Lorsque Totof est venu au monde, il y a eu un très gros orage. Pépé pense que ça a sûrement fait disjoncter un appareil à la maternité, et que c’est pour ça que Totof est pas comme les autres. Mémé a une autre théorie : elle dit que maman a pas bien mangé comme il fallait quand elle était enceinte.
Moi, j’avais que quatre ans quand il est arrivé et lorsque j’ai vu sa grosse tête émerger des cuisses de maman, j’ai été un peu déçu. J’avais emmené mes plus belles voitures et j’ai cru qu’on allait pouvoir se mettre à jouer tout de suite. Papa a trouvé que j’étais trop bruyant et m’a emmené dans la salle d’attente. C’est à partir de ce jour-là qu’on a arrêté de s’occuper de moi.
Totof, il a un truc qui cloche. A cinq ans, il a toujours une grosse tête et il bave sans arrêt. Ses yeux sont bridés comme ceux d’un chinois sauf qu’il est pas chinois. Le problème avec Totof, c’est qu’on peut pas le laisser tout seul et qu’il faut toujours s’en occuper. A cause de lui, on peut plus partir en vacances parce que c’est trop compliqué. De toute façon, je préfère qu’on reste à la maison car j’aime pas trop être vu avec Totof qui se fait toujours remarquer. Quand on sort, il est tellement content qu’il se met à crier et baver partout. Maman a pas l’air gênée du tout, je trouve ça bizarre. Elle passe son temps à lui sourire et à essuyer sa bouche.
Si moi je me mettais à baver partout, je me prendrais une bonne taloche, ça c’est sûr. Mais comme c’est Totof, on lui dit rien.
Pourtant, moi, je le connais bien Totof et je peux vous dire que c’est pas un ange. Il a même un sale caractère, surtout quand on joue et qu’il perd. Ca le dérange pas de me balancer ses jouets en pleine figure. Parfois, il se met même à crier pour attirer l’attention de Maman et pour que je me fasse engueuler. Il est malin, Totof. Il est pas si mongolien que ça. S’il avait été plus beau, il aurait sûrement pu devenir acteur.
Dans la famille, y’a que mémé qui me comprenne. Elle dit toujours que maman aurait dû le placer dans un hôpital pour mongoliens au lieu de le garder à la maison. Mémé est d’accord pour reconnaître qu’on s’occupe pas assez de moi. Elle aime bien écraser ma tête contre sa grosse poitrine et me caresser les cheveux avec ses doigts crochus en répétant : « Mémé est là pour toi ». Moi, j’aime pas trop quand elle fait ça car elle sent pas toujours bon. Faut dire que c’est parce qu’elle mange beaucoup d’ail. Maman dit que c’est pas très digeste pour une personne aussi âgée. Mais bon, moi je dis trop rien quand maman la critique parce que mémé est la seule à trouver que j’ai toujours raison.
A l’école, je suis obligé de me battre à cause de Totof. J’aime pas quand on insulte mon frère ou ma mère. Alors, je tape, mords et griffe. Mon père, il comprend pas et ça le met en colère quand il apprend que je me suis battu. C’est pourtant lui qui m’a acheté la bande dessinée du Comte de Monte-Cristo.
Y’a une chose qui s’est passée dont je suis pas très fier. Heureusement que maman n’est pas au courant parce que sinon je crois qu’elle m’aimerait moins. A l’école, y’a un grand du CM2 qui s’appelle Régis. C’est une vraie brute qui se fait appeler Dark Vador. On est tous obligé de lui donner son goûter à la récréation pour être tranquille. Pour devenir son copain, je lui ai promis que je lui montrerais Totof. Comme il avait jamais vu de mongolien, il a tout de suite été très intéressé.
Un jour, pendant que maman était partie faire des courses, je l’ai fait rentrer à la maison avec deux de ses copains. Quand ils ont vu Totof, ils ont rigolé et se sont moqués de lui en faisant des bruits de singe. Lui, il était en train de jouer avec ses voitures et quand il a vu qu’on s’intéressait à lui, il est devenu tout excité. A un moment, un des copains de Régis a dit que ça serait rigolo de lui faire manger du papier pour voir ce qui se passerait. Moi, je voulais pas mais j’ai rien osé dire. Comme ils insistaient, je suis allé dans le bureau de papa et j’ai pris le papier qui servait à l’imprimante. L’un d’entre eux a saisi Totof par les bras qui s’est mis à hurler et l’a maintenu par terre pendant que les deux autres lui enfonçait le papier dans la bouche. Quand il a été plaqué au sol, il n’a plus crié à cause du papier mais je voyais bien ses yeux pleins de larmes qui me regardaient. J’ai tourné la tête car ça me faisait un peu de peine. Puis, Régis a dit que ça serait encore plus drôle de lui fourrer dans le cul. Les deux autres lui ont baissé son pantalon et là j’ai crié : « C’est la voiture de ma mère ! ». Ils m’ont cru et ont décampé tout de suite.
J’ai rhabillé Totof et lui ai essuyé le visage. Il avait la figure toute barbouillée de larmes et il hoquetait sans pouvoir s’arrêter. Alors, je l’ai pris dans mes bras et je l’ai bercé comme j’avais vu Maman le faire tant de fois. Il a mis ses bras autour de mon cou et il a fini par se calmer au bout d’un moment.
Depuis cette histoire, je traite plus Totof de la même façon. C’est pour ça que je le défends à l’école. Même s’il est mongolien et qu’il a mauvais caractère, c’est quand même mon frère. Il me fait toujours un peu honte quand on sort car les gens le regardent bizarrement. Y’a des moments où je suis d’accord avec mémé et je me demande s’il serait pas mieux dans un hôpital pour mongoliens. Au moins, il se ferait peut-être des copains et Maman m’oublierait un peu moins.
Parfois, Totof me regarde étrangement comme s’il comprenait tout ce qui se passait dans ma tête. Je crois vraiment qu’il est pas si mongolien que ça.