Tous les ans, à la période de Noël, Martine avait son coup de blues, comme elle disait. Alors, pour combattre la mélancolie, seule dans sa caravane, elle s’achetait une bouteille de gin et ressortait ses vieux albums photos jaunis par la cigarette. Dix années de tabagisme avaient réussi à tout dévorer, du papier peint aux meubles, en passant par les rideaux et le plafond, qui s’était recouvert d’une pellicule jaunâtre.
Lorsqu’elle était ivre, une envie frénétique de tout astiquer de fond en comble la prenait. Mais cette fébrilité ne durait jamais très longtemps. Etourdie par l’alcool, le chiffon à la main, elle finissait toujours par s’écrouler sur le canapé ou sur le plancher frais. C’est pour cela que tout était resté jaune dans sa caravane.
Elle se souvenait encore du regard de dégoût que lui avait lancé l’un des flics, venu chercher la petite, et du culot avec lequel ce dernier avait décrété qu’il n’avait jamais vu un taudis pareil et qu’il faudrait délivrer un permis à certaines mères pour pouvoir avoir des enfants. Elle s’était approchée en titubant et lui avait craché au visage. Le flic l’avait envoyée valdinguer et avait ensuite tenté de la menotter, mais il n’avait pas vu arriver derrière lui son homme, Michel, qui lui avait assené un solide coup de poing derrière la nuque. Après, ce qui s’était passé, elle ne s’en souvenait plus très bien. Il y avait eu un cri, peut-être le sien. On avait du les assommer ou les emmener de force.
Lorsqu’elle s’était réveillée, elle s’était retrouvée les poignets attachés à un lit, et une voix de femme lui avait murmuré : « Vous êtes en cure de désintoxication. Il va falloir vous faire soigner ». Là, un sentiment de panique l’avait gagnée et elle s’était mise à hurler de toutes ses forces : « Où est Michel ? Je veux voir Michel ! ». Une autre voix, d’homme cette fois, avait répondu : « Je ne sais pas qui est ce Michel, Madame, mais tout ce que je peux vous dire c’est que vous allez passer un long séjour parmi nous ».
Quelques mois plus tard, on l’avait laissée sortir et elle était retournée à la caravane. Mais Michel n’était pas là. Après plusieurs jours de sobriété, elle n’avait pas réussi à tenir et s’était rendue à l’épicerie pour s’acheter un petit remontant. Elle ne se souvenait plus très bien combien de temps elle était restée dans cet état de douce torpeur réconfortante, mais elle se rappelait la joie qu’elle avait ressentie lorsque Michel avait poussé la porte en criant : « Y’a quelqu’un là-dedans ? Martine ? C’est moi, je suis de retour ! ». Elle s’était précipitée dans ses bras. Puis, elle avait frotté son visage contre sa joue mal rasée et il lui avait caressé les cheveux.
« Regarde ce que j’ai ramené pour fêter mon retour, avait-il dit en dévoilant une bouteille de gin de dessous sa veste. Où est la petite ? ».
Je ne sais pas, avait-elle répondu. Je n’ai plus de nouvelles depuis qu’ils l’ont emmenée.
Ah bon, avait-il juste répondu, l’air déçu.
Elle avait pris un ton enjoué et avait annoncé : « Je vais nous préparer un bon repas pour fêter ton retour, ça te dit un hamburger et des frites ? ». Ils ont mangé silencieusement et se sont installés dans le canapé pour ouvrir la bouteille de gin. Martine s’est nichée contre l’épaule de Michel. Ils sont restés comme ça, un bon moment, avant que l’un d’eux ne se décide à parler. Puis, Michel a dit : « Quand même, ça serait bien de savoir où ils ont emmené la petite. Tu pourrais peut-être aller chez l’assistante sociale demain pour te renseigner ».
Pourquoi ? a demandé Martine.
Pour savoir où elle est.
Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Au fond, ça nous arrange qu’elle soit plus là. La caravane était trop petite pour trois et puis ça fait une bouche de moins à nourrir. Il faut voir le bon côté des choses.
Michel n’a rien répondu et ils se sont endormis l’un contre l’autre en regardant la télévision. Le lendemain, il est revenu à la charge : « Dis Martine, tu veux quand même pas aller chez l’assistante sociale pour savoir où elle est ? ».
Là, elle s’est agacée : « Pourquoi faire ? Tu n’as qu’à y aller toi-même si tu veux vraiment le savoir ».
Je ne peux pas, ils ne me diront rien. Je ne suis pas son père.
Pourquoi est-ce que tu veux qu’elle revienne ?
ça faisait plus d’animation quand on était tous les trois, je trouve. Cela me manque qu’elle ne soit plus là, pas toi ?
Non, pas vraiment, avait-elle répondu, la mine renfrognée.
Quelques jours plus tard, elle s’était quand même rendue chez l’assistante sociale pour faire plaisir à Michel. Là-bas, on lui a répondu qu’on ne pouvait rien lui dire et qu’elle allait recevoir une sommation du tribunal. On lui retirait la garde de la petite. Martine s’était sentie soulagée.
Quand elle a annoncé la nouvelle à Michel, en feignant un air triste, ce dernier est devenu tout pensif. Il a juste dit : « Alors, il n’y a plus aucun espoir qu’elle revienne ? ». Elle a posé sa main sur la sienne mais il l’a retirée et a dit qu’il fallait qu’il sorte un instant pour prendre l’air.
Il n’est jamais revenu.
Un an plus tard, Martine a compris qu’il était parti pour de bon. C’est à partir de ce moment-là qu’elle a commencé à maudire la petite et à cultiver de la nostalgie. Les mains tremblantes, elle tournait les pages des albums photos et se remémorait moult anecdotes, surtout celles de Noël. « C’étaient des jours heureux », se disait-elle.
Elle se rappelait que Michel volait toujours un sapin chez les voisins et qu’il accrochait des guirlandes électriques sur le toit pour donner un air de fête à la caravane. Il prétendait qu’en Amérique, on décorait toujours ainsi l’extérieur des maisons à Noël. Il avait eu aussi la bonne idée de poster la petite à l’entrée du supermarché pour faire la quête car il disait : « Les mômes, cela apitoie toujours le passant, surtout pendant les fêtes ».
Grâce aux bons alimentaires et au numéro de la petite, Martine parvenait à acheter une dinde et des marrons qu’elle faisait revenir dans une grande casserole sur le réchaud. Michel avait même réussi à dégoter un costume de père Noël et il passait le dîner à plaisanter, sa fausse barbe blanche toute couverte de sauce, assis entre elle et la petite, qui faisait toujours la tête.
C’était sa spécialité. Faire la gueule, c’est tout ce qu’elle savait faire. Pourtant, on ne pouvait pas dire qu’elle n’avait pas été gâtée, celle-là. Michel lui ramenait toujours des petits cadeaux et l’autorisait même à regarder la télévision avec lui quand Martine était trop saoule pour tenir debout. Lors de ces soirs de grande ivresse, il la portait comme une princesse jusqu’à la chambre et la bordait soigneusement, puis il allait regarder la télévision avec la petite. Martine s’endormait toujours rapidement.
Même après toutes ces années, lorsque Martine se réveille, engourdie dans un demi sommeil, il lui semble encore entendre le ronronnement de la télévision mêlé à d’autres bruits plus indistincts dans l’autre pièce. C’étaient des jours heureux.