Deux livres paraissent presque simultanément, posthumes (Roland Barthes est mort le 26 mars 1980) : les Carnets du voyage en Chine (Christian Bourgois/Imec) et le Journal de deuil (Seuil/Imec, collection Fiction et Cie). Le premier est la transcription de trois carnets utilisés par Roland Barthes durant ce voyage en Chine, accompli du 11 avril au 4 mai 1974. Le second est un ensemble de fiches (330, nous dit-on ), datées, pour la plupart, du 26 octobre 1977 au 15 septembre 1979.
Carnets du Voyage en Chine : l’auteur ne cesse d’y dire sa perte d’intérêt pour les choses, son ennui. Et ces notes de voyage suscitent peu d’échos avec le reste de l’œuvre, puisque même le livre qui en pourrait sembler le plus proche (l’Empire des signes) révèle un véritable bonheur, une fluidité et une aisance dans l’écriture et l’analyse qui sont complètement absents des Carnets du Voyage en Chine .
Ce qui donne son intérêt à la lecture du Journal de Deuil : en dépit du refus explicite de toute concession à une dialectisation du vécu (faire de la littérature avec un deuil), Roland Barthes ne peut se séparer du Roland Barthes qui aspire à l’écriture, qui aspire, de la banalité même d’une expérience involontaire et inintentionnelle, à tirer, extraire, non une œuvre, mais l’élection d’un peu d’ « or » pour qui saura l’y reconnaître (le familier, l’amateur de Roland Barthes ?). De ce désir, de la réalisation opératoire, poétique et productive de ce désir, Barthes connaît le modèle, la source féconde et sans cesse revisitée : A la recherche du temps perdu.
L’intérêt de ce Journal de Deuil est donc double : tout d’abord, il est à la fois comme un miroir de l’œuvre antérieure, et sa réévaluation, et un petit réceptacle de pépites pour l’œuvre en cours, ou encore à venir.
Puis, au jour le jour, diachroniquement en tout cas, quelque chose de l’état des lieux d’une subjectivité justifiée par cette tâche même.
Mais il est aussi le symptôme d’un échec ambigu : ce Journal de Deuil n’est pas un petit recueil comme Valéry en rêva pour sa propre mère ; il n’est pas davantage un « monument » littéraire (comme Proust, nolens volens, finit par se résoudre à l’édifier).
Il est pourtant un objet littéraire, qui fournit une matrice de La Chambre claire, et désormais publié, il est cet écrit intime qui relève définitivement du domaine public. Et un objet « sans suite » : non les pierres en vrac d’une construction, mais plutôt ce tas de petits cailloux qui, sur une tombe, témoignent de visites, de recueillements, de présences éphémères et anonymes.
Le recueil des recueillements accomplis, simultanément celui des retours sur soi d’un sujet qui refuse de s’en laisser conter, qui refuse le « psychanalysme », celui, bien intentionné, des tenants d’un « travail du deuil ». Ce recueil échoue en définitive à intégrer dans et par l’écriture le chagrin éprouvé : mais l’échec n’est pas celui de Barthes : au bout de ces fiches, ce qui arrive, accidentellement, c’est, il l’a lui-même pressenti et annoncé dès les premiers jours de son deuil, sa propre mort. A tout jamais et pour toujours, nous n’en saurons pas davantage : Barthes est allé au bout du dicible, demeurant en deçà de l’expression ; Proust ne serait pas celui que nous croyons sans la Recherche ; tandis que Barthes, malgré l’ « échec » de Vita Nova ou du Journal de Deuil , est bien le Barthes des Fragments d’un discours amoureux, de La Chambre claire et de toutes ses œuvres antérieures.
Si Barthes a bien été structuraliste, et si le structuralisme implique une attention surtout portée aux relations, plutôt qu’aux termes mis en relations (qui peuvent même être, comme c’est le cas pour les phonèmes, insignifiants), et à l’agencement de ces relations plutôt qu’à leur nature, le Journal de Deuil dément évidemment ces partis pris et semble aller (surtout à travers les diffractions que La Chambre claire en autorise et en explicite) vers la recherche d’une quiddité, d’une essence de la mère disparue : non pas du tout en termes relatifs, ou relationnels (la Mère), mais en termes essentialistes : la Bonté incarnée, une personne qui aura été la Bonté même. D’où, peut-être, la substitution, pas seulement terminologique, du chagrin au deuil, et de l’intériorisation à l’extériorité. Et il n’y a pas contradiction avec la tentative (et son échec) d’intégrer le chagrin par l’écriture, puisque l’enjeu (la Chambre claire le dit avec force de la photographie, mais cette définition semble le projet même de l’ultime Barthes) est celui de « la science impossible de l’être unique » . Enjeu aussi étranger au structuralisme qu’à la conception courante (à tout le moins depuis Aristote) de la science.
En mai 1977, dans un entretien avec Art Press , Roland Barthes s’explique sur les circonstances qui l’ont conduit à écrire les Fragments d’un discours amoureux :
– travailler sur les discours ;
– étudier le discours archétype de l’amour passion ;
– se projeter avec sa vie, ses passions, dans les figures de ce discours (sous l’influence de Nietzsche, avec l’avantage que confère cette « dramatisation », de « décrocher du métalangage », a fortiori de rompre avec « la dissertation »).
Mais Barthes confie aussi combien les Fragments d’un discours amoureux sont le résultat d’un « montage ».
Rien de tel dans ce Journal de Deuil : bien entendu, c’est le journal d’un sujet endeuillé, mais c’en est à peine le discours, les fiches se succèdent les unes aux autres, quelques unes témoignent d’une sorte de récapitulation, nécessairement fragmentaire elle aussi, et, si la préoccupation de l’écriture affleure, et fait même l’objet d’une thématisation explicite, quelque chose empêche la formation d’un discours, quelque chose maintient l’éclatement des traces écrites et en interdit radicalement le « montage ». A tout le moins dans ce Journal de Deuil lui-même, car il est vrai que La Chambre claire recèle, sans perdre de vue son objet (la Photographie), l’expérience réfléchie du deuil dont l’auteur fait l’épreuve. Il est vrai aussi que la conférence Longtemps je me suis couché de bonne heure permet de nouer le projet d’une Vita nova, la décision proustienne d’écrire la Recherche, la notion de « milieu de la vie », et cette expérience simultanée du deuil.
Autrement dit, les œuvres abouties (Journal de Deuil, La Chambre claire, la conférence) ou non (Vita Nova) que Barthes élabora à la suite de la mort de sa mère sont fondées sur cette expérience dont le Journal de Deuil est l’écho, le témoignage méticuleux mais littérairement inabouti, l’écho éclaté d’une douleur qui confronte Barthes non seulement à la perte d’un être cher, mais surtout, comme le dit très explicitement La Chambre claire, à la perte de cet être cher , singularité irréductible à quelque théorie que ce soit, peut-être même à tout discours. Au lecteur d’en juger, en définitive, puisque on y peut lire des notations qui considèrent les effets du chagrin éprouvé quant aux fonctions physiologiques ordinaires, quant au désir d’écrire et de travailler, quant aux rapports avec autrui, enfin quant au rapport qu’un sujet entretient avec sa propre vie, et surtout avec sa mort propre. Contentons-nous donc de recueillir quelques unes de ces inscriptions qui sont la trame de ce Journal de Deuil , en en respectant la disposition chronologique, mais suivant un classement thématique :
1° Chagrin et maladie, dépression et symptômes :
« Non, le deuil (la dépression) est bien autre chose qu’une maladie. De quoi voudrait-on que je guérisse ? Pour trouver quel état, quelle vie ? » [p.18]
« Une part de moi veille dans le désespoir ; et simultanément une autre s’agite à ranger mentalement mes affaires les plus futiles. Je ressens cela comme une maladie . » [p. 35]
« Aujourd’hui – jour de mon anniversaire – je suis malade et je ne peux – je n’ai plus à le lui dire. » [p. 56]
« Depuis la mort de mam., une sorte de fragilité digestive – comme si j’étais atteint là où elle prenait le plus grand soin de moi : la nourriture » [p. 71]
« La Dépression viendra quand, du fond du chagrin, je ne pourrai même pas me raccrocher à l’écriture. » [p. 72]
« [Bronchite. Première maladie depuis la mort de mam.] [p. 107]
2° Du désir d’écrire et de travailler, oeuvre et littérature :
« Qui sait ? Peut-être un peu d’or dans ces notes ? » [p.17]
« Idée – stupéfiante mais non désolante – qu’elle n’a pas été « tout » pour moi. Sinon, je n’aurais pas écrit d’oeuvre. Depuis que je la soignais, depuis six mois, effectivement, elle était « tout » pour moi, et j’ai complètement oublié que j’avais écrit. » [ p. 26]
« Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature – ou sans être sûr que ce n’en sera pas – bien qu’en fait la littérature s’origine dans ces vérités. » [p. 33]
« Hâte que j’ai (sans cesse vérifiée depuis des semaines) de retrouver la liberté (débarrassé des retards) de me mettre au livre sur la Photo, c’est-à-dire d’intégrer mon chagrin à une écriture. » [p. 114]
« le « Travail » par lequel (dit-on) on sort des grandes crises (amour, deuil) ne doit pas être liquidé hâtivement ; pour moi il n’est accompli que dans et par l’écriture. » [p. 143]
« Pour moi, à ce point de ma vie (où mam. est morte) j’étais reconnu (par les livres). [...] Avant de reprendre avec sagesse et stoïcisme, le cours (d’ailleurs non prévu) de l’oeuvre, il m’est nécessaire (je le sens bien) de faire ce livre autour de mam. » [p. 144]
« Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. » [p. 187]
« depuis la mort de mam., malgré – ou à travers – effort acharné pour mettre en oeuvre un grand projet d’écriture, altération progressive de la confiance en moi – en ce que j’écris. » [p. 213]
« Ces notes de deuil se raréfient. Ensablement. Quoi, devenir inexorable, oubli ? (« maladie » qui passe ?) Et pourtant...
Pleine mer de chagrin - quitté les rivages, rien en vue. L’écriture n’est plus possible. » [p. 224]
« J’écris de moins en moins mon chagrin mais en un sens il est plus fort, passé au rang de l’éternel, depuis que je ne l’écris plus. » [p. 226]
« Sans doute je serai mal, tant que je n’aurai pas écrit quelque chose à partir d’elle (Photo, ou autre chose). [p. 227]
3° Du rapport à autrui :
« Je supporte mal les autres, le vouloir-vivre des autres, l’univers des autres. Attiré par une décision de retraite loin des autres » [p. 97]
Au contraire de l’identification à la bonté (de sa mère) qu’il espérait pour lui-même, Barthes se découvre devenir plus mesquin, plus égoïste qu’il ne le croyait avant sa disparition, d’où des déclarations où surgissent des envies de démission et de retraite.
Ce que le chagrin produit, c’est la mise en évidence de la futilité de la vie mondaine. Et si, tant qu’elle vécut, sa mère semblait l’inciter au divertissement, à la distraction, au plaisir, sa disparition dévalue radicalement et – qui sait ? - définitivement cette liberté qui semblait plutôt accordée (bonnement, généreusement) que conquise (dans le conflit ou l’affrontement ).
« J’éprouve- et c’est dur – la « sécheresse de coeur » - l’acédie . » [ p.129]
4° Du rapport du sujet à soi-même, à sa propre vie et à sa mort propre :
« L’étonnant de ces notes, c’est un sujet dévasté en proie à la présence d’esprit. » [p. 40]
« Pour la première fois depuis deux jours, idée acceptable de ma propre mort . » [p. 22]
« désormais et à jamais je suis moi-même ma propre mère. » [p. 46]
« Pendant des mois, j’ai été sa mère. C’est comme si j’avais perdu ma fille (douleur plus grande que cela ? Je n’y avais pas pensé). » [p. 66]
« En fait, au fond, toujours ceci : comme si j’étais comme mort. » [p.119]
« La vérité du deuil est toute simple : maintenant que mam. est morte, je suis acculé à la mort (rien ne m’en sépare plus que le temps ). » [p. 141]
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Barthes (Le Plaisir du texte, p. 7) cite Hobbes : « La seule passion de ma vie a été la peur ». Et il y revient, par exemple dans Le Bruissement de la langue (p. 413) :
« A l’origine de tout, la Peur. (De quoi ? Des coups ? des humiliations ? Parodie du Cogito, comme instant fictif où, tout ayant été rasé, cette tabula rasa va être réoccupée : « J’ai peur, donc je vis. » »
Mais on peut se demander si le « dernier » Barthes n’éprouve pas, sous l’effet de « l’amour soulevé par la Photographie », un déplacement de sa passion primitive, une métamorphose de la peur en pitié. Prenons-en pour témoin, et conclusion, ce passage de La Chambre claire où il évoque Nietzsche à Turin (p. 179) quand, relevant les images qui l’ont « point », il écrit : « A travers chacune d’elles, (…) j’entrais follement dans le spectacle, dans l’image, entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir, comme le fit Nietzsche, lorsque le 3 janvier 1889, il se jeta au cou d’un cheval martyrisé : devenu fou pour cause de Pitié. »
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Posons simplement la question : n’est-ce pas pour cause de chagrin que, pour Barthes comme pour Nietzsche, « l’écriture n’est plus possible » ?