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De la décadence  

Sur A rebours d’Huysmans

mercredi 11 octobre 2006, par www

1. Jean Floressas des Esseintes, ou le déclin d’une vie

Ce qui distingue les grands livres peut se résumer simplement : la « vérité » des personnages, leur capacité à vivre par eux-même, sans tuteur extérieur. Après tout, la lecture n’a pas d’autre fin que de nous extraire d’un monde atroce, d’une existence douloureuse et, pour l’essentiel de l’humanité, parfaitement inutile. Anywhere out of the world. S’attacher à un personnage, le suivre dans le cercle clos de sa vie nous permet un temps d’oublier notre condition misérable. Rien ne nous réjouit plus que de contempler un destin qui fatalement, conduit un personnage à sa perte.
Zola l’avait bien compris : prenez une vie médiocre, sans ambition, sans perspective de changement. Ajoutez-y une conscience lucide de l’absurdité, de la fatalité du vieillissement et de la mort. Et voilà, l’intrigue est enclenchée, Thérèse Raquin ne peut qu’ordonner le meurtre de son nigaud de mari, comme promesse illusoire de libération. Zola a aimé ces personnages qui se débattent pour sortir du malheur, pour finalement mourir comme des chiens.
Rien d’étonnant, donc, à ce que le jeune Huysmans soit tombé sous le charme du maître de Meudon . Ces deux premiers romans, Marthe et les Sœurs Vatard, suivent en tout point l’enseignement naturaliste : des personnages du peuple, des destins misérables, une langue crue. Pourtant, quelque chose ne satisfait pas Huysmans. Les personnages qu’il a créés ne lui semblent pas « vrais ». L’intrigue est prévisible. Bref, d’autres ont fait ça avant lui, mieux que lui même. Dans la préface écrite vingt ans après A Rebours, il revient sur l’écœurement qu’il ressentait face à la répétition infinie des mêmes sujets : « Nous étions donc acculés à remâcher le méfait le plus facile à décortiquer de tous, le péché de Luxure, sous toutes ses formes ; et Dieu sait si nous le remâchâmes ; mais cette sorte de carrousel était court. »
Puisque toutes les intrigues ont un goût de déjà-vu, Huysmans décide de s’en passer. Ou plutôt, de placer l’intrigue dans le passé, de la résumer en quelques pages, avant de vraiment développer son personnage. Le comte Floressas des Esseintes a eu une vie, des désirs, des aventures. Tout cela est bien fini. Sa retraite dans une thébaïde isolée doit lui permettre de récréer un univers acceptable, à son image. On sent son émerveillement à ouvrir un livre inconnu, à se délecter d’un tableau connu de lui seul. Plus qu’un véritable dandy, dont l’existence tourne autour de la nécessité d’impressionner autrui, Des Esseintes est un esthète, un amateur de véritable beauté. « There is so much beauty on earth », dit ce personnage d’ American Beauty en filmant un sac plastique soulevé par le vent. Des Esseintes fait partie de ces rares êtres capables de véritables transes esthétiques. Sa vie à l’écart de la société n’a pas d’autre fin : recréer cette expérience du ravissement ; ressentir, l’espace de quelques secondes, une joie divine, hors de son temps.
On a beaucoup reproché à Huysmans le manque de péripéties : « si vous saviez comme c’est ennuyeux », écrit un journaliste de la Revue catholique. Assurément, certains personnages requièrent une intrigue bien huilée, un enchaînement logique d’évènements. On imagine mal Julien Sorel se morfondre chez son père en attendant un changement brutal de destin. Inversement, des Esseintes s’est trahi en menant cette vie dissipée d’arriviste dandy. Retiré en marge du siècle, il alterne entre des phases créatives : aménagement des pièces, choix de plantes étranges, expériences de détraquements sensuels... Et des phases de souvenir : retour sur ses aventures avec des femmes, sur des épisodes tragi-comiques (scène du dentiste),...La seule véritable péripétie est la scène du « voyage ». Des Esseintes finit par passer une soirée délicieuse à Paris, se persuadant qu’il est bien à Londres : « A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? »

En osant passer l’intrigue au second plan, en créant un personnage très proche de lui-même, Huysmans ouvre la porte au roman moderne. En simplifiant, on peut dire que toute la littérature américaine contemporaine dérive soit de Zola (cf Tom Wolfe et le « nouveau journalisme », basé sur des enquêtes et une documentation très minutieuse), soit de Huysmans (American Psycho de Bret Easton Ellis, avec son intrigue très répétitive et son personnage névrotique, centré sur lui-même).
Car contrairement au nihilisme du « nouveau roman » français, les écrivains américains n’ont jamais abandonné l’idée de créer des véritables personnages. Après tout, si on supprime l’individualité des personnages, si on les appelle « Elle » et « Lui » comme dans ces pièces absurdes de Jean Tardieu, qu’est-ce qu’il reste ? qu’est-ce qui fait que l’on prend encore plaisir à lire ? Peut-être la vanité intellectuelle de prétendre « aimer » une œuvre incompréhensible et prétentieuse. Il y a bien des nigauds pour s’extasier devant des tableaux vides...
Mais Huysmans n’est pas Jarry (et heureusement !). Sa grandeur ne vient pas de son originalité stylistique ou narrative, mais de sa capacité à créer un personnage attachant et complexe. Des Esseintes, personnage en fin de vie, ne se comprend ainsi que dans le contexte d’une civilisation en fin de course.

2. Déclin d’une civilisation : « Le grand bagne de l’Amérique transporté sur notre continent »

Huysmans est bien trop fin pour avoir une opinion tranchée sur le décadence : A Rebours oscille en permanence entre la nostalgie d’une époque passée et la joie cruelle d’être témoin de ce déclin.
« La noblesse décomposée était morte ; l’aristocratie avait versé dans l’imbécillité et dans l’ordure ! [...] Les terres ne rapportant plus, elles avaient été avec les châteaux mises à l’encan, car l’or manquait pour acheter les maléfices vénériens aux descendants hébétés des vieilles races ! » Quand à l’Eglise, le bilan est le même. L’appât du gain a miné les fondations de l’édifice religieux : « Maintenant on apercevait, aux quatrièmes pages des journaux, des annonces de cors aux pieds guéris par un prêtre ».
Des Esseintes lui même est le dernier descendant d’une famille « naguère si nombreuse qu’elle occupait presque tous les territoires de l’Ile-de-France et de la Brie ». Pour un tel misanthrope, le mariage est craint comme un véritable enfer sur terre. Ne parlons même pas des enfants, la procréation n’étant que la répétition infinie d’une vie de souffrance. On retrouve d’ailleurs ce thème de la dénatalité, de l’épuisement du sang, chez Drieu La Rochelle : « Il n’avait pas d’enfant » conclut la deuxième partie de Gilles, avant de s’ouvrir sur l’Apocalypse.
Dernier d’une race épuisée, des Esseintes a une conscience aiguë de ne pas appartenir à son temps. Comment peut-on vivre dans un monde mercantile, où la grandeur se mesure à la capacité à amasser de l’argent ? Comment peut-on vivre dans « le grand bagne de l’Amérique ? »
Pour survivre dans ce monde odieux, Des Esseintes se veut l’égal du divin créateur. Il entretient soigneusement son côté « dernier des hommes » : sa thébaïde est une arche de Noé, rempli d’œuvres inconnues de ses contemporains, méprisées même. A l’image de Gustave Moreau, retiré dans une maison au centre de Paris, Des Esseintes veut recréer la beauté, à l’écart de ce monde de boutiquiers.
Tel est le sens du titre : à rebours du Créateur, Des Esseintes veut inventer « des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. » Pourtant, sa quête est vouée à l’échec : sans public, il est condamné à vivre en lui-même, à créer pour lui-même. La nécessité de revenir à Paris sonne le glas de cette création paradoxalement stérile.

Des Esseintes souffre du déclin de l’idéal aristocratique, centré sur l’honneur, étroitement lié à une grande morale religieuse. Et pourtant, paradoxalement, il jouit de ce déclin, qui donne naissance à des formes inédites de beauté. La référence à la chute de l’Empire romain est omniprésente : « L’intérêt que portait des Esseintes à la langue latine ne faiblissait pas, maintenant que complètement pourrie, elle pendait, perdant ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toute la corruption de son corps, quelques parties fermes que les chrétiens détachaient afin de les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue ».
De même, la décadence de la civilisation chrétienne a donné naissance aux Flaubert, aux Goncourt, à tous ces écrivains hantés par des rêves d’époques grandioses. « Lorsque l’époque où un homme de talent est obligé de vivre, est plate et bête, l’artiste est, à son insu même, hanté par la nostalgie d’un autre siècle ».
C’est peut-être dans ces lignes que Huysmans est le plus proche de nous. Que font les hommes et femmes de talent de notre temps ? Ils tentent d’oublier la médiocrité infâme de leur siècle en se tournant vers d’autres modèles, d’autres époques grandioses. Maurice G. Dantec est obsédé par les années 30, par ce climat de guerre civile, par cette déréliction progressive de la société. Epoque atroce, mais époque virile, torturée, qui finit par se dénouer dans le pacifisme absolu. « Ils ont accepté le déshonneur pour avoir la paix. Ils auront le déshonneur et la guerre », la phrase de Churchill peut être lue comme le leitmotiv de l’œuvre de Dantec. Les années 30, c’est aussi les dernières heures de gloire de la France comme puissance mondiale. Pour un artiste comme Dantec, savoir que « la plus grande France » appartient désormais au passé lointain est source de souffrance, et de dégoût du présent.
Contrairement à Dantec, qui vit dans la nostalgie d’un passé mythifié, Michel Houellebecq préfère se réfugier dans des utopies tristes. La possibilité d’une île se termine sur un constat d’échec. Les clones ne connaissent pas la souffrance, la mort, ni même le contact direct avec autrui. Ils ont au fond une vie assez proche de des Esseintes, quête de beauté mise à part (cette quête est d’ailleurs le seul restant de désir chez des Esseintes). Pourtant, ils finissent par regretter les passions des anciens hommes, source de douleur, certes, mais également de transcendance. Rester vivant était déjà une tentative pour donner un sens à cette souffrance : à défaut de rapprocher de Dieu, la douleur est nécessaire à une grande œuvre d’art. Houellebecq est d’ailleurs fier de sa filiation avec le romantisme, avec Baudelaire particulièrement. L’art, mis à la place du Dieu mort...
On retrouve cette projection vers « les lendemains qui chantent » chez Paul Nizan (notamment dans son meilleur livre, Antoine Bloyé). Mieux vaut se convaincre que demain sera meilleur, quand le monde actuel est froid, sans émotion. Un monde où toute tentative de grandeur est traitée avec le plus grand mépris. Un monde où l’art est au mieux une distraction inutile, un passe-temps nécessaire au repos de la main d’œuvre.

Comme Extension du domaine de la lutte, A Rebours est un roman du renoncement, un roman de l’échec. Maupassant ne s’est pas trompé, en y voyant le roman d’une fin de jeunesse . J’y vois pour ma part le testament d’une grande âme, d’un écrivain écœuré par la grossièreté de son temps. Des Esseintes voudrait croire que ce monde terrestre n’est pas tout, qu’un dieu vengeur ouvre un autre monde aux Justes. A défaut d’être capable de foi, il est hanté par des rêves d’Apocalypse, de destruction sanglante de cette Cité corrompue : « Est-ce que, pour montrer une bonne fois qu’il existait, le terrible Dieu de la Genèse et le pâle décloué du Golgotha n’allaient point ranimer les cataclysmes éteints, rallumer les pluies de flammes qui consumèrent les cités jadis réprouvées et les villes mortes ? » Albert Camus y aurait vu la marque du nihilisme dans tout ce qu’il a de plus infect . Mais pour une « âme sensible » comme Des Esseintes, seul l’espoir de destruction totale offre un semblant de réconfort : « Croule donc, société ! meurs donc, vieux monde ! »

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