La station République est une gigantesque fourmilière où grouille sans cesse une foule de passagers de toutes les couleurs et de toutes les senteurs. Moins fréquentée que Châtelet, Saint-Lazare ou Gare du Nord, elle prend de l’importance lors des mouvements sociaux et devient alors, comme la Bastille, un symbole de la révolte populaire et de la grogne sociale. Les manifestants y affluent avec des banderoles et, dans une ambiance bon enfant, ils testent, dans les couloirs tapissés de panneaux publicitaires, leurs slogans déjà bien rôdés et savamment élaborés. En remontant à la surface pour rejoindre les points de ralliement, ils se retrouvent
sur une place rectangulaire entourée de bars, de magasins, de fast-food et d’hôtels de luxe. Tout au centre, drapée de bronze, Marianne se tient sur son socle, sa main droite brandissant un rameau d’olivier comme pour donner le départ à une foule qui bouillonne d’effervescence et d’impatience. Forte de la présence de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité qui la soutiennent de leurs marbres, elle ratisse du regard le ciel de Paris, son visage exprimant une confiance absolue dans les revendications du peuple et une volonté à déplacer les montagnes.
Membre d’aucun syndicat et parfaitement apolitique, j’abandonne cette place aux manifestants qui croient en l’avenir et aux CRS qui veillent sur le présent. Je presse toujours le pas vers Saint-Denis où j’ai mes habitudes. Je ne vais plus vers ces lieux où les prostituées adossées aux murs et aux chambranles des portes d’hôtels m’interpellaient en me lançant « Tu viens chéri, je t’emmène au septième ciel ». Je m’engouffre dans la rue du Faubourg Saint-Denis et ses passages. Je regarde à satiété les gens qui viennent pour la plupart du même coin que moi et dont les traits trahissent le même désarroi, le même hébétement. M’installant ensuite dans l’un des restaurants bon marché, je commande deux ou trois de ces pizzas à pâte fine couverte d’une mince couche de viande et d’oignons hachés. Le cuisinier kurde ou turc les retire fumantes et croustillantes du four et les déverse directement dans les assiettes des clients comme une rivière du paradis. Chacun a sa manière de les consommer. Moi, je les saupoudre de sumac et je les roule patiemment comme de gros cigares. À la première bouchée, je fais un bond dans le temps et l’espace. Je m’arrache à la grisaille et à la solitude parisiennes et je me retrouve sur l’orbite de mon enfance au Kurdistan heureux et bienveillant d’autrefois. Le mal-être qui ne me lâche pas d’une semelle se dissipe alors comme les volutes d’une cigarette allumée au cœur de l’ouragan. Quittant l’anonymat compact de Paris, je me retrouve avec mon père et le reste de la famille dans la pièce en pisé qui nous sert de salle de séjour. J’approche mes mains gercées du poêle à fioul domestique et je sens la chaleur de la vie envahir de nouveau la moindre cellule de mon corps. Mon père sourit car je suis de retour et les moissons s’annoncent abondantes. La pluie qu’on dit « miséricorde » en kurde inonde la ville et les champs de blés autour des villages environnants.
Place de la République, le mois de juillet est un gigantesque oignon pourri. Un vent chargé de crachin secoue violemment les arbres et fait tournoyer les feuilles mortes ainsi que les prospectus jetés par les badauds. En descendant les marches du métro pour rentrer chez moi, je pense que je vais encore me retrouver dans une voiture bondée de toute la misère humaine et de tous ses relents suffocants. Je m’étonne que l’homme, la plus belle créature de Dieu et la plus intelligente, puisse dégager autant de puanteurs surtout lorsqu’il s’adonne aux plaisirs de l’alcool et du tabac.
Malgré le mauvais temps, les vendeurs à la sauvette ont investi les moindres recoins de la station avec leurs marchandises sur des étals de fortune ou à même le sol. Leur nombre ne cesse d’augmenter depuis la monnaie unique et la baisse du pouvoir d’achat. Gagnant modestement ma vie, je leur achète souvent des melons et des avocats moins chers que dans les magasins ED et Leader Price où je fais mes courses. Les Monoprix et les petits magasins de quartier sont bien au-dessus de mes moyens. La vie est à présent un véritable parcours du combattant et l’argent file entre les doigts des hommes les plus économes.
Un vendeur du sous-continent indien attire mon attention avec son cageot rempli de grenades bien alignées. L’air exsangue, il est tellement maigre qu’on dirait qu’il ne mange qu’une fois par an et qu’il envoie tout l’argent gagné au pays pour sauver de la mort une centaine de bouches criant famine. Sans doute demandeur d’asile politique et muni d’un récépissé délivré par l’office français de protection des réfugiés et des apatrides, il vit dans la peur permanente d’être arrêté et de voir sa marchandise confisquée. En voyant les grenades, j’ai envie d’en acheter une ou deux pour renouer avec le temps de l’enfance où je me sentais si protégé, si heureux. Le vendeur s’exprime mal en français et il me donne l’impression de vouloir brader sa marchandise. En me tendant un sac en plastique transparent qui contient cinq grenades, il m’adresse un petit sourire triste. Il a de grands yeux comme ceux des vaches sacrées de Krishna de son sous-continent natal.
J’essaie de ranger les grenades dans mon cartable, mais il n’y a de la place que pour une ou deux d’entre elles. Je ne sais pas ce qui me prend, mais je tremble à l’idée que le mot « grenade » puisse à la fois désigner un fruit et un instrument de mort. La panique s’empare bel et bien de moi comme si je transportais de vrais projectiles bourrés de charges d’explosif et munis de détonateur pour régler l’explosion. La terreur se saisit également des passagers qui se mettent à accélérer le pas vers les correspondances ou les différentes sorties. Les caméras de surveillance incrustées au plafond focalisent sur mon visage trempé et mon chargement. Je ne suis pas au bout de mon étonnement car, en bas d’un escalator, un haut-parleur me somme de déposer doucement mon sac à terre, de garder les mains levées au-dessus de la tête et de ne plus bouger.
Sachant mon casier judiciaire aussi vierge que la neige au sommet des montagnes inaccessibles, j’obtempère. Cependant, j’ai conscience de porter un nom étranger et encombrant par les temps qui courent et le comble, c’est que je trimbale un sac rempli de grenades dans une station de métro pleine comme un œuf. Je me persuade qu’il s’agit d’une méprise sémantique, d’un malentendu linguistique et que tout cela sera vite élucidé. Je décide de patienter le temps qu’il faut d’autant que personne ne m’attend à la maison. Je fais de mon mieux pour rester calme, mais le couloir aux parois blanches devient aveuglant sous les néons qui doublent d’intensité. La sueur qui ruisselle à présent de mon front me pique les yeux que je tiens à garder ouverts pour ne rien rater du spectacle insolite dont je suis acteur et spectateur à la fois.
Trois policiers surgissent comme du tréfonds d’un cauchemar et avancent vers moi à pas mesurés. Deux colosses blancs et blonds et une Antillaise glissent sous des panneaux qui indiquent à présent des correspondances bizarres que je découvre pour la première fois malgré toutes mes années vécues à Paris. Lorsque les deux hommes arrivent tout près de moi, ils se positionnent de manière à m’empêcher d’opter pour la fuite. Comme dans les feuilletons américains, ils posent la main sur la crosse de leur revolver, prêts à dégainer au moindre mouvement de ma part. La policière d’outre-mer me fait un drôle de salut militaire :
— Contrôle des papiers, pièce d’identité, s’il vous plaît.
Malgré le sérieux de la situation, je pense que la « petite dame » est dans le même panier que moi. Elle vit, elle aussi, loin de chez elle, de ses Antilles natales que le monde entier envie pour les plages au sable fin et les palmiers se balançant sous un ciel pur. Forcée à patrouiller dans un couloir du métro parisien, elle est exilée de ce pays paradisiaque où, sans savoir pourquoi, j’imagine des hommes et des filles se déhancher aux rythmes de mélodies endiablées. Je sais qu’elle s’attend à ce que je lui tende un titre de séjour ou probablement le document de voyage réservé aux réfugiés politiques et apatrides. Elle promène plusieurs fois son regard sur ma carte nationale d’identité chèrement acquise et les traits de mon visage crispé. Se retournant vers son coéquipier, elle lui fait signe d’appeler la centrale et de vérifier les données. De toute évidence, elle veut savoir si je figure sur la liste des terroristes qui ont juré la fin de la civilisation chrétienne et occidentale.
En attendant la réponse, elle fixe mon sac et je comprends alors qu’elle me donne la possibilité de parler de mon père mort depuis quelques mois sans que j’aie pu assister à ses funérailles. Cet homme fabuleux, mon père, accordait peu d’importance aux plaisirs de la table, mais face à ces fruits couleur de rubis, il jubilait comme un enfant devant un plateau regorgeant de sucreries et de friandises. Il fermait ses yeux et, sans broyer les pépins entre ses mâchoires, il laissait leur pulpe aigrelette exploser dans son palais avant de descendre son gosier vers un estomac malmené par une nourriture très peu variée. Les fruits que je viens d’acheter vont me permettre, Madame, de renouer avec le temps où mon père me paraissait aussi grand et puissant que la chaîne de l’Anti-Taurus, au nord de ma ville natale, au Kurdistan !
Depuis le 11 Septembre et l’effondrement des tours jumelles à New York, le monde assiste à une montée foudroyante de l’intégrisme. Des attentats perpétrés par des fondamentalistes secouent des gares et des stations de métro dans différentes capitales européennes. La policière d’origine antillaise patrouille dans le cadre du plan Vigipirate. Je lis dans ses yeux couleur de miel les soupçons qu’elle nourrit sur les véritables appartenances politiques et religieuses de mon père. Elle veut savoir s’il éprouvait une sympathie quelconque pour ces mouvances extrémistes et, du coup, j’ai envie de rire à gorge déployée, de faire trembler les couloirs tentaculaires de la station République. Fait de douceur et de clémence, mon père n’était pas capable de faire du mal à une mouche, voyons ! Il observait certes les cinq prières quotidiennes, mais bien plus par tradition que par conviction. Il croyait vaguement au paradis céleste qui met fin au désert des Bédouins et à toutes les privations qui rendent la vie ici-bas si infernale. Il ne rêvait pas de ce jardin d’Éden où coulent des fleuves de miel, de lait et de vin, il lui préférait les terres héritées de son propre père pour lesquelles les hommes de sa génération se battaient et versaient facilement le sang. Pour lui, les valeurs tribales primaient sur toutes les autres et elles exigeaient de lui toujours plus d’adresse et de courage. Sa vraie religion, Madame, était la liberté, l’attachement à la terre, cette terre qu’il voulait à tout prix laisser intacte à ses enfants !
Cet interrogatoire silencieux n’est pas pour me déplaire. Je le désire aussi long que les nuits de solitude parisienne et aussi profond que la tristesse qui m’habite. J’ai envie de crier sur tous les toits de Paris que, si tous les exilés de la terre traînent leur patrie comme un boulet à la cheville, moi je trimballe la mort de mon père sur mon dos et dans ma conscience comme une montagne de plomb. Je désire égrener davantage la mémoire de mon paternel, dire tout l’amour que je lui porte mais le colosse de chair et de muscles termine sa communication télé- phonique. Il approche son visage de celui de sa coéquipière pour souffler à son oreille des mots à peine audibles, mais je l’entends comme s’il les criait dans des haut-parleurs : « C’est un rêveur professionnel. Son corps est là, mais son esprit est toujours ailleurs, il n’est pas capable de faire du mal à une mouche. » L’Antillaise me rend alors ma carte d’identité et un joli sourire éclôt sur deux rangées de dents parfaites. Son salut semi-militaire me signifie que je suis libre de mes mouvements comme de mes phantasmes les plus fous. Les trois représentants de l’ordre reprennent leur marche d’automates et ils disparaissent du couloir comme ils y sont apparus.
Dans une rame de métro de la ligne 11 en direction de Mairie des Lilas, je révise la scène de la station République. Entendant « Terminus, tous les passagers sont priés de descendre ! », je comprends que je viens encore une fois de louper ma station. Au lieu de reprendre la même ligne en sens inverse pour descendre tout près de chez moi, je décide de marcher. Il me faut me dégourdir les jambes et respecter les consignes de M. Lévy, mon médecin traitant qui me reproche toujours mon manque d’exercice. Je déambule dans les veines d’une banlieue hérissée de cités délabrées, d’antennes paraboliques et d’envies meurtrières et diaboliques qui bouchent l’horizon. Dans ces communes traditionnellement de gauche, les rues relatent les moments forts de la Révolution d’Octobre et de l’histoire du Parti communiste français. La banlieue est semblable à un ascenseur social en panne, il n’y a pas de véritable volonté de le réparer de la part des politiques et les pièces détachées viennent des quatre coins du monde. Le linge sèche sur les balcons et la haine couve dans les salons. La banlieue est un monstre qui fait peur et qui vomit ses entrailles gorgées de malaise, de folie, de violence sur le marbre froid de l’âme européenne.
Parvenu chez moi, je me précipite vers la cuisine. À l’aide d’un grand couteau, j’ouvre une à une les grenades et maudis le vendeur de la place de la République. Les fruits achetés n’ont rien à voir avec ceux qui faisaient le bonheur de mon père au Kurdistan : leurs graines sont comme de la poudre noire. En les balançant dans le vide-ordures, j’entends des détonations qui ne viennent pas des poubelles du rez-de-chaussée, mais de beaucoup plus loin. Elles m’arrivent de la zone frontalière où des contrebandiers kurdes bravaient les champs de mines dans les nuits sans lune. Quand mon père les entendait, il savait que des hommes venaient de tomber. s’asseyant dans son lit, il récitait automatiquement Al-Fâtiha et implorait la miséricorde du Seigneur tout-puissant pour qu’il ait pitié des pauvres âmes. Il avait en horreur cette frontière qui avait amputé son enfance de ses plus beaux souvenirs. À peine adulte, et sujet du vaste Empire ottoman qui vivait ses dernières heures, il allait seul à Mardin faire les achats pour toute la famille. Excellent cavalier, il sellait son cheval et, à l’aube, il partait comme l’éclair sans rencontrer ni miradors, ni soldats munis de mitraillettes américaines, ni barrière de mines. Dans l’après-midi, il priait les sabots de son coursier de marteler le sol de la plaine, d’en arracher un nuage de poussière blanche et des volées de perdrix et de cailles. Le ciel s’étendait comme un immense drap d’un bleu délavé qui disparaissait derrière l’horizon tandis que mon père se penchant sur la crinière de sa jument l’exhortait à traverser l’espace gorgé de lumière comme une flèche de feu. Avant la tombée de la nuit, il était de retour à la maison avec les provisions et le sentiment de pouvoir atteindre le bout du monde sans entendre le mot « halte ». À cette époque-là, les hommes étaient aussi libres que l’air, aussi légers que les oiseaux dans le ciel. Malgré la misère générale, ils avaient le sentiment de posséder l’ensemble des vastes plaines et des montagnes du Kurdistan.
Depuis ma rencontre avec le vendeur de grenades, je me rends plus fréquemment place de la République. Je caresse l’espoir d’y retrouver le petit bonhomme et de lui parler du bienfait de ses grenades particulièrement explosives. Je veux également m’excuser de l’avoir maudit dans un moment d’égarement, mais l’Indien avec ses yeux de vaches sacrées et son cageot de saveurs et de senteurs venues d’un autre monde s’est volatilisé pour toujours.
En sortant à l’air libre, je reste un bon moment devant Marianne qui brandit désormais un rameau de grenadier en fleurs. Elle s’est pour toujours départie de cet air guerrier qui plaisait tant aux syndicalistes purs et durs. Sur son visage, je lis toute la tristesse de ceux qui ne peuvent pas faire le deuil d’un être cher.
In En direction du vent. Editions Non-Lieu, 2010.
À propos de l’auteur
Fawaz Hussain est né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde. Il arrive à Paris en 1978 afin de poursuivre des études supérieures de lettres modernes à la Sorbonne. Il vit à Paris dans le XXè arrondissement où il se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle.
Du même auteur
* Le Fleuve, Méréal, 1997, réédité par éd. du Rocher/Le Serpent à Plumes/ Motifs, 2006.
* Prof dans une ZEP ordinaire, éd. du Rocher /Le Serpent à Plumes, 2006.
* Les Sables de Mésopotamie, éd. du Rocher, 2007.
* En direction du vent, éditions Non Lieu, 2010.
* La Prophétie d’Abouna. Editions Ginkgo, 2013.