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Des femmes dans le noir : typologie et thématique du polar au féminin 

mercredi 5 septembre 2012, par Elizabeth Legros Chapuis

En flânant dans une librairie, si vous prenez un roman policier au hasard, il y a de fortes chances pour que son auteur soit une femme. Il est clair que la fiction criminelle due à des auteurs femmes s’est énormément développée durant le dernier quart du vingtième siècle. Cela vaut notamment pour les auteurs de langue anglaise, quoique, à partir des années 90 surtout, les Françaises ne soient pas en reste, avec des têtes d’affiche telles que Fred Vargas, mais aussi Andréa H. Japp, Brigitte Aubert, Dominique Manotti, Maud Tabachnik, Dominique Sylvain ou encore Stéphanie Benson (qui, bien que Britannique d’origine, écrit en français) et bien d’autres. Mais l’avancée est venue d’abord des pays de langue anglaise ; aux États-Unis, dès la période 1988-1995, les romans policiers écrits par des femmes constituaient déjà près de la moitié des titres sortant en édition de poche [1]. Pendant ce dernier quart de siècle, le nombre des auteurs femmes bénéficiant d’une large audience s’est fortement accru, et le contenu de leurs récits, leurs personnages, leur style, ont beaucoup évolué par rapport aux auteurs moins nombreux et moins connus des années 1950-60.

On pourrait y voir un nouvel « âge d’or » de la fiction criminelle féminine, après l’apogée dans les années 1920 et 1930 du roman de détection ou d’énigme désigné sous le terme de whodunit [2]… En effet, cette période avait vu un succès considérable d’auteurs femmes, avec l’inévitable Agatha Christie, mais aussi Dorothy Sayers, Margery Allingham, Ngaio Marsh, Josephine Tey, dans la foulée du mouvement d’émancipation des femmes amorcé au début du 20ème siècle et renforcé par la 1ère Guerre Mondiale. Par la suite, l’éclosion d’une nouvelle génération d’auteurs femmes et, simultanément, l’accès du genre à un large lectorat féminin coïncident avec le second mouvement féministe du siècle, à partir de 1968. Dans les années 70, les auteurs femmes sont encore relativement peu nombreux. Toutefois, en Angleterre, P.D. James a commencé à publier en 1962, et Ruth Rendell, sa cadette de dix ans, en 1964. Ces deux auteurs prolifiques, aujourd’hui octogénaires, continuent à publier… Aux USA, c’est plutôt vers la fin de la décennie suivante que commence la floraison (Marcia Muller, Sara Paretsky, Sue Grafton…) avant que l’on arrive, dans la période 1980-90, à un raz-de-marée généralisé : au Royaume-Uni Frances Fyfield, Antonia Fraser, Celia Dale, Liza Cody, Martha Grimes, Val McDermid, Sarah Dunant, Dorothy Simpson, Minette Walters, etc. – aux USA Elizabeth George, Patricia Cornwell, Donna Leon, Linda Barnes, etc.

L’objectif visé dans ce livre a été de cerner la spécificité de ces œuvres, très nombreuses et diverses, en les situant par rapport à l’ensemble de la fiction policière contemporaine et à la production des femmes auteurs de polars des périodes antérieures. Je cherche donc à analyser comment les nouvelles venues conservent, détruisent ou subvertissent les stéréotypes du polar, ses langages et ses structures narratives. J’étudie aussi comment elles rendent compte de l’évolution sociale de la période concernée, comment elles représentent – ou non – des outils d’expression du féminisme et, le cas échéant, du lesbianisme. Afin de tenter de décrire ce qu’est – ou n’est pas – une écriture féminine du roman policier à la fin du XXe siècle (une image de l’Autre ?) et même de se demander si cette formule a un sens…

Cet essai s’appuie sur une approche thématique des problèmes évoqués, des milieux décrits, des personnages créés, notamment à partir des nombreuses études critiques existant en langue anglaise sur ce sujet. Un travail critique considérable sur les auteurs concernés a notamment été accompli par Katherine Gregory Klein, une des icônes de la critique féministe aux États-Unis. « Aujourd’hui les femmes écrivains, dans une liste trop longue à établir, choisissent avec une prédominance écrasante le personnage de femme détective, écrit-elle (…) Ces textes ont changé la formule, les conventions, la structure et l’impact de la fiction criminelle » [3]. Je dois beaucoup aussi au livre de Maureen Reddy, Sisters in Crime [4], qui analyse avec une grande finesse les diverses formes de romans policiers écrits par des femmes et les personnages qu’elles ont créés.

Il ressort clairement de ces travaux que, pour la plupart, les auteurs femmes cherchent aujourd’hui à rendre compte à leur manière d’une vision contemporaine de la réalité, où les problèmes sociaux, notamment, sont placés à la base même des intrigues et non simplement comme arrière-plan. Il s’agit aussi, pour certaines du moins, de faire apparaître les caractéristiques spécifiques aux femmes ainsi qu’à leur place dans la société et dans le récit criminel – qu’elles en soient ‘actantes’ ou victimes. De plus en plus souvent, dans le roman comme dans le réel, les inspecteurs de police sont des inspectrices, les policiers des policières, à tous les niveaux de la hiérarchie – les séries télévisées ont très bien compris d’ailleurs le parti à tirer du schéma consistant à mettre une femme à la tête d’une équipe d’enquêteurs…

Cette évocation adopte donc très souvent les outils du réalisme. Mais l’abondance de la production actuelle voit se juxtaposer des livres se rattachant à divers ‘sous-genres’ du roman policier. Le whodunit, malgré son caractère artificiel, dénoncé par certains, fait un retour remarqué. On peut expliquer ce phénomène par des faits d’actualité : « Dans les décennies de l’âge d’or du whodunit, dans l’entre-deux-guerres, Christie et une foule d’autres auteurs, y compris Sayers, proposaient de l’illusion autant que du crime (…) La résurgence du whodunit dans les années 80 peut être due en partie au fait que le terrorisme, crime le plus indélébile de la décennie, a fait de l’impuissance une partie [intégrante] de l’état psychologique du monde ». [5]

D’autres auteurs femmes s’adonnent au roman de procédure policière [6], avec d’autant plus d’aisance qu’elles ont ou ont eu l’expérience du travail d’enquête au sein des forces de police. Dans un excellent historique de ce type de roman policier [7], Roger Martin indique comment ce genre, en 1968, « avait connu du nouveau avec la publication de The Bait (La main à l’appât), roman écrit par une femme et mettant en scène une femme [officier de police], Christie Opara. Le roman rencontre un succès certain et son auteur, Dorothy Uhnak, reçoit l’Edgar du Mystery Writers Of America. (…) Une autre femme-flic ne tarda pas à faire son apparition, Nora Mulcahaney, qui débute en 1972 dans The Phone Calls de Lillian O’Donnell. Là encore, auteur et héroïne sont des femmes. »

Les auteurs femmes américaines, souligne Hans Bertens [8], se montraient bien présentes à partir des années 50, mais étaient encore insuffisamment appréciées : « C’est seulement depuis le début des années 1980 que la contribution des femmes à la fiction criminelle américaine a été reconnue de manière plus appropriée ». Aujourd’hui, « les femmes auteurs sont importantes dans tous les sous-genres que le roman policier a produit et en fait en ont ajouté récemment de nouveaux » : un des exemples les plus éclatants est constitué par Patricia Cornwell et le forensic medicine novel – roman de ‘médecine légale’ qu’elle a pratiquement inventé et qui est en passe de devenir un genre à part entière, avec d’autres auteurs comme Kathy Reichs ou Tess Gerritsen.

Le succès actuel des femmes auteurs de romans policiers a suscité d’innombrables articles dans la presse. Ce domaine spécifique de la fiction policière y est souvent traité à l’aide de clichés qui ont la vie dure : les « reines du crime » et autres « grandes dames du polar » y fleurissent avec une régularité décourageante. Ces stéréotypes se retrouvent notamment dans des séries d’articles où plusieurs auteurs femmes sont commodément regroupés sous une appellation collective. Des observateurs plus subtils comme Michel Abescat ont toutefois montré combien ce type d’appellation représente « une étiquette facile et passablement ambiguë » [9]. Dans un dossier publié par le Monde en 1997, après avoir cité leurs performances en librairie et leurs records de ventes, il recherche les raisons de cette popularité : si aujourd’hui les lectrices préfèrent clairement les héroïnes, c’est qu’ « elles sont passées d’une époque où cela leur était égal à une autre où elles choisissent de lire des histoires qui mettent en scène des femmes qui leur ressemblent ou auxquelles elles souhaitent s’identifier. (...)

« Reste la notion même de ‘polar au féminin’ qui commencer à en agacer plus d’une. Certaines veulent bien admettre que les femmes se différencient peut-être par les sujets qu’elles abordent. A l’instar d’Andrea Japp, auteur d’un livre au titre emblématique, La Femelle de l’Espèce : « Les femmes sont encore considérées comme les gardiennes du couple, de la famille, de l’enfant. Elles réfléchissent encore en fonction de ces données-là, que les hommes n’évoquent que rarement. (NDLR : le dysfonctionnement des familles constitue un thème récurrent chez des auteurs comme Minette Walters ou Elizabeth George). Le regard qu’elles portent sur le meurtre, la guerre, le chômage, la société en général, en garde forcément la trace... Leur rapport à la violence est également différent. Les auteurs féminins n’hésitent plus aujourd’hui à montrer la violence des femmes, qui reste un tabou très fort... Cela dit, je ne crois pas que le ‘polar au féminin’ veuille dire grand chose. Ou alors il y a autant de ‘polars féminins’ qu’il y a d’écrivains femmes ! »

Au terme de ce parcours à travers une littérature policière de plus en plus abondante et diversifiée, il semble évident que les stéréotypes relatifs aux auteurs femmes de romans policiers peuvent aisément être dépassés et transcendés. Les auteurs femmes de romans policiers sont bien plus que des reines du crime ou des stars du polar. Elles font partie des auteurs qui contribuent à faire du roman policier un outil puissant d’analyse de l’évolution des structures sociales et des comportements individuels et collectifs de notre époque. Elles enrichissent cette vision de personnages complexes, crédibles, bien ancrés dans des mondes précis. Et – last but not least – elles nous apportent de grands plaisirs de lecture.

P.-S.


DES FEMMES DANS LE NOIR
(essai) par Elizabeth Legros Chapuis,
Le Coin du Canal - The Book Edition, juillet 2012
Voir le site de l’éditeur

Notes

[1Source : Jan Grape, Dean James, & Ellen Nehr : Deadly Women, New York, Carroll & Graf Publishers, Inc., 1998, p. 330

[2Le whodunit ou whodunnit (de l’anglais Who done it ? c’est-à-dire « qui l’a fait ? ») est une forme du roman policier dans laquelle la structure de l’énigme est le facteur prédominant. Des indices sont fournis au lecteur, qui est invité à en déduire l’identité du criminel avant que la solution ne soit révélée dans les dernières pages du livre. L’enquête est fréquemment menée par un amateur excentrique ou un détective semi-professionnel. Le roman de type « mystère en chambre close » est une forme particulière de whodunit. En principe, le lecteur doit disposer des mêmes indices que l’enquêteur et donc des mêmes chances que lui de résoudre l’énigme, l’intérêt principal de ce genre de romans étant de pouvoir y parvenir avant le héros de l’histoire. (d’après Wikipedia)

[3Katherine Gregory Klein, Women Times Three : Writers, Detectives, Readers, Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press, 1995 (introduction)

[4Londres, éd. Continuum, 1988

[5J.D. Reed : « Mistress of Murder : PD James leads a whodunit revival », Time, 6/10/86

[6Terme calqué sur l’anglais police procedural : récit qui décrit de façon minutieuse et réaliste le travail quotidien d’une équipe d’enquêteurs professionnels.

[7Roger Martin : « Hillary Waugh et le roman de procédure policière aux États-Unis » (site Mauvais Genre www.mauvaisgenres.com)

[8Bertens, Hans & D’Haen, Theo : Contemporary American Crime Fiction, Londres, Palgrave, 2001, pp. 11-12

[9Dossier de juillet 1996 du Monde

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