J’ai rencontré Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy en 1979, lorsque je faisais mes études de philosophie à Strasbourg. Ici c’était « Nancy et Lacoue », comme on les appelle toujours, comme au fond on les appellera toujours.
J’écrivais déjà et c’est naturellement que je demandais à Philippe Lacoue-Labarthe ce qu’il en pensait, il eut la gentillesse de m’encourager. Son attention à l’égard de mon travail ne s’est jamais démentie. Très vite il me parla des livres de Roger Laporte et de Jacques Derrida avec qui se tissèrent les années suivantes des liens d’amitié, et de Maurice Blanchot.
Je ne parlerai pas de dette, à l’égard de Philippe, parce qu’il n’instituait en aucun cas des rapports de maître à élève ou des rapports de force, mais quand j’ai appris sa mort, mon sol a littéralement tremblé. Philippe, c’est celui qui m’a permis de me fonder, peut-être tout était là, peut-être tout était-il prêt, ce n’est pas non plus sûr. Ce qui l’est, c’est que grâce à lui j’ai trouvé le monde, mon monde, sinon j’aurais pu errer longtemps.
Si je n’ai jamais quitté les rivages de la pensée philosophique c’est grâce à lui, qui sut penser la poésie comme pensée. Aujourd’hui et jusqu’à la fin, je n’essaie et n’essaierai pas de faire autre chose, avec quelques amis philosophes et poètes.
Je pense à eux ce soir. La tâche est lourde, mes amis, de prendre à notre tour la responsabilité d’un tel effort, le risque grand à tous points de vue (ne pas être à la hauteur, nous y perdre).
Des années plus tard, ayant peu à peu commencé à construire mon propre travail, je reçus Phrase, par la poste. Je commençais à lire debout à l’arrêt du bus sous une pluie fine, vaguement protégée par un parapluie. Je lisais ce livre terrible et magnifique et je pleurais. Je pleurais dans le bus et ensuite à pied jusque chez moi, tout en lisant. Qui à notre époque avait su dire comme lui l’expérience de la pensée, et vécu, et commencé à payer ce choix qui m’a toujours semblé clairement annoncé : son renoncement, son retrait.
Plus tard, lors d’un printemps où je ne parvenais plus à écrire, je lus La poésie comme expérience et je me remis à écrire. C’est pour moi un livre aussi important que Le méridien de Celan ou les Leçons de Francfort d’Ingeborg Bachmann.
Roger Laporte, Jacques Derrida et Philippe Lacoue-Labarthe sont morts, je ne suis toujours pas parvenue à comprendre ce que cela veut dire. Sauf une seule chose, qu’il me semble avoir tout naturellement à faire - c’était, entre nous, de ma part ( ils ne m’ont jamais rien demandé ) , une promesse silencieusement ou non faite et qui sera naturellement tenue - je me charge de les lire et de parler d’eux, vivants, vivant toujours.
Je n’entends plus leurs rires, leurs voix, je ne vois plus le sourire malicieux de Roger Laporte, je n’entends plus le rire rare et merveilleux de Jacques Derrida, ni les intonations si particulières de Philippe Lacoue-Labarthe, leurs yeux se sont éteints, comment penser cela, comment penser à cela qui me fait crever de douleur depuis des années, je ne le peux pas, je ne le sais pas. Et je ne veux surtout pas l’apprendre. La douleur est si grande qu’elle ne peut être une leçon.
Il y a 15 jours Gérard Haller et moi-même recevions Jean-Luc Nancy dans le cadre des « Lectures dans la montagne » que nous organisons. Jean-Luc dédia sa lecture à Philippe, très malade, d’une manière bouleversante et bouleversée. J’ai lu aujourd’hui à travers l’eau des larmes le texte déchirant qu’il publie dans « Libération ».
C’est à lui que je pense ce soir, à la clôture du jour où l’on a mis son ami en terre.
Qu’il sache ma tendresse et ma fidélité.
Cet après-midi devant la nature appauvrie par l’hiver, face aux champs, à l’eau, au ciel, je ne sus rien dire.
Vivre sans mes amis me semble impossible, comme vivre sans un enfant, mais à l’impossible, dès le début, ne m’as-tu pas tenue ?