Balzac écrit presque toujours contre : non seulement contre ses confrères ou ses prédécesseurs [...] et surtout contre lui-même, en se contredisant franchement. Nicole Mozet [1]
Le Vietnam a été en guerre de 1954, date de la Conférence de Genève qui divisa le pays en deux, à 1975, celle de la chute de Saigon. Ce conflit constitue l’un des sujets majeurs de la littérature vietnamienne contemporaine. Considéré comme « la plus grande guerre de libération nationale » [2] par le régime en place, car il le légitime - la plupart des dirigeants du Vietnam actuel appartenant à la génération des anciens combattants -, il est resté un thème étroitement surveillé et soumis à des contraintes sévères. Cependant, au cours des dix dernières années, les écrivains se sont employés à contourner les règles et y ont de mieux en mieux réussi. Recourant à des stratégies narratives, ils ont tenté de faire passer une certaine critique idéologique. Quelle critique, quelles stratégies et avec quel degré de succès ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier.
Selon le « réalisme socialiste » vietnamien, la littérature doit être une « arme » et ses personnages doivent servir de « modèles » aux lecteurs. S’agissant de la guerre, elle a pour tâche de raconter « l’héroïsme quotidien » [3] du peuple, de dire l’« espoir qui anime les cœurs » [4], de « respire(r) toujours l’optimisme » [5], et cela « malgré l’horreur des crimes ennemis, l’immensité des souffrances endurées et des sacrifices consentis » [6]. La subjectivité n’a pas de place dans cette littérature, « l’écrivain cherchant en premier lieu à se mêler à la vie et au combat de tous avant de prendre la plume, essayant d’exprimer non pas les remous de sa propre conscience ou ses rêves personnels, mais les réalités d’une société, d’une nation, les pensées et les sentiments des hommes qui les entourent » [7].
Pour faire sentir le chemin littéraire parcouru, examinons d’abord brièvement Lointaines étoiles, nouvelle de Le Minh Khue [8] écrite en 1971, qui relève encore du réalisme socialiste et que l’on considère souvent comme d’autant plus « exemplaire » de cette littérature de guerre que son auteure a pris part aux combats. Ce texte raconte l’existence quotidienne de trois jeunes filles, dont la narratrice, volontaires de l’armée du Nord, vivant vers la fin des années 1960 dans une caverne, au pied d’une montagne de la cordillère Truong Son qui longe la frontière occidentale du Vietnam [9]. Leur travail consiste, après chaque bombardement américain, à grimper sur ces sommets pour « évaluer le volume des cratères à combler, repérer les engins qui n’ont pas encore explosé et les faire sauter le cas échéant » [10]. Au milieu des rugissements d’avion et des éclats de bombe, elles chantonnent, brodent, copient des paroles de chansons dans un carnet. Elles parlent de l’avenir avec confiance et vivent dans l’admiration des jeunes soldats qui les comparent aux « étoiles lointaines ». La nouvelle se clôt sur la déclaration de la narratrice : « Je déborde d’amour pour tout le monde. Amour combien chaleureux, indicible (...) Nous nous comprenons parfaitement et jouissons pleinement de notre bonheur » [11].
Il faudrait souligner qu’il existe dans cette représentation officielle l’influence du marxisme et du néo-confucianisme. Plus que le bouddhisme, ce dernier marque encore, à l’heure actuelle, la société vietnamienne. Si la doctrine communiste réclame une « égalité des sexes » et la promotion des femmes [12], la pensée chinoise demande à celles-ci de respecter les « trois obéissances » [13]. Afin de répondre à cette exigence double et contradictoire, l’État et le Parti les appellent, pendant la guerre, à contribuer massivement à la défense et à la libération du pays [14], tout en réservant à leurs confrères masculins les postes de responsabilité. En réalité, non seulement elles souffrent autant que les hommes en temps de guerre, mais, une fois la paix rétablie, elles échouent dans leur réadaptation à la vie civile. Après avoir perdu leur jeunesse, elles rencontrent plus que les hommes des difficultés dans la procréation, la recherche du bonheur conjugal ou du travail [15].
Posant au départ que les figures de femme jouent souvent un rôle-clé comme porteuses du sens indirect ou métaphorique d’une œuvre, la présente étude cherche à comprendre comment la littérature vietnamienne représente aujourd’hui la femme, la sexualité et l’idéologie dans leur rapport à la guerre, étant entendu que le sujet demeure sensible. Concrètement, on se demandera comment la littérature vietnamienne contemporaine a pu dépasser les images consacrées d’épouse fidèle ou de combattante heureuse. Certes, depuis 1986, date du 6e Congrès du Parti communiste vietnamien qui marqua le début de la Perestroïka vietnamienne, le domaine des arts et des lettres connaît une plus grande souplesse [16], parallèlement à l’ouverture de l’économie. Mais le régime en place n’a jamais été remis en cause de manière radicale. Si certains sujets « tabous » peuvent être aujourd’hui traités, ils doivent l’être avec réserve. Lors d’un colloque organisé à Hanoi en 1995, la critique officielle, par la voix de Ho Phuong, après avoir reconnu le caractère « simpliste » de la littérature écrite pendant la guerre, et encouragé les écrivains à se préoccuper des « destins personnels dans le drame national », à « travailler non seulement sur notre conflit avec l’ennemi mais aussi sur nos problèmes internes », pour « rendre plus authentique et plus vivante notre littérature de guerre », ordonne néanmoins le maintien d’un ton optimiste. « Écrire la dureté des combats est une nécessité, mais il ne faut pas négliger leur nature et conduire le lecteur à n’y voir que l’horreur, à les rejeter et à les dénoncer. Il faut donc parler de nos luttes de patriotisme et de libération nationale avec optimisme, éloquence et idéalisation », dit-il [17].
Ce tableau quelque peu sommaire des contextes historiques et idéologiques permet de comprendre pourquoi la littérature a dû attendre quinze ans pour réussir à rompre avec le discours officiel. La rupture est d’autant plus significative qu’elle est menée par la génération d’écrivains née après 1945, date de la déclaration d’indépendance du Vietnam et de son entrée dans la résistance contre la France coloniale. Ces auteurs ont baigné dès leur enfance dans les discours patriotiques. Formés à « l’école socialiste », certains se sont engagés ensuite comme volontaires dans les combats contre les Américains.
Dès 1991, trois œuvres de fiction, deux romans et une nouvelle qui évoquaient la guerre à travers des destins féminins, ont marqué ce changement. Les deux premiers ont obtenu le Premier Prix de l’Union des Écrivains, la plus haute récompense de la littérature vietnamienne. Chagrin de la guerre, de Bao Ninh [18], raconte le retour d’un soldat dans sa ville natale. Ce personnage, Kien, un écrivain qui travaille à son premier roman - précisément un récit autobiographique -, est torturé par ses souvenirs, en particulier celui des femmes qu’il a rencontrées pendant les combats : aucune d’entre elles n’en est sortie indemne. Le destin du héros se double de celui de Phuong, son amie d’enfance, sa muse, la seule passion de sa vie. Cette femme, belle, artiste et marginale, qui l’a quitté après une longue attente, ne peut, elle non plus, s’arracher au poids du passé. Le deuxième roman, Embarcadère des femmes sans mari, de Duong Huong [19], relate les douleurs de Hanh, victime indirecte de la guerre, comme tant d’autres femmes de son entourage qui attendent désespérément le retour de l’être aimé. Si ces dernières ont perdu leur époux, amant ou fils, Hanh voit revenir son mari glorieux, mais impuissant. Elle vit dans l’humiliation et la haine : la stérilité du couple est attribuée par les villageois à l’infécondité de la femme. Le texte s’achève sur le divorce, l’inceste et la mort : Hanh, lors d’une crise de détresse nocturne, se retrouve dans les bras de Van, son père adoptif. Lorsqu’elle revient au village quelques années plus tard avec sa fille, Van se suicide, n’ayant pas surmonté la honte. Ce roman de Duong Huong reflète la lutte féroce des femmes contre la guerre - plus exactement contre la séparation, la souffrance, la destruction - par le biais de l’amour ou de la procréation. Ce faisant, elles risquent l’inceste, l’adultère ou la prostitution. Leur combat est d’autant plus violent qu’elles appartiennent à une communauté rurale, frustrée en raison d’un fort contrôle social et idéologique. Leurs enfants sont souvent le fruit d’amours interdites ou de désordres sexuels.
Le troisième récit, La survivante de la Forêt qui rit [20], écrit par une femme, Vo Thi Hao [21], porte directement sur la vie des combattantes. En travaillant sur un thème très neuf - les problèmes psychologiques et sexuels dont celles-ci souffrent pendant et après la guerre, cette nouvelle pose pour la première fois la question du désir féminin, non de procréer mais d’aimer. C’est aussi le premier texte à évoquer des sujets alors « tabous » : désir sexuel, frustration, névrose, hystérie, folie. De ce point de vue, le récit de Vo Thi Hao est très proche d’Adieu, nouvelle de Balzac qui traite de la folie féminine comme conséquence la plus abominable de la guerre. D’autre part, La survivante... élabore un mode d’écriture qui cherche à transgresser tout en acceptant des compromis. A travers ce texte, la situation où se trouvent actuellement les écrivains vietnamiens semble comparable, dans une certaine mesure, à celle de leurs confrères français au début du XIXe siècle que Nicole Mozet a très justement analysée dans son Balzac au pluriel. Ils doivent, les uns comme les autres, faire face à des sociétés post-révolutionnaires qui autorisent une ouverture réelle, pourvu qu’elle reste circonscrite. En particulier dans le domaine de la sexualité et de la vertu féminine, on peut rapprocher le lourd héritage du néo-confucianisme dans le Vietnam contemporain de l’hypocrisie de la bourgeoisie française sous la Monarchie de Juillet. Ces écrivains doivent aujourd’hui pratiquer, comme au XIXe siècle, une « écriture de la ruse » [22]. Souligner les analogies entre un récit tel La Survivante ... et des textes balzaciens comme Adieu ou Le Lys dans la vallée, permet un éclairage réciproque entre la littérature vietnamienne d’après-guerre et la littérature française des années 1830.
Guerre et corps féminin
Résumons tout d’abord la nouvelle de Vo Thi Hao. Cinq jeunes volontaires de l’armée du Nord surveillent, dans une forêt perdue de Truong Son, une réserve de ravitaillement. Elles souffrent de l’influence néfaste de la nature sur leur beauté, en particulier sur leur chevelure, mais surtout de la solitude et de l’ennui : les visites sont rares et le temps semble immobile. Thao, la plus jeune, amuse ses amies en leur racontant les souvenirs de son amour pour Thành, un jeune étudiant de la faculté de lettres de Hanoi. Ce dernier, à travers le récit fantasmé de Thao et dans l’imagination de ses jeunes camarades, perd sa réalité pour devenir un prince charmant de contes de fée. Un jour, trois jeunes soldats, venus à la réserve pour s’approvisionner, assistent par hasard à un spectacle horrible. Les jeunes femmes, sauf Thao, pratiquement nues sous leurs vêtements déchirés, sont en train de se livrer à des gestes obscènes, convulsifs. Les soldats sont frappés par leur rire, sauvage, bestial. Après un instant de frayeur, Hiên, le plus âgé des trois et aussi le plus sensible à cette folie féminine liée selon lui à l’absence prolongée d’homme, réussit avec délicatesse à les ramener à la conscience, avant de faire venir un infirmier pour les soigner. Mais la souffrance de ces femmes, humiliées par leur maladie, s’accroît. La réserve est alors baptisée la « Forêt qui rit ». Une fois, attaquées par un commando de l’armée de Saigon, elles se suicident pour échapper au viol, mais, par une chance extraordinaire, Thao survit à ce drame. Pendant son séjour à l’hôpital, elle apprend que Hiên s’est fait tuer courageusement pendant un combat et qu’il n’a pas été élu, à titre posthume, « héros de la guerre », car l’idéologue de son unité a découvert, en lisant après sa mort son journal intime, ses pensées secrètes sur la guerre. Voilà ce que le jeune homme écrivait dans un carnet caché au fond de son ballot : « Je n’oublierai jamais ce que j’ai vu dans la Forêt qui rit. Même la mort me semble plus agréable ! Me voilà engagé depuis neuf ans, j’ai entendu aujourd’hui le rire sauvage et dénaturé de la guerre !... ».
Deux ans plus tard, Thao quitte l’armée et s’inscrit à la faculté de lettres de Hanoi où Thành, son fiancé, est étudiant en dernière année. Thao vit dans l’internat de son université, partageant sa chambre avec onze jeunes filles, mais se replie complètement sur elle-même, hantée par les fantômes de ses anciennes camarades de Truong Son. Elle continue à voir Thành tout en sachant que le prince charmant de son rêve ne l’aime plus que par devoir. Un matin, elle aperçoit dans le regard de Thành la preuve de sa passion pour une jeune fille de sa classe et décide de rompre avec lui, même au prix d’un mensonge. Thao échafaude alors un stratagème qui permettra à Thành de la quitter sans avoir rien à se reprocher. Elle s’envoie toutes les semaines un courrier à sa propre adresse, de manière à ce que tout son entourage soit convaincu qu’il s’agit des lettres de son nouvel amant. Thành y croit, se sent soulagé et fait sa déclaration à l’autre jeune fille, tandis que Thao, traitée d’infidèle, vit dans le mépris de tout le monde. La nuit de noces de Thành, Thao ouvre pour la première fois ses fausses lettres, et replonge dans ses souvenirs. Elle pense à Thành, imagine les « plaisirs voluptueux » qu’il trouve en ce moment dans les bras de sa jeune femme, se souvient comment elle avait rêvé, au milieu de la forêt, de ce bonheur. La flamme de la lampe à pétrole faiblit devant elle... Les jeunes étudiantes sont réveillées par les éclats de rire sauvages de Thao, en proie à une crise d’hystérie. Elles la transportent de force au dispensaire, puis reviennent dans leur chambre, lisent les lettres laissées par Thao dans le désordre et découvrent la vérité. « À partir d’aujourd’hui, je vais m’écrire à moi-même une lettre tous les jeudis soirs, pour la poster le lendemain afin de la recevoir tous les samedis après-midi. C’est ridicule, mais sans cela, Thành ne me quittera pas avec l’esprit tranquille (...) Mes camarades ! Vous n’aurez pas honte de moi ! Je ferai aussi tout pour que Thành soit à jamais notre prince charmant ! », a-t-elle écrit. La lecture terminée, les jeunes filles viennent frapper à la porte de Thành et lui montrent les lettres. Celui-ci court au dispensaire, mais Thao est partie. Il la cherche partout mais en vain. Il continue à vivre avec sa femme à Hanoi. La nouvelle se referme sur l’image de Thành, cinq ans plus tard, bourrelé de remords et figé dans l’attente désespérée de la femme d’autrefois.
La folie féminine est le thème central de ce récit de guerre. Affectivement et sexuellement frustrées, abandonnées dans une grande solitude et dans l’angoisse de l’adversaire, les jeunes combattantes de Vo Thi Hao vivent dans une double situation : elles doivent à tout moment affronter l’ennemi les armes à la main et, en même temps, elles connaissent la longue attente des épouses restées à l’arrière. Thao n’y échappe pas, même après plusieurs années de paix. Hiên, l’un des trois spectateurs de la scène horrible de la forêt, remarque que l’hystérie est « assez fréquente » chez les femmes soldats. Dans La Survivante..., elle fait l’objet d’une description crue. C’est sans doute la première fois dans la littérature vietnamienne de guerre que la folie féminine est mise en spectacle, à travers le rire « sauvage, bestial ». La destruction, physique et morale, de l’être humain par les combats est symbolisée chez Vo Thi Hao par la corruption du rire. Dans une autre nouvelle, Vo Thi Hao raconte l’histoire d’une jeune femme qui, au terme d’une attente de dix années, découvre avec effroi que son amant, de retour de la guerre, ne sait plus sourire : « L’homme essaie de prendre une expression rieuse. Depuis longtemps il n’a pas fait ce geste. Grâce à un effort énorme, il réussit à se rappeler que pour sourire, il faut au moins laisser découverte l’une des deux mâchoires. Alors, il esquisse un léger mouvement de la bouche et montre toutes ses dents. Mais il oublie que lorsqu’on sourit, c’est avec ses yeux (...) et son âme. Or, son sourire transforme son visage en celui d’un loup méchant » [23].
Il est intéressant de comparer La Survivante... avec Adieu [24] de Balzac. A l’instar de la nouvelle vietnamienne, ce très beau récit français de 1830 raconte la guerre à travers le destin d’un couple qu’elle brise. Adieu est l’histoire de la folie qui survient chez une femme, Stéphanie de Vandières, lorsqu’elle est tragiquement séparée de son amant, Philippe de Sucy, ancien major de l’armée napoléonienne, en 1812, au cours du fameux passage de la Beresina. En effet, après avoir obtenu à grand peine sur un radeau hâtivement construit, deux places pour le général de Vandières - bientôt décapité - et pour sa jeune femme qui l’accompagne, Philippe reste sur la rive. A le voir évanoui, elle crie « Adieu ! ». Pendant deux ans elle est traînée à la suite de l’armée et ne sait plus dire qu’un mot « Adieu ! », avant d’être retrouvée par son oncle. Lors d’une partie de chasse pendant l’été 1819, Philippe, revenu de Sibérie depuis onze mois, et son ami, le marquis d’Albon, l’ont vue errer dans la forêt de L’Isle-Adam. En reconstituant le drame, Philippe réussit à la soigner, mais Stéphanie meurt quelques instants plus tard.
Certes, l’égarement de l’esprit féminin est représenté de manière différente dans les deux textes : plus violent, souvent collectif et se limitant à un état de demi-conscience dans la nouvelle vietnamienne, il prend une forme absolue dans le récit balzacien. Mais que ce soit chez Thao, chez ses amies ou chez Stéphanie, la folie a un lien direct avec la guerre et a pour cause le traumatisme, la frustration ou l’absence de l’homme aimé, réel ou imaginaire. Sa guérison obéit dans chaque cas au principe selon lequel elle peut cesser sous l’effet de la frayeur ou d’un choc. Soulignons aussi que les personnages des deux récits éprouvent une telle fascination pour la mise en fiction qu’ils sont les premières victimes de leur propre imagination. Ni le récit d’amour embelli de Thao ni la Beresina recréée presque à l’identique par Philippe de Sucy ne parviennent à les sauver : aucune volonté humaine ne peut apaiser la réalité de la guerre. Comme dans Adieu où les deux chasseurs, égarés dans la forêt, sont intrigués par l’identité de la femme qu’ils aperçoivent, les soldats de La Survivante... prennent d’abord les combattantes en proie à une crise d’hystérie pour des « singes ». En outre, les femmes sont montrées dans leur nudité et sous le regard des mâles. La folie de la femme signifie ainsi pour l’homme la perte de sa féminité, de sa pudeur. La seule différence est que, si dans le récit français la narration se fait uniquement du point de vue des hommes, le texte vietnamien adopte souvent la vision des femmes pour raconter leurs sensations, leurs désirs et leurs frustrations. Et c’est aussi la raison pour laquelle la nouvelle de Vo Thi Hao est subversive.
La folie est habituellement considérée comme un désordre qui menace la stabilité sociale. Aujourd’hui encore, au Vietnam comme en Europe, les malades mentaux sont internés. Thao est amenée à l’hôpital, « les mains et les pieds attachés par ses amies aidées de quelques hommes », puis forcée de prendre des médicaments. Sa crise provoque chez ses camarades une terreur dont les rumeurs « perturbent tout l’internat ». Au reste, le régime communiste a longtemps cherché à refouler toute expression de l’inconscient et à interdire toute étude psychanalytique : l’enseignement de Freud n’est autorisé que depuis peu et uniquement dans certaines institutions. Pour les autorités en place, dont l’idéologie est bardée de marxisme-léninisme et de morale confucéenne, La Survivante... porte sur une question d’autant plus sensible que cette hystérie est étroitement liée aux problèmes sexuels. Si la sexualité est un tabou dans cette société où un homme comme il faut ne doit avoir ni désir ni plaisir, elle devient intolérable chez les femmes, de surcroît chez des combattantes dont l’esprit est représenté comme le plus sain et le plus vertueux, parfois romantique et souvent confiant, comme le montre Lointaines étoiles.
Vo Thi Hao pousse la question jusqu’à son point extrême lorsqu’elle décrit la tragédie de Thao. Contrairement à ses camarades qui expriment violemment leurs désirs, Thao étouffe, refoule les siens et manifeste trop de vertu. Chez cette jeune femme profondément marquée par la guerre dans son corps et dans son âme, c’est la perversité qui nous intéresse. Il suffit d’observer sa réaction face au regard peu sympathique de Thành sur son corps abîmé, lors de leurs premières retrouvailles, pour comprendre son double complexe, d’infériorité pour avoir perdu sa beauté et sa jeunesse, et de supériorité pour avoir participé à la guerre :
« Elle a l’impression qu’une vague glacée traverse sa poitrine. Ses yeux s’emplissent de larmes d’humiliation. Thành semble se réveiller. Pour se faire pardonner, il s’occupe d’elle de manière exagérée. Thao se sent encore plus triste. Elle regarde Thành dans les yeux :
- Ce que je suis devenue , cela dépasse ton imagination, n’est-ce pas ?
- L’apparence physique ne m’intéresse pas. L’important, c’est que tu es revenue.
- Non, ce n’est pas vrai ! Je te connais. Aujourd’hui, tu es content de mon retour, mais demain, tu verras qu’aimer une femme comme moi, ce sera un trop grand sacrifice.
- Ne dis pas ça ! Je t’ai attendue pendant plusieurs années.
- Oui, mais je veux te libérer de cette fidélité. » (p. 87)
Si chez l’homme l’amour est avant tout désir et jouissance, il est chez la femme orgueil. Quand Thao sent sa dignité atteinte, sa fierté blessée, elle y renonce. Mais elle continue à être habitée par le désir, imaginant les « plaisirs voluptueux » que trouve Thành auprès de sa jolie femme, les regrettant et faisant des rêves érotiques dans lesquels « elle voit une tomate bien mûre. Elle la prend dans une main. Un jus rouge coule sur son bras et monte jusqu’à sa poitrine. Elle a l’impression d’être chatouillée sous les aisselles. Alors, elle éclate de rire » (p. 90). Ainsi, Thao s’égare et égare les autres sur ses vrais sentiments. C’est seulement pendant la nuit de noces de Thành, lorsqu’elle fait face à la perte réelle de son amour, qu’elle se montre elle-même, avec jalousie, amertume et surtout regret. Elle regrette de ne pas connaître le bonheur charnel. Son rire sauvage au cours de cette nuit de noces n’est pas sans rappeler les « horribles regrets » de madame de Mortsauf du Lys dans la vallée lors de son agonie.
Inapte à aimer comme à se faire aimer depuis son expérience de la guerre, Thao veut voir dans son acte de quitter Thành un double sacrifice, pour ses anciennes camarades et pour Thành, l’amant infidèle : « Le bonheur m’a quittée. Mes camarades ! Vous n’aurez pas honte de moi ! Je ferai tout pour que Thành soit à jamais notre prince charmant ! ». La perversité de Thao se révèle à la fin de l’épisode des lettres censées être envoyées par un amant, aboutit à sa propre disparition et à la culpabilité de Thành. Dans ce subterfuge envisagé par Thao pour « sauver l’honneur » de l’amant déloyal, l’écart est tellement grand entre l’objectif et le résultat qu’on doute de sa sincérité. Le mécanisme est trop bien monté et trop soigneusement ordonné pour être honnête. Enfin, on se demande pourquoi Thao, qui connaissait le destin posthume du journal intime de Hiên, peut agir de manière si imprudente en exprimant sa « vérité » dans les lettres qu’elle utilise pour attirer le regard d’autrui. De surcroît, elle les laisse ouvertes. Cette « vérité » n’a-t-elle pas été écrite pour être découverte ? Cette démarche trop généreuse n’est-elle pas en fait un geste de vengeance ?
Mon analyse cherche, non pas à dénoncer une femme malheureuse, mais à rendre compte de ses impulsions contradictoires - générosité et jalousie, désir et refoulement -, des douleurs de son combat intérieur et de son incapacité à se réinsérer dans la vie normale, à oublier le passé et la guerre. Il s’agit de comprendre, à travers ces destins de femme, l’horreur de la guerre. L’horreur ici, ce n’est pas le soldat qui tue, mais l’idée qu’il n’y a plus de lendemain, idée symbolisée par le corps féminin nu, blessé, stérile, souillé, mort ou porteur de folie. La représentation du corps féminin détruit comme le crime le plus atroce de la guerre est une spécificité de l’écriture de Vo Thi Hao. En tant que femme, elle semble vivre l’Histoire de manière viscérale, et cela sans doute à cause de son rapport plus direct avec la transmission de la vie. Dans une nouvelle intitulée Le vent couleur de la mousse [25], Vo Thi Hao met en scène une communauté de femmes rendues veuves par la guerre. Ces femmes, réunies depuis trois générations sur une île où l’unique présence masculine est ironiquement la statue d’un soldat, sculptent des pierres tombales en forme humaine au lieu d’engendrer. La rudesse de leur travail leur fait perdre leur féminité. Dans la nouvelle évoquée plus haut, L’Âme d’une vierge, Vo Thi Hao montre comment la jeune mariée, déçue par l’incapacité de son jeune époux guerrier à sourire, refuse l’union sexuelle avant de se transformer en une plante, laquelle se replie sur elle-même à chaque contact humain, comme si elle avait honte. La métamorphose végétale de la jeune femme peut être interprétée comme son renoncement à la vie humaine, à son devoir féminin de procréation. Le comportement suicidaire des héroïnes de Vo Thi Hao rappelle celui d’Eugénie Grandet que Nicole Mozet appelle l’« anorexie mentale » dans son article innovateur sur les « mystérieuses correspondances que le texte balzacien ne cesse de tisser entre le temps des fictions, celui de l’Histoire et celui de l’écriture » [26]. Comme la jeune Saumuroise, les femmes de Vo Thi Hao « se détruis(ent) par protestation ». Dans le Vietnam d’après-guerre ainsi que dans le Saumur d’Eugénie Grandet, les femmes n’enfantent pas et leur refus de la maternité relève de la pulsion de mort. C’est de ce point de vue que Vo Thi Hao est plus pessimiste que Duong Huong. Si tous deux expriment une vision très critique de la guerre, leurs personnages féminins ont une manière très différente de s’y opposer. Mais en montrant les ruptures provoquées par la guerre dans la chaîne des générations, ils s’interrogent l’un comme l’autre sur le rapport de la guerre à la filiation.
Transgression et compromis
La Survivante... est écrit contre les modèles idéologiques dominants, et cela non seulement dans ses métaphores, mais parfois dans son discours explicite. Au moment de la mort des jeunes combattantes, le narrateur dit : « Les miracles de guerre n’ont pas lieu » (p. 82). S’adressant au lecteur, il quitte les faits pour le commentaire, ou plus exactement il souligne la mise à distance de son texte par rapport à la littérature officielle. Cette phrase signifie que les miracles de guerre tels que les raconte le réalisme socialiste n’ont aucune réalité. De même, dans le carnet de Hiên, la dénonciation de la guerre et la crise de confiance, devenues paroles testamentaires après la mort de leur auteur, convainquent par leur sincérité alliée aux qualités supérieures de cet homme - sensible, intelligent et courageux - et grâce à l’insertion de cet extrait de son journal intime dans le texte. Son « je » parle directement au lecteur : « Je n’oublierai jamais ce que j’ai vu dans la Forêt qui rit. Même la mort me semble plus agréable ! Me voilà engagé depuis neuf ans, j’ai entendu aujourd’hui le rire sauvage et dénaturé de la guerre !... » (p. 84).
Cependant, toujours dans le domaine de la guerre, la nouvelle de Vo Thi Hao contient d’autres propos complètement opposés. Tout en la critiquant, le texte fait à plusieurs reprises l’éloge des vertus nobles et émouvantes qu’exalte le combat : courage, dévouement, fidélité, amitié et honnêteté. Le narrateur commente ainsi la nature du rapport de Thao à ses camarades de Truong Son : « Ces jeunes femmes tombent amoureuses du jeune homme imaginaire, non pas pour elles-mêmes, mais pour Thao. Cet amour par procuration ne pourrait être compris dans une vie où règnerait la paix, à la lumière artificielle de l’électricité. Seuls ceux qui ont traversé la guerre, vécu la solitude et éprouvé le sentiment d’être coincé entre l’enfer et le monde terrestre, peuvent le comprendre » (p.78). Tout se passe comme si la guerre était garante de qualités positives difficiles à acquérir en temps de paix. D’ailleurs, Hiên, l’homme le plus sympathique et le plus généreux de La Survivante..., meurt au combat. De même, l’auteure semble forcer un peu la note quand elle fait mourir les camarades de Thao d’une « mort héroïque » (p.82) : elles se réservent leur dernière balle pour défendre leur « chasteté » (p.81) devant l’ennemi, bien que, cette chasteté, elles l’aient perdue « symboliquement » devant leurs camarades mâles. Thao, ayant survécu à la guerre, est représentée comme incarnation même de la vertu, du sacrifice et de la générosité : elle accepte de perdre son propre bonheur pour sauver l’honneur de son ancien amant et le rendre heureux auprès d’une autre femme, plus jeune et plus jolie qu’elle-même. Dans son esprit, Thành compare Thao à une hirondelle de mer qui, « après avoir tissé son nid de ses gouttes de sang, s’envole très haut dans le ciel pour se laisser tomber sur un rocher, la poitrine écrasée ». Nous ne sommes pas si loin des textes bien-pensants de la morale confucéenne et du réalisme socialiste. Enfin, Vo Thi Hao clôt sa nouvelle sur une image classique et complaisante, le châtiment de l’homme infidèle, Thành vivant, sans aucune nouvelle de Thao depuis cinq ans, dans la culpabilité et dans l’angoisse.
Comment expliquer cette ambiguïté de l’œuvre ? Il s’agit-là, selon moi, d’une stratégie visant à déjouer la censure. Bien évidemment, pour qu’un texte tel que La Survivante... soit publiable, il faut le camoufler sous une peinture idéologique, d’autant plus que l’auteure de la nouvelle est visiblement consciente du pouvoir des censeurs. La Survivante... consacre en effet une place non négligeable à cette question à travers l’épisode du journal intime de Hiên. Le censeur est ici mis en scène dans le personnage du cadre idéologique. Celui-ci lit les sentiments et les réflexions secrètes de Hiên, le juge « petit bourgeois et idéologiquement instable » (p. 84), regrette de n’avoir pu le soumettre à des séances de critique et d’autocritique, décide enfin qu’il ne mérite pas le titre de « héros de la guerre » (p. 84). Précisons un peu le rôle d’un tel cadre. Il existe dans chaque unité de l’armée vietnamienne du Nord, où il est chargé de la « vigilance politique ». Il suit l’évolution idéologique et morale de tous les soldats pour assurer leur conformité aux règles. Tous ceux qui ont l’esprit critique ou une conviction personnelle tel Hiên, sont considérés comme un mal à soigner ou à punir. La démarche du cadre idéologique dans La Survivante... est doublement agressive : Hiên, le rédacteur de ce journal intime, est non seulement absent, il est mort avant la révélation des pensées qu’il voulait sans doute, lors de son vivant, garder strictement confidentielles.
Temps lointain, un roman de 1986 de Le Luu [27], montre combien l’acte de tenir un journal représente déjà un danger pour une armée, telle celle de Hanoi, qui veut gouverner toutes les pensées de ses hommes, et apparaît comme un scandale pour d’autres soldats appartenant essentiellement à la classe rurale où la séparation du privé et du public est peu nette. Sài, le héros du roman de Le Luu, est, comme Hiên, un soldat cultivé. Une fois obtenu son baccalauréat, ce jeune homme s’engage dans l’armée pour fuir son malheur conjugal, mais il y souffre davantage. Son journal intime, dans lequel il consigne les fantasmes nés de son amour pour une ancienne amie de classe, est confisqué. Il se trouve alors dans l’obligation de faire son autocritique lors de réunions interminables au cours desquelles ses camarades se moquent de ses douleurs personnelles, tandis que ses supérieurs lui reprochent sa « liaison extraconjugale », son « esprit petit-bourgeois », son « idéal réactionnaire », son « mépris pour la classe laborieuse » (sa femme est paysanne).
Dans La Survivante..., l’épisode du journal intime de Hiên est une mise en abyme de la nouvelle elle-même. Avec un contenu analogue à celle-ci - la dénonciation de la guerre à travers la folie féminine -le journal et son destin malheureux projettent, comme dans un jeu de miroir, le risque que court l’œuvre dans son entier : la sanction des autorités et l’interdiction de publication. En créant le personnage de Hiên comme son double, l’écrivaine prend pleinement conscience du danger qui l’attend.
La Survivante... est un texte sur la censure et l’autocensure. Les comportements et les réflexions des personnages montrent combien ces derniers, sous le poids du contrôle social, assimilent et intériorisent les règles. Dans La Survivante..., les gens ont l’habitude de mentir et préfèrent parfois le mensonge à la réalité. Thành et Thao se mentent à eux-mêmes et mentent aux autres. L’idéologue ouvre clandestinement le journal intime de Hiên. Les camarades de chambre de Thao lisent indiscrètement son courrier et interviennent violemment dans sa vie privée. Cet amour, celui entre une combattante et un homme qui l’a attendue « pendant de longues années », est tenu pour légitime. Chacun d’entre eux doit respecter ce code, le renoncement de l’un ou de l’autre à cette légitimité étant jugé scandaleux.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la signification du regard masculin sur le corps féminin, objet « immoral » à cause de son lien direct avec la jouissance : Hiên regarde en « tremblant » le corps « nu et ruisselant de vie » des jeunes combattantes ; Thành observe avec dégoût le « corps maigre », les « lèvres livides » et les « cheveux abîmés » de Thao, mais avec désir le corps d’une jeune fille de sa classe : « Il discute avec Thao dans le couloir, mais il se tait brusquement. Il pâlit puis rougit. Intriguée, Thao se retourne et voit s’approcher une jeune fille aux lèvres charnues (...) dont la peau est d’une blancheur éclatante et d’une fraîcheur incroyable ». Mais nous verrons que ces sentiments, très sincères, que Hiên et Thành expriment à travers leur regard, seront censurés par eux-mêmes : Hiên s’efforce de « retrouver son calme » ; Thành semble « se réveiller » en voyant les yeux de Thao remplis de larmes d’humiliation et « pour se faire pardonner, il s’occupe d’elle de manière exagérée » ; de même, il s’est montré trop intéressé par la jeune fille, « s’énerve ensuite contre sa faiblesse en frappant légèrement sur la rampe » et « regarde furtivement Thao, l’air coupable ». Leur réaction est identique : ils se surprennent en flagrant délit de désir, ont le sentiment de la faute et se retiennent.
La nouvelle de Vo Thi Hao, avec son ambiguïté, a-t-elle provoqué des malentendus ? La réponse est malheureusement positive. Si le public et la critique officielle [28] sont parfois favorables à ce texte qu’ils trouvent « touchant » ou « émouvant », ils le réduisent à une simple histoire d’amour fondée sur un schéma classique de sacrifice féminin et de trahison masculine. Célébrant les vertus de l’héroïne et de la guerre, leur interprétation, qui s’appuie sur des catégories purement morales, est stérile. Néanmoins, tout en reconnaissant que Thao et ses amies de Truong Son sont « les victimes les plus malheureuses de la guerre », ces articles et études semblent gênés par les développements complexes et ambigus de la nouvelle sur la psychologie et la sexualité de ces victimes, car ils gardent un silence quasi absolu sur cet aspect [29]. L’accueil moins chaleureux réservé à l’adaptation cinématographique [30] de la nouvelle est non moins révélateur. On reproche au film d’être trop centré sur les désordres sexuels des combattantes, d’avoir fait allusion à leur homosexualité et négligé leurs sentiments patriotiques. Le passage du texte littéraire au film a son coût : ce qui n’était que suggestion dans l’un devient « insupportable » dans l’autre à cause des images « provocatrices » et des descriptions « trop détaillées ». La réussite du texte littéraire montre combien son auteure a su doser son audace et illustre ce que Nicole Mozet appelle le « subtil amalgame de déjà vu et d’inédit » dont dépend le succès de toute œuvre. Elle écrit ainsi à propos des romans de Balzac comme Le Lys dans la Vallée ou La Vieille fille, taxés à l’époque d’immoralité par leurs lecteurs, dont le nombre s’accrut pourtant : « Balzac [sait] parfaitement que pour séduire il faut savoir scandaliser. Un peu seulement, et la marge de manœuvre est étroite, mais le succès est à ce prix » [31].
Hanoi, 2001.