La plupart des objecteurs de croissance ont renoncé à se dire progressistes car ils ne conçoivent pas un sens prédéterminé de l’Histoire. Nombreux à dénoncer « l’illusion du Progrès », ils s’entendent qualifier de rétrogrades ou de réactionnaires. Certains assument ces épithètes et concluent « c’était mieux avant », en fantasmant sur la vie communautaire idéalisée qu’auraient vécue certains peuples premiers ou des villageois d’autrefois. En France, je ne connais pas de femme qui défende un tel point de vue...
« Progrès ou réaction » constitue une alternative infernale, un piège conceptuel qu’il importe de déjouer. Le mot « décroissance » est, à ce titre, plus risqué qu’« objection de croissance », mais il n’est pas de mots qui ne soient ambivalents, ni de position qui ne puisse devenir dogmatique. On n’y échappe que si nos discours évoluent en relation avec des pratiques collectives et démocratiques de reprise en main de nos conditions d’existence concrètes.
La visée d’une société soutenable, humainement et écologiquement, va alors de pair avec certains progrès, pour qui continue à appeler ainsi les évolutions vers une vie meilleure réalisées par une collectivité. En est-il qui concerneraient les femmes ? Ou, au contraire, l’objection de croissance remet-elle en cause le féminisme ?
ÉTAT DES LIEUX
La participation actuelle des femmes à l’objection de croissance privilégie le domestique.
Dans les activités sociales et politiques auxquelles elles participent, les femmes importent aujourd’hui les soucis qui leur sont délégués dans l’espace privé. Elles prennent majoritairement des responsabilités dans les domaines de l’enfance, de l’éducation et de la santé.
Cela se vérifie aussi dans la mouvance de l’objection de croissance : les femmes sont plus nombreuses à proposer des ateliers de cuisine, de cosmétique ou de santé alternatives que de mécanique ou de philosophie.
Autrefois le domestique était davantage public
C’est la colonisation de l’espace domestique qui a permis l’essor du capitalisme industriel, en dévalorisant les productions traditionnelles des ménages par la publicité pour un idéal de vie « bourgeois » et en promouvant partout l’avis des experts (médecins, éducateurs ou services sociaux), contre le bon sens et la transmission familiales. Ce sont surtout des activités féminines qui ont été ainsi annexées et les femmes, confinées dans leurs foyers, ont perdu la plus grande part de leur influence dans l’espace public, celle que leur permettaient des activités extérieures (se procurer chaque jour des produits frais, laver au lavoir...) et que favorisait la mixité sociale et la domesticité dans les quartiers urbains.
Mais le rapport masculin-féminin a toujours été hiérarchisé
Si les activités dites féminines étaient autrefois davantage publiques, elles étaient toujours considérées comme subalternes par rapport aux activités masculines, y compris du point de vue des femmes, coupables depuis l’origine du monde, de Pandore à Ève. Une hiérarchie symbolique prévaut dans toute l’humanité, qui estampille comme supérieur ou préférable ce qui est masculin. La plupart de nos concepts ont un versant masculin, un autre féminin (grand-petit, raide-mou, sec-humide, etc.), le second étant toujours moins apprécié à priori. Nous sommes loin d’en avoir fini avec cette hiérarchie sous-jacente. Aujourd’hui, outre les hommes, les femmes les plus aisées cherchent à éviter ce qui reste d’activités domestiques « féminines » en employant du personnel de maison ou en déléguant à des entreprises de service. Mais une place égale du « sexe faible » demeure difficile à obtenir dans le domaine considéré comme supérieur et honoré comme tel, celui des activités symboliques, qu’elles soient culturelles, religieuses, politiques ou artistiques.
Aujourd’hui, le rôle civilisateur des activités domestiques est réduit au minimum nécessaire à l’économie
Les femmes se trouvent au cœur de l’injustice qui permet la prospérité du Capital : à l’échelle de la planète, c’est majoritairement sur l’activité non salariée des femmes que repose la reproduction d’une force de travail masculine ou féminine qui se vend au rabais dans les entreprises. Les femmes nourrissent, nettoient, reposent…
C’est seulement dans les pays où beaucoup de femmes sont devenues salariées qu’une partie de ces tâches est prise en charge par des structures (cantines, crèches, maisons de retraite etc.) qui, parce qu’elles sont peu « rentables » en même temps que peu valorisées, peinent à obtenir la part des richesses produites qui leur permettrait de fonctionner correctement (un objectif par ailleurs peu ambitieux). La domination de l’impératif économique (consommez pour exister !) nous empêche de penser philosophiquement et politiquement l’importance civilisatrice de ces tâches.
L’éducation et le partage intergénérationnel et interculturel sont entravés
Cette importance des tâches traditionnellement féminines, les objecteurs de croissance sont bien placés pour évaluer ses enjeux : nous soupçonnons tous combien l’éducation de nos enfants est déterminante vers un avenir durable et plus égalitaire de l’humanité, combien le partage d’expérience avec les anciens est décisif pour acquérir de la sagesse, au minimum la conscience que la vie est une trajectoire douée de sens et nourrie de mémoire, et non une éternité compulsive qui sera malencontreusement interrompue… Hélas, l’offre scolaire actuelle n’est qu’une somme d’apprentissages disciplinaires hors sol, une polyvalence minimaliste visant la simple employabilité. Et même cette mission au rabais, l’école peine à l’assurer parce que sévit la peste publicitaire, basée sur une pensée binaire et la transgression mimée de tous les interdits...
Nombreuses sont pourtant les personnes qui ont connu la vie dans un contexte plus local et moins dispendieux, celui de la France des années 40 et 50 ou celui des pays du Maghreb ou d’Europe centrale. Auprès de beaucoup d’entre-elles, nous pouvons apprendre à la fois la débrouillardise, le don et la solidarité (coucou mes voisines !), mais aussi penser ensemble la lutte contre la domination des clergés, des patrons et des administrations qui nous empêchent de nous gouverner nous-mêmes. De telles relations, parce qu’elles encouragent, surtout en contexte urbain (presque 80% des Français aujourd’hui), la convergence entre cultures variées, devraient contribuer à éviter la clôture ethnique ou « de classe », qui guette toute démocratie locale. La France n’est pas par hasard le pays où l’objection de croissance connaît le plus fort développement politique, c’est un pays où les mariages mixtes sont plus importants que nulle part ailleurs en Europe, et la visée de l’égalité des inégaux y est encore très partagée, au grand dam des capitalistes. Une chose est sûre, la tradition et la démographie étant ce qu’elles sont, développer des relations éducatives avec les personnes ayant l’expérience de la simplicité et de la résistance aux dominations ne se fera pas sans une présence féminine accrue dans l’espace public.
Les tâches « féminines » sont prises d’assaut par la publicité
Même si, depuis quelques années d’offensive publicitaire, les enfants deviennent les prescripteurs d’un grand nombre d’achats des familles, c’est encore le plus souvent par les femmes que passe la décision ultime, en tout cas pour ce qui est de l’alimentation, de l’habillage et des soins. Depuis le XIXème siècle, les femmes vivent dans un climat permanent d’injonctions publicitaires concernant leur physique et leur comportement, leurs vêtements ou les produits utiles au foyer ; injonctions d’autant plus efficaces qu’elles s’adressent à une fraction symboliquement subalterne de l’humanité, toujours en quête de reconnaissance et de valorisation.
Par rapport aux hommes, les femmes sont donc plus souvent des consommatrices compulsives et peu regardantes, mais c’est aussi ce qui les place au cœur de la problématique : consommer rend-il plus heureux ? N’en résulte-t-il pas un bonheur précaire, au prix de l’asservissement à des normes qui, en fin de compte, empoisonnent l’existence en empêchant d’en penser la trajectoire ?
VERS UNE DÉCROISSANCE DES DÉGÂTS HUMAINS ET ÉCOLOGIQUES ?
Capitalisme et démocratie sont antagoniques
Outre le pillage des ressources, le mépris des pauvres et des salariés, et la modification de l’écosystème planétaire au point qu’il pourrait ne plus convenir aux humains, le capitalisme a pour tare, à mes yeux majeure, d’empêcher l’humanité de se gouverner peu à peu elle-même en développant davantage son intelligence ; il est incompatible avec la démocratie prise au sérieux.
Dès l’échelon municipal, en dehors de quelques petites villes et villages pionniers, nous n’expérimentons aujourd’hui qu’une caricature de démocratie. Dès l’école (sinon dès la crèche), nous apprenons que nos désirs et nos questionnements personnels ne sont qu’accessoirement les moteurs de nos trajectoires vitales. La meilleure part de notre temps, il nous faut nous adapter à des programmes et à des projets à l’élaboration desquels nous n’avons été, au mieux, que superficiellement associés. Et quand, fatigués, frustrés, nous rentrons à la maison, nous sommes des cibles faciles pour le tittytainment pulsionnel, via télévisions et ordinateurs, ces derniers rendant néanmoins possible un certain renouveau de la culture écrite. Un bon nombre d’entre nous, entravés par leur crédit à la propriété ou la responsabilité d’un ou plusieurs enfants, ne se rebellent qu’en paroles et entre pairs, beaucoup par internet, car les pratiques de moindre zèle et de « perruque », et à fortiori le syndicalisme, sont de plus en plus réprimés sur les lieux de travail.
L’élévation du niveau d’étude de l’humanité se poursuit un peu partout sur la Terre mais se heurte, en Occident, à un plafond entre études secondaires et universitaires. C’est que l’École prétend développer l’intelligence mais, en fait, la stérilise chez le plus grand nombre, en privilégiant des abstractions canoniques, autrement dit le conformisme, au détriment du questionnement et de la recherche en coopération sur nos situations de vie, avec des apports professorals fonctionnels. Or, l’intelligence humaine, pour se développer encore, a, je crois, besoin de démocratie et réciproquement : l’art, hautement exigeant et créatif, de nous gouverner nous-mêmes en prenant soin de notre environnement pourrait commencer à être appris dès l’enfance, dans la compagnie d’adultes expérimentés, dans une démarche qui mêlerait les générations, tous cherchant à se libérer des routines incapacitantes du capitalisme... Car telle est, à mon sens, la visée qui sous-tend l’objection de croissance.
DANS L’IMMÉDIAT ?
LE SALARIAT : QUAND TRAVAILLER N’EST PAS OEUVRER
Les femmes salariées ressentent plus que les hommes le besoin de « changer le travail »
Choisir la non-collaboration à la croissance exige plus d’investissement dans les tâches privées quotidiennes et, si on double cette non-collaboration avec l’activité politique qui va avec, on se sent vite obligé de diminuer son temps salarié. Bien sûr, le partage traditionnel est possible : l’homme occupe son temps au travail et à l’agit-prop politique, pendant que « sa » femme assure la plus grande part des tâches domestiques. Une telle option chez les objecteurs de croissance (nul doute qu’elle existe), si elle était majoritaire, reviendrait à retarder l’évolution économique souhaitée en ne favorisant pas l’accès des femmes aux débats socio-politiques qui doivent se développer sur les lieux de travail autant que dans l’espace public.
En effet, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à subordonner leur salariat à leurs choix de vie extra-salariaux, d’où temps partiels et moindre ambition carriériste. Elles vivent au premier chef la contradiction entre indépendance financière par assentiment aux choix capitalistes en matière d’emploi et de consommation, et indépendance vitale sous forme de choix plus ou moins réfléchis d’activités familiales, sociales ou culturelles. Les hommes vivent aussi cette contradiction mais, parce que les offres du capitalisme ont toujours privilégié des comportements traditionnellement considérés et stimulés comme masculin (la compétition, l’extraversion et la maîtrise), ils sont davantage enclins à céder sur le plan de leurs choix extra-salariaux, quoique de plus en plus vivent le management actuel comme une oppression.
La question des choix de vie que se posent surtout les femmes est une question qui ne demande qu’à devenir, dans les entreprises mêmes, celle du sens des tâches et de l’inventaire des besoins qui importent vraiment à tous. Or, avoir une activité politique exige du temps.
LE DOMESTIQUE : MASCULINISER POUR VALORISER PUBLIQUEMENT
Des pratiques domestiques de non-collaboration seront décisives
Quels autres moyens avons-nous que la désertion en masse, le renoncement aux productions industrielles qui sont nuisibles pour l’humanité et les écosystèmes, et le développement d’alternatives locales et démocratiques, pour affaiblir le capitalisme et retrouver du pouvoir sur nos conditions d’existence ? Cette « grève de la consommation » de beaucoup de produits y compris agricoles exige un travail plus important à la maison. Moi qui ai jardiné dans un grand jardin partagé, je voyais chaque année des personnes renoncer à leur panier de légumes hebdomadaire, en raison de la préparation nécessaire pour les cuisiner... Pas question de charger les femmes au nom d’une prétendue revalorisation du domestique qui resterait subalterne dans le contexte symbolique actuel !
Comment valoriser les problématiques domestiques pour en faire un terrain d’alternative efficace sinon en « masculinisant » les tâches concernées ? En se montrant, hommes et femmes ensemble, en train de s’approvisionner localement, d’éviter les produits polluants, d’utiliser des denrées moins transformées, de recycler au maximum ? Et plus précisément encore : de cultiver et cueillir ou d’aller au marché, d’éplucher et de cuisiner, de récupérer, d’entretenir et de réparer... La plupart de ces tâches sont prises en charge habituellement par les femmes et le risque existe qu’elles continuent à leur incomber alors que leur part demanderait plus de temps car, tant que le choix de non collaboration aux dégâts est minoritaire, il n’y a pas ou peu de solutions collectives. Pourtant, ce choix encore minoritaire est celui que les objecteurs de croissance souhaitent voir se répandre et être adopté largement, et le plus vite sera le mieux, vu l’urgence humaine et écologique. La mixité constitue le moyen de rendre ces choix désirables aux hommes comme aux femmes, et elle a un autre avantage : pousser à réévaluer collectivement les exigences du ménage, de « l’hygiène » ou des repas, en débattant des enjeux des comportements et des produits, évite l’investissement émotionnel qui rend si souvent difficile la négociation au sein des couples...
La lutte féministe rejoint ici la revendication pour tous de pouvoir mener une vie avec des activités pourvues de sens, compatibles avec la justice et l’écologie, une visée qui exige donc solidarité et partage entre hommes et femmes, en privé et en public.
Vers une industrialisation limitée car démocratique
Il est probable que ce sont, non pas des productions domestiques, mais des alternatives industrielles non rentables du point de vue capitaliste qui seront la plupart du temps les plus économes en temps, en matériaux et en énergie pour nous permettre de nous approvisionner le plus localement possible et de recycler au maximum. Elles diminueront le travail humain que nous jugerons pénible, par une division choisie de gestes et de techniques, avec la coopération de tous. Nous autres citoyens, hommes et femmes à égalité, avons à conquérir les moyens d’exercer un droit d’inventaire sur ce qui est rendu possible par les sciences et les techniques et sur leurs objectifs de recherche.
L’autonomie chère à beaucoup d’objecteurs de croissance n’est sans doute pas la visée qu’il faudrait mettre en avant. Plutôt que d’un imaginaire inspiré par l’individualisme qui sied au capitalisme, nous avons besoin de mettre en œuvre (en actes !) et de cultiver dans nos représentations et nos rêves, une hétéronomie enfin assumée, réfléchie, bref démocratique et écologique, puisqu’il s’agit de faire société autrement qu’aujourd’hui mais à partir d’aujourd’hui, en nous demandant : à quoi sommes-nous attachés ? à quoi voulons-nous l’être ?
Il y a là une « spirale vertueuse », des boucles de rétro-actions : dès maintenant, le choix de consacrer moins de temps aux tâches d’un quotidien, pourtant plus prenant car plus soutenable, doit être possible pour toutes les femmes, aussi a-t-on besoin de tous les hommes, car c’est la condition sine qua non pour une participation efficace des femmes au politique, elle-même décisive vers une société plus juste et plus durable, vers une « économie » enfin assignée au service de cet objectif.
S’OBLIGER À LA PARITÉ EN PUBLIC
Pour se libérer de la peste publicitaire, les femmes ont besoin des femmes
Qui mieux que d’autres femmes pourraient montrer à leurs semblables combien il est agréable de se libérer des injonctions publicitaires en faisant le choix de l’objection de croissance ? Une telle démonstration ne saurait être seulement argumentative. L’exemple est décisif pour donner envie de diminuer sa collaboration aux dégâts humains et écologiques, donner envie de travailler autrement, de vivre à partir de moins d’injustice et de moins d’énergie et de matériaux.
L’objection de croissance a donc besoin, du seul point de vue de la résistance à la publicité, qu’au moins autant de femmes que d’hommes, sinon davantage, s’impliquent dans ses activités publiques.
Indispensable parité politique
Plus largement : attend-on des femmes et des hommes qui prennent en charge l’organisation d’une initiative publique qu’ils aient des compétences précises, ou avant tout la volonté de coopérer pour réussir à rassembler autour d’une problématique (et non de certitudes ou d’expertises) ? Nul doute qu’une moitié de femmes bouleverse certaines routines, mais ce sera forcément dans le sens de rendre ces initiatives plus largement recevables (par les femmes, entre autres…), moins « professionnelles », toutes qualités décisives pour qui veut promouvoir la démocratie directe. C’est pourquoi vous avez bien lu : s’obliger à la parité. Les groupes d’agitateurs politiques qui, comme les objecteurs de croissance, ont besoin d’une participation représentative des femmes, ont à imaginer des solutions pratiques pour la rendre possible dans les conditions encore majoritaires aujourd’hui (la charge des enfants en particulier).
L’égalité des genres : un atout et un objectif pour l’objection de croissance, et réciproquement
De fait, je constate que la participation des hommes aux tâches habituellement « féminines » est déjà plus importante dans les milieux de l’objection de croissance qu’ailleurs, preuve que l’enjeu est ressenti, sinon explicité, alors même que la représentation que les Français se font du couple est désormais égalitaire bien que, dans les faits, on soit encore loin du compte.
Il serait important de valoriser cet atout en apparaissant aussi souvent que possible dans l’espace public, pour y travailler ensemble, festoyer ou débattre, mais aussi interroger culturellement nos représentations (en paroles, en écrits, en musique ou en images). Seule la présence publique d’une humanité alternative, invitant à la rejoindre, permet de contrecarrer l’influence de la pub sur son terrain même, celui du désir de sens et d’expérience. On entend souvent qu’il faudrait privilégier l’être sur l’avoir, mais c’est inférer à tort que l’avoir serait ce qui motive aujourd’hui la consommation effrénée. Dans les propositions de la pub, c’est de l’imaginaire, du sens et de l’expérience qui nous font avant tout envie, et les objets en sont pétris...
C’est aujourd’hui l’objection de croissance qui met au premier plan un problème majoritairement ressenti par les femmes, celui du sens du travail humain, qui est plus largement celui de la vie-même. Et deux visées sont décisives pour que décroissent les dégâts de la croissance : progresser dans l’égalité hommes-femmes dans le contenu comme dans le partage des tâches domestiques, et développer dans l’espace public une véritable démocratie active, où les femmes aient toute leur place.
Refaire communauté, investir les communes
Si objecter à la croissance, ici et maintenant, c’est refuser de collaborer aux dégâts humains et écologiques, et à la dépossession politique qu’implique notre dépendance aux produits du capitalisme industriel, cela va de pair avec l’invention d’autres manières de satisfaire collectivement nos besoins et nos désirs, y compris celui de nous gouverner nous-mêmes. Seuls nos progrès dans cette invention collective nous redonneront du pouvoir sur la destinée de l’espèce humaine. Les institutions politiques actuelles sont dominées par la mécanique capitaliste, et les oligarchies entrepreneuriales et mafieuses veillent à y demeurer largement majoritaires, en actes et en idées.
Le niveau communal est le seul où il m’apparaisse possible de développer dès aujourd’hui une véritable démocratie, à condition que nous soyons assez nombreuses et nombreux à y prendre nos affaires en main, en même temps, sinon au préalable, que dans nos immeubles, nos rues, nos quartiers, sur nos lieux de travail... Alors, nous pourrons conquérir et remanier les institutions municipales pour qu’elles soient à notre service, ce qui ne se fera pas sans réussir à déjouer les routines mais aussi la probable répression de l’État capitaliste. Pour l’instant, la « démocratie » est encore une valeur affichée par nos institutions, mais pour combien de temps encore ?
Petit panorama revendicatif
Dans l’immédiat, il est toujours bon de donner à imaginer l’avenir visé en osant énoncer des revendications « irréalistes » : pourquoi ne pas limiter pour tous la semaine de travail à vingt heures, ne produire enfin que des objets durables et réparables, ou encore définir un revenu maximal autorisé ? Voilà des revendications que le capitalisme ne peut pas nous resservir au rabais (contrairement, par exemple, à celle d’une allocation d’existence), aussi les ressent-on comme hors de portée immédiate, hors contexte : elles nous rappellent la nécessité de conquérir un réel pouvoir citoyen. Elles donnent aussi à imaginer, d’un point de vue féministe, la possibilité de partager entre hommes et femmes le souci du quotidien, dans un monde où nous aurions le temps d’évaluer nos choix de vie et nos routines sociales.
D’autres revendications apparaissent davantage à portée car elles sont contrariantes pour le capitalisme sans être antagoniques, elles l’obligeront seulement à remanier sa redistribution de la part des profits qui finance la reproduction des forces de travail, sachant qu’il cherchera sans fin (hormis celle de l’espèce humaine) à diminuer cette part contrairement à celle qui revient aux actionnaires. Par exemple, chaque adulte ne devrait-il pas être imposé séparément, quels que soient ses liens sociaux ? La paternité ne pourrait-elle pas être valorisée, en reconnaissant, pour la retraite, le travail paternel comme le travail maternel, ? En donnant droit à pension pour les pères divorcés, en leur confiant plus souvent les enfants, en obligeant à un congé de paternité et au partage entre les tuteurs légaux des absences pour enfant malade ? Quant à obtenir la nomination d’autant de femmes que d’hommes dans les commissions de recrutement, les conseils et le professorat des organismes d’enseignement et de recherche publics, cela n’aurait qu’un coût... symbolique.
L’imagination au pouvoir : inventer pour diminuer partout la domination
Même lorsque les femmes sont majoritaires dans une association ou un réseau, (et je me demande si ce n’est pas souvent le cas dans l’objection de croissance), les hommes y occupent malgré tout la plupart des responsabilités. Dès la prise de parole, la question de la part des femmes est posée, encore plus massivement que celle de tous les hommes, bien que pour des raisons qui se rejoignent : c’est la compétition pour « avoir raison » qui est à l’œuvre, selon le modèle (épique) des joutes oratoires héritées de la démocratie athénienne. Sortir de ce modèle de domination par la rhétorique profiterait non seulement aux femmes, mais aussi à la majorité des hommes.
Il est certainement vain d’espérer que les routines soient ébranlées par celles et surtout ceux qui les trouvent confortables ou même naturelles : donner à ressentir les contradictions, à vivre de l’inconfort et amener à questionner, à remanier, sont des objectifs qui concernent les arts (voir, par exemple, les œuvres émouvantes de la compagnie Ilotopie). Mais comme un bon nombre d’humains trouve déjà la situation des genres, non seulement inégalitaire pour les « femmes », mais aussi pénible pour pas mal d’« hommes », la possibilité existe de former des groupes d’agit-prop et de réflexion pour propager la prise en compte de ces difficultés.
Ainsi, concernant les échanges oraux, une recherche active de techniques anti-domination est à mettre au crédit des alternatifs en général, et de l’objection de croissance en particulier. Des propositions ont d’ores et déjà été avancées et expérimentées pour favoriser plus de justice, mais aussi de pertinence à l’oral. Vous trouverez beaucoup d’idées dans le manuel Guérilla kit de Morjane Baba (éditions La Découverte 2003), aussi sur le site des Colporteurs de la décroissance. De plus, une réflexion passionnante est en cours chez Les Renseignements Généreux (autre site à visiter).
Un principe élémentaire se trouve déjà à portée immédiate : renoncer aux salles avec tribune et rangées fixes, avoir toujours la possibilité de se mettre en cercles et en sous-groupes. Soyons conscients qu’il y aura toujours du « pouvoir » mais l’important est qu’il circule, qu’il soit disponible et pas confisqué ! Des rituels sont sans doute à inventer pour qu’en fin d’échange ledit pouvoir soit remis à la Terre, ou au Vide d’où tout procède, ou à l’infini des Possibles : à nous de faire preuve d’imagination…
Et pour les productions écrites ? Comment coopérer entre hommes et femmes qui réfléchissent et se documentent pour écrire des interventions plus vivantes, qui ménagent la part de l’incertitude, du choix multiple en situation ? Il existe une tentative technique appelée « hyperdébat », mais il reste beaucoup à inventer en pratiquant. Comment proposer des écrits qui donnent envie de réfléchir et de contribuer au maximum de lecteurs ? Diverses formes interactives devraient être possibles sur internet, mais pas seulement. L’important est sans doute d’être conscient(e) qu’on réalise une intervention dans un débat plutôt qu’une somme achevée…
Finalement, en matière de débat public, oral comme écrit, il me semble que l’enjeu, pour une reconquête citoyenne du politique, est de sortir des modèles dominants (et dominateurs) plutôt que d’y inclure les femmes… Pour l’objection de croissance, contribuer aux visées du féminisme revient à renforcer des moyens (l’accès des femmes au politique, pour parvenir à subordonner l’économie par la non-collaboration aux dégâts actuels et par la démocratie active) en même temps qu’à conquérir une part de la fin (plus de justice et de liberté pour tous les humains). Et une plus grande « égalité des inégaux » dans les sphères privée et publique avec, à terme, une moindre césure entre ces deux espaces, devrait nous permettre de progresser vers l’abandon de la hiérarchie bipolaire du symbolique, au moins vers son découplage d’avec les genres, l’éventail de ces derniers se diversifiant* au-delà du dualisme masculin-féminin.
Parmi les lectures qui m’ont été utiles :
Sur les inégalités actuelles : le site de l’INSEE où les données concernant Femmes et hommes : regards sur la parité ont été récemment révisées, et celui de l’Observatoire des Inégalités ; tous les deux proposent non seulement des chiffres mais aussi des commentaires très instructifs.
Sur l’importance de l’égalité dans l’espace privé, la plus récente contribution : Dominique Méda et Hélène Périvier, Le deuxième âge de l’émancipation, Seuil 2007, et sur l’imaginaire égalitaire des jeunes générations : cf. l’enquête ISSP France 2002, sur internet.
Sur l’histoire du féminisme : de nombreux livres et sites, parmi lesquels Sysiphe.org. et Les femmes et la vie ordinaire de Christopher Lasch, Climats 2006.
Sur la démocratie directe : chercher l’article en ligne de Philippe Zarifian, sur la démocratie active.
Sur la bipolarisation hiérarchisée du symbolique : Masculin / Féminin (tomes 1 et 2) de Françoise Héritier, O. Jacob 1996 et 2002.
*De mon point de vue, ce qui a lieu aujourd’hui n’est pas la « dé-différenciation sexuelle » « tellement tendance » que dénonce Paul Ariès dans La Décroissance n°37 page 5. Les genres reconnus se diversifient, et c’est une bonne chose pour qui estime que l’assignation sociale au « féminin » ou au « masculin » canoniques, statistiquement dominants, sont des entraves au développement des personnes et à leur richesse identitaire.
Une première version de ce texte (ici très remanié) est parue dans le n°350 du mensuel écologiste et explorateur d’alternatives Silence, 9 rue Dumenge, 69317 Lyon 04, www.revuesilence.net