"... quelqu’un qui ait cette même passion attentive aux riens du déplacement."
Matin d’automne, soleil dans la manche, les pluies à la suite des nuages, parties ; parties s’épuiser sur les contreforts des Alpes. Et cette rivière qui raconte, à sa manière, les dernières heures. Cette rivière, c’est l’Arve, que l’on connaît bien à Genève. Quelquefois si grosse et si riche en limon qu’au lieu-dit La Jonction elle parvient, quelques heures durant, à faire barrage aux eaux bleues du Rhône fraîchement ressorties du Lac Leman. Le genre de rivière qui secoue ses rives, ronfle de plaisir, caracole le long de ses berges et soustrait alors le peu de semblant qui pourrait nous tenter de la comparer à une autre. Une rivière épaisse, surprise d’avaler tant de lumière et qui ne se traverse jamais sans danger. "Traverser l’Arve même en été - l’eau n’est pas moins froide mais elle est plus basse - n’est pas une chose facile. Il faut une exacte topographie des gouffres et beaucoup de science des courants." Cette science des courants, c’est l’être singulier, le sanglier (1) qui l’a.
Géographie vraie ce sont trente pages d’un récit traversé par une attachante humeur sauvage, sur les traces laissées - dans le sous-bois : branches cassées, herbes couchées ou terre meuble "marquée" ; sur les bords de l’Arve : galets déplacés ou sable dérobé - par quatre sangliers "en cavale". C’est là aussi le récit d’un homme "naturellement acquis le long des rivières" et doté d’une formidable attention pour le détail et l’imprévu ; attention ne défaisant en rien l’unité du "paysage", au contraire l’éclairant, et la fluidifiant le cas échéant. D’ailleurs à sa suite, comme sur les traces des sangliers, se retrouve-t-on, sans pour autant quitter le lieu de nos découvertes, rendu en un autre endroit.
"Il faut marcher le long de cette rive." Et l’on pense tout de suite à ces "riens du déplacement" qui ébouriffent une géographie trop assurée, ne lui enlevant ce qu’il faut d’assurance que pour lui donner plus de vraisemblance. Le long des rivières, le long d’une rivière, celle que traversent dans ce récit nos quatre sangliers, les paysages sont "d’une exquise poésie". Tout est mouvement. Les chemins se défont sur le passage des bêtes sauvages, les courants des eaux grises arraisonnent nos pensées les plus ancrées. Sur les rives de la rivière Arve, les couleurs de l’automne 1937 (2) sont celles de ce matin. Rives que l’on suit sur les conseils de Charles-Albert Cingria, attentif aux lignes les plus ténues, sablées, entre l’étiage et la crue des eaux.
Non tant "le recours aux forêts", auquel on pense immédiatement à la lecture de ces pages enlevées et enchantées, que la formidable rencontre d’avec le "sauvage" et sa défiance des choses assurées. Non tant l’expression d’une volonté de comprendre et de surprendre, que celle, heureuse et patiente, d’une formidable attention alliée à la rigueur toute poétique de la description.
"Quant aux sangliers, malgré le froid et les rochers et le tumulte insensé de cette grosse rivière grise, ils nageaient admirablement. Etant arrivés sur la plage ou plutôt à l’embouchure de la Menoge et dans la Menoge qui est d’une profondeur insignifiante, ils s’étaient ressaisis, groupés et concertés, décidant, comme s’ils avaient une carte d’état-major, de suivre la Menoge, remontant le cours, par les cailloux et les sentiers dans les arbustes, jusqu’à ce lieu d’un moulin probablement démoli ou emporté par les eaux nommé la Petite Falaise, exactement sous le point de la route nommé Vers chez Béné..."