PORTE
C’ était dans les premiers jours de janvier, période de l’ année où, dans ce pays, plus rien ne bougeait. Les rues et les magasins étaient vides, les gens restaient cloîtrés chez eux, comme plongés dans un long sommeil. Il faisait froid et le ciel était chargé de nuages sombres.
J’ étais sorti, moi, parce que j’ avais en mémoire un rendez-vous accordé de longue date dans un des immeubles non loin du fleuve. Lorsque j’ arrivai, tout était éteint à l’ intérieur, les volets de l’ appartement du rez-de-chaussée étaient même fermés. Je sonnai tout de même. De longues minutes passèrent, sans que rien ne bouge. Comme j’ étais sûr de la date du rendez-vous, je sonnai à nouveau. Après un moment, une ombre remua derrière la vitre de la porte, et l’ on ouvrit. C’ était lui, ses cheveux et sa moustache blancs, visiblement surpris de me trouver là. Il m’ expliqua que son cabinet était fermé, et que notre rendez-vous était en fait la semaine suivante. Visiblement, il ne comprenait pas comment j’ avais pu penser qu’ il pourrait être à son bureau - il n’ habitait pas à cette adresse - en cette semaine de repos généralisé. Son expression de visage était celle d’ un homme fâché qu’ on ait pu le trouver à un endroit où il ne pouvait pas être. Tous deux troublés, nous nous dîmes au revoir et il referma la porte, retournant dans sa nuit.
FENÊTRE
Le froid était vif cet hiver-là. Dans le jardin, des merles cherchaient quelque chose à picorer. A certains endroits, on ne voyait plus que leur tête sortir de la neige, aux aguets. Le visiteur était lui aussi aux aguets, dans la chambre qui donnait sur le jardin, à l’ arrière de la maison.
Visiteur, il l’ avait toujours été, mais cet hiver-là un peu plus que d’ habitude, sachant qu’ il repartirait bientôt. Dans la maison, tous le savaient. Quand le téléphone sonnait, on se disait que c’ était pour lui, que ce serait l’ appel du départ. En attendant cet ultime appel, lui demeurait dans sa chambre hivernale, assis à une table qu’ il s’ était installée devant la fenêtre. Ce n’ était toutefois pas l’ attente qui l’ occupait, mais la simple attention à cette saison qui durait, et à ce que le froid produisait sur les êtres qui l’ entouraient - hommes, animaux, plantes. Il ne se lassait pas d’ observer les oiseaux du jardin, un chat qui passait, la chute du dernier fruit pourri et séché d’ une branche.
Ce qui était au-delà des murs du jardin ne l’ intéressait pas. Est-ce pour cela qu’ on le disait vieux, dans la maison ? Il ne s’ en occupait pas, concentré sur sa tâche.
La fin du monde n’ était-elle pas arrivée ? Un soir, vers minuit, les bateliers firent sonner les sirènes de leurs péniches, sur le fleuve à quelques kilomètres de là.
CARTES POSTALES
Dans la rue principale du village, les escaliers étroits menaient à une porte en bois couverte de cartes postales aux couleurs délavées par la pluie, blanchies par le soleil. Jamais il ne l’ avait vu sortir ni entrer. Comme jadis, lorsqu’ enfant il allait se promener sur le chemin à travers les champs, chemin qui menait à la ferme à l’ écart du hameau. Là non plus il n’ avait pu voir son visage, juste quelques moutons qui paissaient dans un pré derrière. Il longeait le domaine alors, sans pouvoir saluer celui qui, un jour proche, lors de ce que le journal appellerait un « drame de la jalousie », se saisirait d’ un fusil et abattrait son rival.
Les cartes postales sur la porte en bois du village où il vivait désormais caché, à une dizaine de kilomètres de son ancienne ferme, étaient-ce les mêmes que celles qu’ il avait reçues et collectionnées dans sa cellule ? Hors de celle-ci, il continuerait à vivre reclus quelques années dans ce misérable logis, puis mourrait seul, sans qu’ un de ses anciens voisins eût seulement vu son visage et ait pu le saluer. Car qui serait allé frapper à la porte de celui qui, disait-on tout bas, avait « purgé sa peine » ?
ROI
On ne s’ attendait pas à trouver dans ce village médiéval dont les ruelles en pente convergeaient toutes vers la basilique, et où le commerce semblait tourner autour de la vie religieuse et même pénitente de ses habitants, on ne s’ attendait pas à trouver cette demeure. Située en contrebas de la basilique, elle semblait pourtant la défier de ses deux fenêtres tournées vers elle, éclairées par le soleil de l’ après-midi de printemps.
Avant d’ accéder à la propriété, il fallait passer un porche. Le jardin était grand et ouvrait sur la vallée. La demeure elle-même surplombait le jardin. Des hommes et des femmes entraient et sortaient librement en montant ou descendant l’ escalier qui menait à la porte d’ entrée, comme s’ ils participaient à une procession d’ un genre inconnu.
Du bureau placé devant les fenêtres de la chambre, le regard plongeait sur les champs et les forêts tout en bas. Quelle poste d’ observation c’ était ! Autour, dans la pièce, on passait devant des bibliothèques dont les vitrines renfermaient des œuvres littéraires et historiques. Derrière, dans le coin qui donnait sur la rue, il y avait un lit à baldaquin. Quel règne s’ était achevé ici dans l’ indifférence générale, règne auquel désormais, longtemps après, des pèlerins en jeans et chaussures de marche venaient rendre hommage dans un silence d’ église ?
BIBLIOTHEQUE
Il y avait trop de clochards dans la bibliothèque dressée au-dessus de la ville. On avait conçue celle-ci comme une tour dont chaque étage correspondait à une lettre de l’ alphabet. Les livres de tous les domaines du savoir étaient mélangés selon ce principe élémentaire de classification.
Or la direction de la bibliothèque avait commis l’ erreur de la décréter accessible à tous. Bientôt, les clochards de la ville vinrent s’ y instruire à toute heure du jour et de la nuit, car elle ne fermait jamais. Comme les tables étaient communément occupées par les étudiants, ils s’ asseyaient par terre, contre les fenêtres qui offraient une vue imprenable sur les monuments de l’ ancien empire. Certains dormaient dans un coin. Ils ne dérangeaient personne.
Je me souviens que l’ un de mes professeurs m’ avait raconté y avoir travaillé pendant ses études. Il y était de service en soirée et les week-ends, quand les employés à temps complet étaient au repos. D’ autres étudiants prenaient la relève à minuit.
Il m’ avait dit avoir vu certains clochards prendre des notes, et cela l’ avait intrigué.
TOMBE
Qui venait, des siècles après sa disparition, poser des cailloux sur la tombe de l’ Oublié ? Il y avait bien sûr les enfants : ils jouaient dans ce cimetière qui ressemblait à un parc pendant que leurs parents déposaient des fleurs un peu plus loin et nettoyaient une sépulture. Mais les cailloux étaient trop nombreux, et il fallait voir dans la plupart d’ entre eux une forme d’ hommage secret et anonyme.
La pierre tombale était massive, elle avait été prélevée au massif montagneux qu’ on apercevait à l’ horizon. A son sommet, elle était percée, donnant à l’ ensemble une apparence mystérieuse qui la distinguait des autres tombes. Ainsi, il était possible que des visiteurs se fussent arrêtés, et, ne voyant ni nom ni date, eussent voulu rendre hommage à l’ Oublié.
Ou bien - c’ est ce que la femme qui m’ avait conduit là, sur la colline, avait imaginé -la présence de ces petits cailloux s’ expliquait par un rite ancien selon lequel les hommes oubliés de leur vivant venaient se recueillir devant cette tombe, au moins une fois par an. Cela se passait la nuit, me disait-elle. Et elle me raconta qu’ on avait vu des attroupements se former chaque nuit du solstice d’ été.
INNOMMES
Les innommés se retrouvaient certains soirs pour boire un verre. On ne les distinguait pas des autres clients (rares malgré tout dans cette localité). Ils se racontaient leur histoire personnelle, évoquaient au détour d’ une phrase leur décision de se débarrasser de leur nom sans en prendre un nouveau, leur isolement et leur errance après cela, isolement et errance qui duraient encore.
Leur discrétion était légendaire. On les considérait habituellement comme des vagabonds, et les gens des villages où ils passaient leur donnaient parfois du travail, en les payant avec le gîte et le couvert. C’ était après l’ effondrement économique qui vit une population citadine aisée se replier à l’ intérieur des terres pour vivre pauvrement, mais heureux de n’ être pas morts de faim dans les villes livrées au pillage.
Les innommés avaient traversé cette période d’ agitation sociale, ne s’ en souciant guère, profitant simplement de celle-ci pour passer inaperçus. Formaient-ils une nouvelle confrérie, un ordre secret dont les codes échappaient au commun des mortels ? On ne savait pas. Des légendes circulaient.
LIBRAIRIE
J’ allais dans la librairie après les cours. Elle était située sur les hauteurs de la ville, derrière l’ église. Généralement, il n’ y avait personne. Quels étaient les clients du libraire ? Je ne l’ ai jamais su. Des femmes esseulées, des enseignants à la recherche d’ un classique pour leurs élèves, quelques esthètes de passage dans cette ville.
Je prenais un des ouvrages qui venaient de paraître et m’ asseyais dans un fauteuil au fond de la boutique, entre deux rangées de livres. Le libraire me saluait à peine, ne me conseillait pas d’ ouvrage. Il restait derrière son bureau, plongé lui aussi dans un livre.
Dehors les saisons passaient. L’ été, je disparaissais, et réapparaissais en septembre, reprenant le rythme des journées : les cours au lycée, puis, en fin d’ après-midi, deux heures de lecture jusqu’ à la fermeture. Comme dans un rituel, je rangeais le livre que j’ étais en train de lire, passais devant le bureau, et me penchais sous la grille que le libraire descendait, plongé dans son silence.
Pendant toutes ces années, je ne lui avais acheté aucun de ses livres, et, malgré cela, il m’ accueillait chaque jour. Jamais je ne vis quelqu’ un d’ autre assis dans ce fauteuil. Jamais je ne l’ entendis parler d’ un livre à un client.
Un jour vint - je m’ en souviens très nettement - où j’ achetai une des nombreuses œuvres que j’ avais lues tout au long des années. Il leva alors ses yeux vers moi, et je vis qu’ il était aveugle.
CONSTRUCTION
On lui avait dit le jour de l’ embauche que la mort rôdait par ici. Il ne fallait pas se fier à l’ apparente harmonie architecturale des lieux, ni aux jardins et aux fontaines parfaitement entretenus à l’ intérieur autant qu’ à l’ extérieur des bâtiments, ni à la gestuelle affable et tranquille des managers : tout ici était mort.
La matière des tapis était faite de poils d’ auroch élevés dans des pays inconnus. Le bois des bureaux était extraordinairement dense : c’ était celui d’ arbres très anciens. Le béton employé dans la construction de l’ immeuble tout horizontal était le même qui avait été élaboré dans le cadre du projet de Monument de l’ Espoir : résistant à tous les graffitis et à tous les acides. L’ acier et le verre étaient également d’ une solidité à toute épreuve, inoxydable pour le premier, incassable pour le second.
Les collègues du nouveau venu n’ entrèrent pas dans le détail des catastrophes auxquelles le centre pouvait résister, car c’ était le lot de toutes les constructions modernes : toutes les menaces, qu’ elles fussent nucléaires ou sismiques, avaient été prises en considération. Il fallait que la production des nouveaux modèles ne fût à aucun moment interrompue. L’ activité des « ressources » (ainsi nommait-on les employés ici) devait être constante, jour et nuit.
Ainsi tout s’ était figé ici, dans une solidité et une dureté qu’ aucune civilisation n’ avait atteintes jusqu’ à présent.
Ce qui se fissura un jour pourtant ne fut ni d’ acier, ni de béton, ni de verre, mais d’ os. Un à un, les squelettes humains, décidément trop fragiles, se rompirent, défaisant la construction année après année, sans un bruit, sans aucune plainte.
« Aujourd’ hui, nous vous proposons de vous faire visiter les ruines de ce temple unique. Veuillez entrer, sans crainte ».
JOURNAUX
L’ époque était terne, nous en étions conscients. Jamais autant d’ hommes et de femmes n’ avaient cherché refuge dans les alcools et les drogues. Même ce qui paraissait le plus inoffensif pouvait provoquer une accoutumance tout à fait nocive. Ainsi des journaux, dont la plupart, sur divers supports électroniques, étaient devenus gratuits. Chacun pouvait se connecter à son journal préféré, choisi en fonction de différents goûts ou mœurs (les choix politiques ne jouant plus un très grand rôle). Voulait-on lire un article mettant en cause telle ou telle catégorie de concitoyens, on se connectait à tel périodique. Il ne s’ agissait pas ou plus de s’ informer, mais de se mettre en contact avec le miroir de vos humeurs, de vivre une empathie passagère avec une âme voisine de la vôtre, vous fournissant les données les plus brutes sur le phénomène étudié, d’ un point de vue toutefois assez subjectif et libre pour que vous puissiez reconnaître vos propres représentations dans le texte en question. Les auteurs en face étaient des experts en osmose intellectuelle : ils connaissaient parfaitement les zones du cerveau à atteindre chez leurs lecteurs, savaient exactement quelles émotions ils devaient provoquer à l’ aide de certaines expressions et images appropriées, recyclant en fin de compte, au niveau intellectuel, les techniques de séduction de certaines strip-teaseuses. L’ émotion devait durer une dizaine de minutes au maximum, le temps d’ un trajet en métro. Le lecteur devait sortir de son journal convaincu d’ avoir un peu mieux compris la réalité qui l’ environnait, ou du moins une partie, alors qu’ il n’ avait fait que jouir de ses propres représentations, savamment dosées et recombinées par un homme de l’ art de l’ autre côté de l’ écran.
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