Nouvelle traduite du vietnamien par Doan Cam Thi
Extrait
Je connais peu le bouddhisme. Mon savoir, modeste, résulte de lectures fortuites. Si certains enseignements sont aisés à comprendre et à appliquer, il me semble impossible de mettre en pratique la plupart d’entre eux, comme celui qui suit : « Lorsque vous êtes fâché ou en colère, ne bougez pas ! Restez sur place ! Ne faites rien ! Ne parlez pas ! Ne prononcez pas un mot ! Fermez la bouche ! Restez complètement immobile ! Ne pensez pas à la chose ou à la personne qui étaient à l’origine de votre mécontentement » (selon le vénérable Bhikkhu Visuddhacara). Oh, Ciel, combien je suis en colère ! Combien je veux crier ! J’ai envie de déchirer, de casser quelque chose. Or je ne dois pas bouger. Comment faire ? Qu’il est difficile de suivre ces enseignements !
1.
Un petit canal traverse une grande rizière. Nous décidons d’y rester. L’horrible été a, semble-t-il, envoyé toute sa chaleur sur cet endroit où de jeunes plants de riz, aussi secs que des bâtons d’encens brûlés, sont devenus si fragiles que l’on peut, au seul contact de la main, les réduire en poussière. Mon père soulève la barrière de bambou dans la cale du bateau, et les canards se précipitent pour sortir avant de se jeter dans l’eau couverte de potasse. Des taches jaunâtres et encore fraîches de ce produit collent sur ces bêtes affamées dont quelques-unes se posent sur les épaules de Dien, mon frère, lorsque, moitié dans l’eau, ce dernier fabrique, à l’aide de bâtons et d’un filet, un enclos pour les enfermer. Je saisis le fourneau, monte sur la berge puis allume un feu.
Sous la marmite de riz, la flamme commence à ondoyer, mais la jeune femme reste couchée dans le bateau. Elle semble exprimer un certain désir de se redresser que dissipent malheureusement ses longs gémissements. Ses lèvres, très pâles, sont enflées. Ses persécuteurs ont déchiré ses vêtements, abîmé son corps, à tel point que j’ai dû le cacher sous une vieille veste pour dissimuler ses plaies atroces. Aux racines de ses cheveux, je vois des traces de sang séché. Par sa chevelure, ces gens-là l’ont traînée sur une partie du chemin du hameau. Parvenus au local destiné au décorticage de riz, ils ont jeté ce presque cadavre sur le sol couvert de balles de paddy. A leur tête, une dame, bien que vaillante, s’est effondrée plusieurs fois, épuisée par la jalousie et ses propres cris. Mais ses supporteurs hystériques ont réussi à lui redonner vigueur en frappant à coups de pied le corps déjà en lambeaux de la victime. Une haine mêlée de jouissance leur a fait oublier la canicule, la mauvaise récolte et la menace d’une famine proche. Le spectacle aurait duré encore si ces gens-là n’avaient pas eu une nouvelle idée – couper d’une lame de couteau sa chevelure longue et épaisse. Mais quelle n’a pas été leur surprise lorsqu’une fois la tonte terminée leur proie a repris sa liberté. Elle s’est levée en sursaut avant de se précipiter comme un éclair dans notre bateau. Roulée à mes pieds puis ceux de mon père, elle a fini par faire tomber les sacs de balles de paddy que ce dernier venait de ranger dans un coin.
Après quelques minutes d’étonnement, ces gens se sont résolus à la fuite de leur victime. Pendant ce temps-là, emportée par un désir chevaleresque, je me suis efforcée d’éloigner le bateau de l’embarcadère. En ramant, je ne quittais pas des yeux la foule excitée qui se rapprochait de l’eau en poussant des cris de démence. Puis, ses hurlements et les piaillements des canards sont devenus inaudibles. Dans mes oreilles a résonné le bruit du moteur Koler 4 qui vrombissait sous la main de Dien en crachant une fumée noire et âcre. Derrière ces nuages de fumée, j’ai vu, parmi la foule désespérée et devenue de plus en plus floue, quelqu’un agiter la mèche coupée de la jeune femme…
Mon père n’a ni réagi ni dit un mot tout au long du drame. Lorsque nous nous sommes retrouvés assez loin, il est allé vers la proue et s’est mis à ramer. Je me suis glissée dans la cale, me suis arrêtée devant le corps abîmé de la jeune femme, et me suis efforcée à nouveau de cacher sous la vieille veste ses seins déchirés et les plaies béantes de ses cuisses. Elle m’a adressé un sourire triste et un regard reconnaissant avant de s’endormir.
Pendant tout le voyage, elle n’a pas changé de position, silencieuse comme un cadavre. Dans la cale, on entendait seulement ses gémissements tantôt brefs tantôt longs, tantôt mélancoliques tantôt étranglés…
Sa respiration nous a convaincu qu’elle était encore vivante. Nous avons espéré qu’elle pourrait nous accompagner, au moins jusqu’à la fin de la rivière Bim Bip qui s’ouvrait sur ce champ désertique. La jeune femme gémissait toujours. Dien, persuadé qu’elle devait avoir faim, m’a pressée de faire la cuisine. Il s’est plaint qu’il ne restait que quelques morceaux de manioc trop salés : « Moi-même, j’aurais du mal à les avaler… ».
Elle n’a mangé ni cet après-midi-là ni le lendemain. Au début elle avait même refusé de boire avant de finir par accepter quelques gorgées, seulement pour rafraîchir un peu ses lèvres gercées. Elle souffrait de la faim, de la soif, mais surtout de la douleur. Ils avaient versé du liquide servant au collage des métaux dans sa vulve…
Je l’ai raconté à mon père et à Dien au cours du repas. Ils étaient stupéfaits. Le bruit de leurs baguettes s’est arrêté net. Dien m’a regardée tandis que j’ai lu l’horreur et le dégoût dans les yeux de mon père. Puis Dien a versé de l’eau dans son bol de riz, avalé rapidement le reste avant d’aller au hameau par le petit sentier qui bordait le canal. Je me suis écriée derrière lui : « N’oublie pas de m’acheter un paquet de sucre ! ».
Sans doute mes mots avaient été emportés par le vent car, à son retour, Dien ne m’a rien apporté. Silencieusement, il a rapproché de mes yeux ses mains couvertes d’une couche brillante, translucide, sur le point de sécher. Ses doigts semblaient figés. « C’est du liquide servant au collage des métaux… », m’a-t-il dit. Ceux qui ont inventé ce produit n’auraient pu imaginer qu’il servirait à tant de choses. Avec mon petit frère, je me suis mise à enlever minutieusement la couche de colle. Le morceau de peau parti, est apparue une plaie profonde qui laissait suinter du sang. Soudain, tous les deux nous avons tourné la tête vers la cale. Un long soupir nous est parvenu avant de s’envoler dans l’air.
2.
La rizière était anonyme. Mais pour Dien et moi, toutes les rizières que nous traversons doivent porter un nom. Nous les appelons par un souvenir : celle où nous avons planté un arbre, celle où Dien a été mordu par un serpent, celle où j’ai eu mes premières règles… Plus tard, arrivés à un rivage lointain, nous désignerons cet endroit par le nom de la jeune femme, ce qui fera battre nos cœurs plus vite.
Voilà arrivé le troisième jour. Alors que trempés de rosée matinale, nous préparons de la nourriture pour les canards, elle s’assied. Après avoir regardé autour, elle s’écrie : « Ciel, comment s’appelle cet endroit désertique ? » Le village se trouve quelque part derrière une haie lointaine de cocotiers. La rizière est nue tandis que le canal est bordé par quelques cotonniers solitaires. Nous la regardons alors avec une surprise remplie de bonheur. Elle a une voix tellement pure et douce qu’on a l’impression qu’elle n’a gardé aucun souvenir de l’horreur du passé.
« Où peut-on se baigner, mes chéris ? » demande-t-elle. Je lui montre le canal mais, à la vue de la couche jaunâtre de potassium, elle est vite déçue. « Là-bas, il y a une mare », dit Dien.
Il s’agit d’un ancien cratère de bombe, couvert de liserons d’eau sauvages, maigres et rougeâtres. Dien y a pêché hier des poissons bien gras. La jeune femme reste longtemps dans l’eau, immobile. Elle veut seulement que cette fraîcheur apaise ses blessures. A la sortie, en marchant, elle laisse le sang égoutter entre ses cuisses, et j’imagine ce qu’elle a fait de cette méchante colle. Puis avec la même lenteur et la même difficulté qu’au départ, nous retournons au bateau. A la vue de la jeune femme vêtue de la chemise teintée par la potasse et du short usé qu’il lui a donnés tout à l’heure, Dien ne cache pas sa joie.
Notre père continue à enlever les herbes folles autour de la cabane, taciturne comme d’habitude. Il est totalement indifférent au bonheur de mon frère et du mien. Mais insensible à son attitude glaciale, la jeune femme contemple son corps viril sous le soleil radieux : « Qu’il est beau, votre père… ».
Est-ce pour cela qu’elle veut rester avec nous dans cette rizière désertique ? Ses plaies ont cicatrisé avec une rapidité incroyable. « On m’a tellement battue que je m’y suis habituée », dit-elle avec un sourire. Je lui demande ce qu’elle a fait pour qu’on la batte ainsi. « La prostitution ! », répond-elle en riant. Puis elle doit regretter de nous avoir parlé crûment, elle caresse les cheveux de Dien : « Mes chéris, il est difficile pour vous de comprendre tout ça… ».
Dien m’adresse un sourire. Nous avons croisé beaucoup de femmes comme elle. Pendant les récoltes, elles se promènent sur les digues, errent autour des cabanes de moissonneurs, de surveillants de rizière et d’éleveurs de canards en liberté. Bien qu’elles s’efforcent de se montrer jeunes et gaies, ces femmes ne parviennent pas à masquer les rides de leurs visages et de leurs cous. A les voir de près, nous avons souvent des larmes aux yeux. Mais à la tombée de la nuit, elles lâchent dans l’air de petits rires excitants et des cris d’extase. Alors se serrent les cœurs des ménagères, occupées à ce moment-là à faire la cuisine ou à allaiter leurs bébés. Tous les soirs, en allant chercher de l’alcool pour notre père, nous passons devant des couples qu’elles forment avec ces hommes. Il est d’ailleurs facile pour nous de les reconnaître : complètement déshabillées, elles poussent des petits gémissements et se tortillent avec grâce, à la différence des campagnardes qui sont soumises et timides en cette matière. Le lendemain matin, elles disparaissent en courant avec, dans leurs poches, le maigre salaire des ouvriers misérables.
Comme ces femmes, notre nouvelle hôte a quitté la ville lorsqu’elle ne pouvait plus gagner sa vie, sa beauté étant sur son déclin. Dans le village où elle s’est installée, elle a ouvert une petite mercerie pour masquer son véritable commerce. Les hommes y étaient en général gentils et peu exigeants. Elle survivait donc grâce à des sommes modiques qu’ils acquéraient en pêchant la nuit ou en vendant leurs récoltes de riz, de cocos et de bananes. Il lui est arrivé de gagner le gros lot quand un homme, au bout de deux jours et de deux nuits de joie partagée avec elle, lui a donné un million deux cents mille dongs. Il s’agissait d’une part du crédit que ce pauvre paysan avait obtenu dans le cadre du programme d’aide gouvernementale à la lutte contre la pauvreté et à la suppression de la famine. Puis, de retour dans sa famille, avec en poche seulement huit cents mille dongs, le reste de son crédit, il a dû non seulement être malheureux, mais aussi la haïr en voyant sa propre femme et ses enfants assis autour d’une marmite de patates pour se remplir la panse.
« - On vit donc de la sueur et des larmes d’autres gens. Il est normal qu’ils nous battent, n’est-ce pas ? » dit-elle dans un éclat de rire. Il paraît qu’elle accepte volontiers ce traitement qu’on réserve à des femmes comme elle. Puis elle ajoute : « A quelque chose malheur est bon. C’est quand même grâce à ça que je vous ai rencontrés. Que je suis heureuse de vivre sous le même toit que vous… ».
Mais notre père n’est pas heureux, car nous avons une bouche supplémentaire. Les canards non plus. Ils picorent ses pieds lorsqu’elle entre dans l’enclos : « A cause de toi nous mangeons moins. Depuis ton arrivée, on ajoute des balles de paddy dans notre nourriture. De plus, nous devons pondre davantage d’oeufs pour te ravitailler ». Elle se précipite alors pour sortir en poussant des cris. Mais quelques secondes après, elle sourit, un regard tendre posé sur mon père : « Vous le verrez, ces coquins finiront par m’adorer… ».
Dien et moi savons pourtant qu’elle nous quittera après avoir attendu en vain, que les jours qu’elle partagera encore avec nous seront donc comptés. Souvent, du champ où il accompagne les canards « glaneurs », mon frère court soudain vers la maison, angoissé par son éventuel départ :
« Est-il donc vrai que vous m’aimez, mes chéris ? Pauvres petits ! »
Elle regarde avec étonnement les joues de Dien couvertes de larmes (elle ne sait pas que Dien est, depuis l’âge de neuf ans, atteint d’une maladie qui fait qu’il pleure parfois sans raison). Elle est émue d’apprendre qu’après avoir été battue et chassée par toute la société, elle a trouvé l’amour et l’affection chez les deux adolescents que nous sommes. C’est une raison de plus pour qu’elle reste avec nous pendant cette saison sèche marquée par une chaleur extraordinaire.
La saison sèche est arrivée tôt cette année, c’est pourquoi le soleil se couche très tard. Il y a peu de temps, nous nous sommes arrêtés dans un petit hameau au bord d’un fleuve immense. Mais quelle ironie : les habitants de cet endroit ne pouvaient plus utiliser l’eau du coin. Ils étaient couverts de poux et leurs enfants se grattaient à s’écorcher. Ils devaient prendre le bateau pour aller acheter, d’ailleurs très cher, de l’eau potable, puis essayer de ne pas respirer pour ne pas renverser la canette, ce qui était difficile car le voyage était long. Le soir, après une journée de labeur, ils se jetaient dans la mare couverte de potasse avant de se rincer avec deux minuscules écopes d’eau salubre.