Tout est voracité, rapacité, gloutonnerie, goinfrerie de par notre vaste monde où les plaisirs de la chair fréquemment se confondent avec ceux de l’estomac bien garni… L’ai-je entendu la répéter cette formule, la ressasser, et il ne s’agissait chez elle ni de Parkinson ni de maladie d’Alzheimer, car elle ne vieillissait pas si mal notre épicière-restauratrice ! Elle rebattait les oreilles de sa parentèle, celles de sa fidèle clientèle, notamment des représentants rubiconds et joviaux, qui en connaissance de cause volontairement demeuraient inattentifs à sa rengaine... Outre ses multiples activités elle était une fervente lectrice de ce premier mensuel de divulgation médicale : « Guérir », dont les articles dénonçaient notre manie d’ingurgiter trop de viandes en sauce, alors qu’exclusivement nous aurions dû nous nourrir à base de cueillette biologique comme les grands singes, nos primates cousins… En aparté, la mort de ses plus jeunes congénères – en majorité des cinquantenaires – la faisait sourire, et moi me terroriser la vue des chancres mous, des plaies ouvertes, des surcharges pondérales exhibées dans ces didactiques opuscules. Elle n’en finissait pas de ne pas mourir grand-mère Elisa, trotte-menu vaquait entre les travées de sa minuscule salle de restaurant, distribuait ses dégoulinantes cassolettes d’écrevisses tout en martelant d’une voix doucereuse à l’ouïe de ses chers clients : « Vous mangez trop, vous creusez votre tombe avec vos dents ! » …
Elle filait sur le chemin de ses cent ans, fine et menue, ressemblait à un sarment de vigne noueux et sec, un échalas que je m’efforçai de suivre en trottinant… « Mais combien vivante notre Elisa ! », clamait haut et fort notre maire, tout en se pourléchant les babines, repu et rougeaud, au-dessus de sa cassolette récurée, nette d’écrevisses : « grâce à son quasi-siècle d’expérience, c’est l’unique femme du canton à vous les réussir en quenelles, et pourtant le brochet se fait rare dans nos régions ! » … Toujours active et moi gambadant à ses côtés, je lui gardai ses oies et cochons, lui touillai les décapodes dans le faitout bouillonnant d’eau salée jusqu’à ce qu’ils rougissent, avouent n’importe quoi, sinon c’était foutu sa recette partait à vau-l’eau – cela eut été plus favorable pour ces innocentes bestioles dont le bizarre aspect me turlupinait. Ensuite, selon la recette choisie, elle les flambait au Cognac ou les nappait de crème fraîche à la tomate : des ingrédients onctueux et gras !... Elisa cuisinait excellemment grâce à des notions apprises dans diverses maisons, un apprentissage postérieur à ses chiches années de jeunesse passées dans la frugalité – cette période de fin de dix-neuvième siècle qu’elle me narrait, vécue à base de galettes de châtaignes dans un environnement couleur brou de noix –, c’est donc en experte avisée des maladies véhiculées par une alimentation trop riche, les : cholestérol, diabète, artériosclérose, etc., qu’elle s’entêtait à cuisiner aussi calorique... Abusant de ses talents, en ces lieux de ripaille et de bombance où elle officiait en véritable maître queux, à la volée cette rusée distribuait ses cassolettes débordantes, dégoulinantes de lourds gratins d’écrevisses, se permettait – frêle roseau au milieu de cette forêt de chênes aux fûts impressionnants – le luxe de seriner à ses clients entassés dans l’arrière-salle de son restaurant, avec les inévitables serviettes à carreaux déjà attachées autour de leurs cous de taureaux, leurs fourchettes et regards dressés, leurs lippes gourmandes, son cruel avertissement : « Vous mangez trop, vous creusez votre tombe avec vos dents ! »… Un étonnant programme, qui vu mon âge m’interpellait, puisque notre fossoyeur les creusait à la seule force de ses bras ces fosses que garnements, au risque de nous casser le cou nous enjambions ; jusqu’au jour où ayant déchiffré les patronymes inscrits sur les pierres tombales, j’y repérai une mémoire gisant sous mes pieds. Dès lors, si je cessai ces exercices, un certain temps m’interrogerai sur comment ce pauvre homme, client de grand-mère, s’y serait pris sans ses pelles et pioches, avec son seul dentier pour excaver les tombes ? La dernière épreuve espérant ces futurs défunts, se teintait d’insolite ; du haut de ma jugeote d’environ dix ans, cette affaire apparemment clinique se compliquait d’une pincée de métaphysique…
Les animaux domestiques eux aussi semblaient frappés par cette malédiction : « Vous mangez trop, vous creusez votre tombe avec vos dents ! »… Ces grippeminauds et autres raminagrobis, tous fainéants, gourmands et voleurs, vite lassés du pourchas des rongeurs et bestioles nuisibles infestant les caves, greniers et dépendances, se rabattaient vers l’épicerie plus conviviale. Ils y bénéficiaient d’une ambiance particulière, un subtil mélange d’épices et de salaisons ; assis sur leurs derrières de mammifères à poils doux et yeux oblongs, certains lorgnaient vers les jambons et trains de saucisses festonnant les poutres maîtresses, d’autres vers la cloche à fromages plus accessible, tous vérifiaient si par mégarde Elisa oubliait de refermer la porte d’un des garde-manger, sinon le larcin était commis. Hélas, victimes de leur gourmandise eux aussi chutaient ; d’après les fables nous savons que la chair de ces carnassiers est faible mais ragoûtante pour d’autres prédateurs à l’affût du moindre bas morceau ; qu’une évidente mauvaise intention lie les sophistications de la chaîne alimentaire, puisque les petits finissent par bouffer les gros : « Pourtant débonnaires, mais en difficulté dans la vie au-delà du quintal », disait-elle en riant ! Comme les représentants de commerce amateurs de bonne chère et de lits douillets, ces chats se léchaient les babines, faisaient ripaille, inconscients de leurs sorts se chamaillaient pour un bout de fromage, de saucisson, boulottaient leurs larcins sur les lieux de leurs délits... Pourtant, mal nous en prit à nous les hommes, paresseux et gourmands comme ces animaux, il y a longtemps de nous entre-tuer pour un vulgaire plat de lentilles – Elisa possédait un secret, elle les salait à mi-cuisson afin de les rendre plus moelleuses – sans adjonction de Morteau ni de petit-salé en cette frugale époque de la Genèse !... Faute de lectures idoines ces matous creusaient leurs tombes avec leurs crocs, dès les premiers maraudages ils signaient leur perte ; le châtiment serait d’autant plus terrible que furibonde suite à leurs vols répétitifs, Grand-mère les châtierait. A tour de rôle ces voleurs de cochonnailles, ces pillards d’épicerie fine se trouvaient entortillés, ensachés puis assommés contre les murs chaulés de l’épicerie ; ils n’en mouraient pas tous, mais tous été frappés, quand bien même s’avisaient-ils que cette leçon valait avertissement, s’ils en sortaient vivants, derechef ils repiquaient …
La suite appartenait à mon frère aîné, il dépeçait leurs dépouilles, non pour effectuer leur autopsie ni s’assurer une leçon inaugurale d’anatomie, mais pour distribuer leurs sanguinolents morceaux aux écrevisses. Consciencieusement il répartissait les lambeaux de chair fraîche dans des balances, les arrosait d’extrait d’anis, puis nous regagnions les rives du ruisseau longeant notre village, y disposions ces pièges dans les zones creuses et sombres de l’onde. Il fallait voir, dans la minute suivant la mise en place des filets circulaires, comment à reculons et toutes pinces, j’allais dire toutes rames dehors, elles déboulaient ; alors que c’est en ligne droite, ce plus court chemin de la tentation au péché, que victimes de leur voracité elles se précipitaient, se goinfraient ; nous avions hâte de récupérer un maximum de ces enragées bestioles… Car déjà attablés, après avoir siroté quelques apéritifs puis s’être attaqués aux terrines – elle les parfumait avec du jus de truffes, sinon y ajoutait des baies de genièvre – les rubiconds voyageurs de commerce attendaient l’apparition des cassolettes fumantes et dégoulinantes, qui seraient distribuées d’une main preste par Elisa, accompagnant son service de l’avertissement fatal : « Vous mangez trop, vous creusez votre tombe avec vos dents ! » ; creuses ou avariées chez certains...
Ils n’en mouraient pas tous, un énième chasseur de rats de profession – du moins est-ce ainsi qu’il s’était présenté lors de son apparition – ne dut sa survie qu’à un fulgurant lumbago se déclarant lors d’une des séances de torture. Vous pouvez imaginer cette gestuelle digne d’un lancer du marteau, un mouvement tout en spirale, le sac de jute lesté, violemment projeté contre le mur chaulé de l’épicerie, sous l’aiguillon d’une subite douleur Grand-mère abandonnant le supplice, puis à moitié assommé le supplicié s’enfuyant à travers champs. Ce greffier nous le revîmes plus tard, à peine rancunier ou inconscient il réapparaissait : la goinfrerie, la gourmandise réitéraient leurs effets pernicieux… Un second survivant défendit chèrement sa peau et je peux vous certifier que ces animaux sont coriaces, autant que les écrevisses fortement caparaçonnées, toutefois rougissantes sous l’ordalie, avouant je ne sais quel péché par cette idiote façon dont elles s’étaient laissé piéger : cette voracité les ayant amenées, imprévoyantes des inéluctables conséquences, à se jeter sur les lambeaux sanguinolents. Aussi ne m’étonnai-je qu’à demi, en voyant le rouge de l’affront gagner leurs carapaces, lorsque plongées dans les affres de la torture, baignées dans l’eau bouillante du faitout, bruissantes elles semblaient m’implorer ; impressionné je m’interrogeais sur leurs vénielles fautes, sur celles de ces braillards de gourmets dont les vêtements avant leurs chairs éclataient, tout en continuant de les touiller sinon c’était foutu, la recette filait à vau-l’eau ! Quant aux dits voyageurs de commerce cramoisis de plaisir, une fois leurs cassolettes vidées, récurées puis repoussées, leurs serviettes ôtées, rejetées, leurs vestons et pantalons déboutonnés, ils entonnaient, non pas des chants d’action de grâce, mais des chansons à boire : « C’est à boire qu’il nous faut ! » Elisa s’empressait de leur apporter des alcools, des digestifs, alors étonnamment grave l’un d’entre eux se levait, puis après avoir imposé le silence à ses compères, élevant son verre d’un geste auguste – similaire à celui du prêtre lors de l’élévation – proposait à l’assemblée un toast pour ce pauvre père Paul ou Henri, récemment parti à la fleur de l’âge !... Grand-mère affairée prêtait attentivement l’oreille, profitant du service, maligne, s’immisçait dans la conversation exclusivement masculine, tout à trac demandait de quelle maladie les dits pères Paul ou Henri étaient morts ? Elle ne pouvait s’empêcher de sourire lorsque invariablement il lui était répondu, d’apoplexie !... Un temps de silence s’établissait, mais rapidement les chansons paillardes reprenaient leur cours, le fait d’avoir creusé leur tombe durant ces pantagruéliques repas, avec leurs dents creuses ou avariées chez certains, ne semblait guère les soucier ; auraient-ils connu la revue « Guérir », ses photos, ses illustrations explicites de chancres mous, de plaies ouvertes, de surcharges pondérales qui m’impressionnaient, peut-être se seraient-ils méfiés de l’indigestion qui s’ensuivrait ? Ils voyageaient de-ci, de-là, et tant que pouvait durer l’excursion ici-bas, point n’était besoin de trop s’en faire, pas vrai l’ancienne ! … C’est ainsi qu’ils surnommaient grand-mère, qui souriante s’évitait tout apitoiement en leur présentant le menu du lendemain, celui de la semaine suivante : « J’ai bien envie de vous faire un cassoulet ; un lapin marengo ; des quenelles de brochet ; qu’en pensez-vous ! »... Avec le recul et une meilleure connaissance de la duplicité humaine, je pense que mentalement Elisa désignait les prochains, dénombrait ces défunts qui mourraient de crise cardiaque : un incident qui ne survint jamais lors des gueuletons auxquels j’assistai en tant que marmiton, preuve qu’elle cuisinait rudement bien ; « La seule de tout le canton à les réussir ! », disait notre maire… Quant au sac de jute, sollicité depuis tant d’années comme engin de torture, il avait dû abandonner son fond, les griffes des anciens réprouvés ayant produit leurs effets, l’ultime matou de cette histoire s’échappa par l’un des trous, s’accrocha aux basques de Grand-mère, rancunier lui lacéra ses mollets. Ce barouf m’attira : le chat miaulait, rauquait, feulait, griffait, crachait, Elisa dansait, valsait, criait, balançait violemment ses jambes, essayait de se débarrasser de l’encombrant félidé… Impressionné par la furie de l’animal, les semaines suivantes je cauchemardais, craignais qu’il revienne, énorme, glouton, vengeur ce proscrit, qu’il se dédommage sur ma jeune chair, la lacère, la découpe en morceaux, puis les disperse dans un bassin glauque et bruissant de décapodes affamés…
…Des écrevisses voraces toutes en antennes et anneaux, qui des années plus tard entrèrent dans la sarabande, vinrent peupler mes nuits de violentes douleurs épigastriques, à l’aide de leurs pinces dépeçaient mon pauvre estomac de quinquagénaire surchargé… Ces récurrents cauchemars m’amenèrent, perclus de brûlures stomacales, à me souvenir de la vindicte attachée aux gros, à me remémorer les faces hilares des représentants inattentifs à cette sentence, car incapables ou ne souhaitant pas en saisir le funeste sens ; plus ou moins respectueusement ils écoutaient les radotages de l’Ancienne qui allait sur ses cent ans !... Dans ces moments de souffrance je pensai à cette excursion terrestre à laquelle nous sommes conviés, que nous devrions mener allégés et dispos, non embarrassés de ces péchés mortels ayant pour nom : gourmandise, boulimie, goinfrerie, etc. Ces mauvais rêves me conduisirent, las de voir leurs pinces ou crocs me déchirer, à m’établir un régime hypocalorique ; bien que tardif, convenablement suivi il devait me permettre de parcourir un bout de siècle à moins que d’ici là, une éclipse, un raz de marée, un tremblement de terre, une guerre ou une invasion ne viennent perturber ce plan un peu trop ambitieux ? Il en va des résolutions qu’une fois attablés en compagnie d’hôtes généreux, elles perdent consistance, ne conservent de charme que grâce à leur gratuite énonciation…