou une idée aux lecteurs à travers les mots. C’est dans cette optique là que la littérature devient un domaine mystérieux où l’énigme reste à résoudre dans la recherche de la vérité. Même avec la censure et les contrôles, les gens trouveront toujours un moyen d’exprimer leurs idées et leurs avis de différentes manières. La roue tourne et pour le moment les Birmans attendent, observent, guettent le moment d’ouverture sur un monde libre, alors la littérature birmane refera surface et pourra s’épanouir de nouveau.
« Il n’existe rien de constant si ce n’est le changement. » (Bouddha)
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