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Günther Anders et le nihilisme de l’âge atomique 

lundi 16 mars 2009, par Laurent Margantin

Hiroshima est partout rassemble plusieurs œuvres de Günther Anders consacrées à la menace atomique. Celles-ci datent de la fin des années cinquante et du début des années soixante, mais on se rend très vite compte à la lecture qu’elles n’ont en rien perdu de leur actualité, car Anders s’attache à exposer la nature des sociétés postatomiques dans lesquelles nous vivons toujours, même si nous n’en sommes plus autant conscients qu’à l’époque de la guerre froide où deux puissances s’opposaient bloc contre bloc. Aujourd’hui, le risque est sans doute tout aussi grand étant donné la dissémination nucléaire, et de fortes tensions régionales existent, qu’on pense à l’Inde et au Pakistan.
Si Anders parle d’ « âge postatomique » ou simplement « atomique », c’est bien entendu parce qu’il y a eu Hiroshima et Nagasaki, et que nous vivons après cet événement et dans la menace qu’un événement de même nature se reproduise, mais cette fois à une échelle planétaire. C’est d’abord dans ces villes qu’Anders nous emmène avec son journal intitulé L’homme sur le pont, non pas pour visiter les lieux, mais pour rencontrer les victimes et élaborer avec des opposants aux armes nucléaires venus de tous les pays ce qu’il appelle ses « Commandements de l’âge atomique. »

Elève de Heidegger, premier mari d’Hanna Arendt émigré aux Etats-Unis après l’arrivée de Hitler au pouvoir, Anders s’est attelé à une critique radicale de la technique moderne dans son célèbre livre L’obsolescence de l’homme. Il a su se détacher très tôt de la pensée du philosophe de la Forêt Noire, incapable selon lui d’opérer cette déconstruction de la technique pour se cantonner au culte d’une figure de l’homme comme « berger de l’être ». Or, écrit Anders dans son journal japonais, « nous sommes déjà parvenus en ce point où ce n’est pas notre disparition qui serait un miracle, mais notre survie, et même un miraculum perpetuum, qui devrait se reproduire de jour en jour ». L’attitude spéculative voire contemplative du philosophe-ermite doit donc être remplacée par ce qu’on pourrait nommer une action philosophique d’un genre nouveau, poussant le penseur à aller sur place pour prendre conscience de la réalité de l’âge atomique dans lequel nous vivons.

L’objectif d’une telle action est de faire prendre conscience à l’humanité de la terrible menace suspendue au-dessus d’elle, car, dit Anders, avec le développement de la technique, c’est l’incapacité à imaginer les conséquences d’une guerre atomique qui caractérise notre époque, d’où la nécessité d’une nouvelle éducation, « éducation de l’imagination » que l’auteur des « Commandements de l’âge atomique » appelle de ses vœux : « Ta tâche consiste donc à réduire l’espace qui existe entre tes deux facultés : celle de faire des choses et celle de les imaginer ; à combler le vide qui les sépare ; en d’autres termes, il te faut de toutes tes forces augmenter la capacité de ton imagination (et celle, encore plus réduite, de tes émotions) jusqu’à ce que ton imagination et ton émotion soient capables de prendre conscience de la monstruosité de tes actes ; jusqu’à ce que tu sois capable de saisir et de concevoir, d’accepter ou de rejeter – bref : ta tâche consiste à élargir ta conscience morale ».
Action immédiate et philosophie semblent difficilement conciliables ; c’est pourtant une forme de philosophie en acte que pratique Anders de manière surprenante, dans la confrontation avec une réalité qui dépasse l’entendement humain. Celle des victimes en premier lieu, qui plonge les visiteurs dans une expérience de la honte, cruciale sur le plan moral. Car c’est grâce à cette expérience de la honte d’être homme qu’est retrouvée une humanité, même si l’ironie de la situation est signalée par Anders : « Quelle répartition du travail : les uns commettent, et les autres rougissent ».

Anders évoque des marches aux côtés de victimes lors de commémorations des destructions de Hiroshima et Nagasaki. Il relève que les ruines ont disparu au profit de nouveaux hôtels et bâtiments modernes, les conséquences passées de l’explosion d’une bombe atomique, rendues invisibles, devant être elles aussi imaginées. « Le monde de demain sera invisible », écrit Anders, mais il constate que le monde d’hier, à l’ère postatomique, l’est également.

Se figurer, se représenter la réalité de la technique pour pouvoir pousser d’autres à se la représenter à leur tour, c’est ce que tâche de faire Anders, sur un mode militant, recourant aux médias, mais n’hésitant pas à engager une conversation avec ses plus fermes opposants, dans l’avion, dans le train, quitte à se faire traiter de « semeur professionnel de panique ». Il y va d’une nouvelle morale, à fonder philosophiquement, car « la possibilité que l’humanité s’anéantisse elle-même n’avait pu être prévue par aucune éthique. »

On voit Anders élaborer pas à pas cette nouvelle éthique, se parlant à lui-même à la deuxième personne à partir d’observations faites lors du voyage, apprenant à modifier son regard et sa pensée à partir d’une réalité tout sauf exotique, car le risque nucléaire concerne l’humanité toute entière. Lisant, on reçoit aussi une leçon de philosophie pratique, en rupture avec les théories ou les systèmes qui coupent la pensée d’émotions éprouvées lors d’expériences existentielles. Egalement élève de Husserl, Anders est un phénoménologue du désastre, un excellent analyste du nihilisme moderne.

On retrouve cette dimension émotionnelle de la pensée de Günther Anders dans sa correspondance avec Claude Eatherly, pilote de l’avion de reconnaissance météorologique qui donna son feu vert à l’avion qui lâcha la bombe sur Hiroshima. Interné des années après dans un hôpital militaire, il souffre de remords terribles et voit sa santé se détériorer. C’est Anders qui entre en contact avec lui, et les lettres échangées sont à la fois profondément émouvantes et passionnantes sur un plan intellectuel.

Dans les nombreuses manœuvres de l’armée pour empêcher la libération d’Eatherly en raison de prétendus troubles psychiatriques, dans le manque d’indépendance de la justice à l’égard des militaires et des responsables politiques, dans la volonté d’Hollywood de faire du pilote d’Hiroshima un personnage de film qui dénaturerait les idéaux de l’homme désormais engagé auprès des victimes japonaises et des militants pour le désarmement nucléaire, on distingue très nettement l’autoritarisme plus ou moins larvé et le cynisme évident de certaines institutions et de multiples groupes de pouvoir dans les sociétés occidentales. Et c’est aussi un des mérites du livre d’Anders de nous éveiller un peu plus à cette conscience qu’une véritable pensée philosophique a aussi pour tâche de dévoiler avec force la réalité du nihilisme moderne sous toutes ses formes, l’une des plus terribles étant bien entendu l’assujettissement de la technique au pouvoir militaro-industriel.

P.-S.

Hiroshima est partout, Seuil, 2008.

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