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Heureux comme Ulysse 

lundi 21 mars 2005, par Sébastien Doubinsky

Les rues froides de Tours m’enveloppèrent de leur pénombre glaciale dès que je sortis du hall de l’immeuble où habitait ma mère. J’avais oublié à quel point la riante Touraine pouvait parfois se comparer sans honte à la Sibérie. Dans mes souvenirs, il faisait toujours doux, au Jardin de la France. Il était amusant de penser qu’au bout de deux ans - deux ans seulement ! - la mémoire jouait pleinement son rôle de tricheuse et déformait positivement le plus banal des quotidiens. Quiconque voyage un certain temps à l’étranger devient lui-même étranger. De passage ailleurs, il se fabrique un masque de circonstances, un patchwork de clichés présentables ou de réfutations étonnantes. De retour chez lui, il remplace le masque de départ par celui de l’arrivée, le même en négatif, en quelque sorte. Ma mère, chez qui j’étais revenu passer la fin d’une semaine de vacances bien méritée, m’interrogea bien entendu ces années passées à New York. "J’ai bien reçu tes mails et c’est vrai qu’on s’est beaucoup parlé au téléphone, mais j’aimerais quand même en savoir un peu plus... Tu es ici, maintenant, tu peux tout nous dire...". Tout d’abord étonné d’être soupçonné de mensonge, ou tout au moins de dissimulation, je me rendis compte qu’elle n’avait pas tort. On ne dit pas tout quand on est loin. Ce n’est pas que l’on ment ou que l’on dissimule, mais la réalité n’est plus la même. Alors on omet, on oublie, plus ou moins sincèrement, on gomme... Hier soir, en lui racontant donc en détails ma vie new-yorkaise, je me rendis compte à quel point je ne savais rien de ma propre vie là-bas. Certes, je travaillais pour un bureau d’études en architecture à TriBeca, je louais un 20 mètres carrés à Brooklyn pour un prix défiant toute concurrence, je m’étais fait de nombreux amis, d’une amitié moins superficielle que je ne l’imaginais au départ, et non, je n’avais toujours pas de copine - et ce n’était pas faute d’avoir essayé.
- Tu te sens bien alors, là-bas ? avait demandé ma mère, en allumant une cigarette avec le briquet de mon père.
Son ombre passa sur nous comme le reflet du métal dans la flamme, mais ne s’arrêta pas.
- Oui, je crois.
La vérité était que je n’en savais absolument rien. Oui, matériellement, j’étais bien. Un peu stressé par le boulot, comme tout le monde aux U.S.A., bien seul le soir dans mon lit comme Bardamu dans sa chambre d’hôtel, célibataire endurci par des échecs successifs, mais quand même, je me sentais mieux là-bas qu’ici. Enfin, apparemment.
Ce que je n’arrivais pas à dire à ma mère - et cette impossibilité m’étonnait moi-même - c’était qu’on m’avait proposé de rester encore trois ans là-bas. Mon contrat prenait fin au printemps, mais John, mon patron direct, m’avait demandé au cours d’un dîner bien arrosé chez son partner, si ça m’intéressait de rester travailler avec eux. Grisé par le vin et deux ou trois belles célibataires que John et son associé essayaient de me fourguer, j’avais répondu "Oui, bien sûr". Dans l’avion du retour, j’avais déplié le contrat, que j’avais relu avec attention. Il n’était toujours pas signé. J’avais sorti un stylo, mais l’hôtesse de l’air me demanda ce que je voulais boire et je me réveillai brutalement, comme sorti d’une transe. Je lui demandai un Gin-Tonic et rangeai mon stylo et les papiers. Je ne les avais plus regardés depuis. Quelque chose retenait mon bras, quelque chose de lourd et d’indéfinissable qui, je l’espérais, trouverait son explication à Tours, la ville "la moins littéraire de France" certes, Balzac dixit, mais ma ville natale avant tout. Rien de tel qu’un bon retour aux sources pour mieux envisager l’avenir.
J’avais donc passé la journée et la soirée d’hier avec ma mère, arpentant les rues tordues du vieux centre pour aller prendre un café sur la populaire Place Plumereau. En deux ans, rien n’avait changé. C’était formidable, par rapport au rythme effréné des faillites et remodelages de New York dont évidemment le 11 septembre 2001 était l’exemple le plus extrême. Je respirai à fond le bon air de la routine et de la banalité tranquille.
- Ton père t’aurait beaucoup envié, avait dit ma mère, attablée devant un grand crème.
Elle avait raison. Il était mort depuis plus de six ans maintenant et d’une certaine manière, il me manquait plus maintenant que lors de sa mort. Peut-être parce que, comme lui, j’avais tenté ma chance aux Etats-Unis. Mais lui en était revenu au bout de deux ans, justement. "Parce que la compétition était trop dure là-bas" expliquait-il. Je pense moi, maintenant, que c’était parce qu’il avait eu peur de rester là-bas pour toujours et d’effacer à jamais la France de son histoire. Il avait six ans quand la deuxième guerre mondiale avait commencé. Fils d’immigrés juifs russes installés à Lyon, il avait été sauvé par un policier français qui avait prévenu ses parents et il avait été placé dans une famille de paysans, en Bourgogne. Ses parents s’étaient cachés et avaient réussi miraculeusement à s’en sortir vivants. Pour mon père, contrairement à beaucoup de ses coreligionnaires, la France était le pays qui l’avait sauvé. Il lui devait quelque chose. Moi, je ne me sentais lié par aucun contrat. L’aventure américaine s’était présentée par hasard et m’avait tenté, un point c’est tout. Et aujourd’hui, je ne savais pas très bien ce que j’allais faire faire.
Je remontai le col de ma lourde veste en cuir et enfonçai mes poings dans les poches. Je passai au pied des Halles, une construction des années quatre-vingt éclairée par des lampadaires chirurgicaux, qui contrastaient étrangement avec les vieux bâtiments de la place. Le ciel noir de décembre tournait lentement au-dessus de ma tête et je respirais l’air glacial comme de bons souvenirs. Il n’était que onze heures du soir, un mercredi, mais les rues étaient pratiquement désertes. Ça aussi, je l’avais oublié, plongé quotidiennement dans la frénésie insomniaque de New York. Ainsi, dans d’autres pays, les gens dormaient la nuit. Mais il y avait un endroit, dans cette ville, où je savais qu’on ne dormait jamais, Aux Frères de la Côte. C’était le bar qui m’avait vu passer du stade d’adolescent boutonneux à celui d’étudiant malheureux, du petit buveur de bière au grand consommateur de tequilas frappées, bref l’endroit où j’avais dépensé le plus d’argent quand je n’avais pas encore de loyers à payer. C’était aussi le lieu où je m’étais fait de belles amitiés - Franck, le patron, un type jeune et ambitieux qui rêvait d’ouvrir un rade encore plus grand dans la capitale, mais aussi Jojo, un étudiant en philo qui voulait fonder son propre parti politique parce que "tous les autres, c’était uniquement le pouvoir qui les intéressait, pas la révolution !", Peter, un Anglais égaré par ici qui bidouillait de la musique électronique et qui partait souvent le week-end faire le DJ à Londres, Bruxelles ou Berlin. Il y avait aussi Ben, qui faisait les marchés et travaillait comme saisonnier de mai à septembre et Sylvie et Béa et Loulou, les trois grâces du bar dont tout le monde était amoureux sans jamais les avoir. J’aperçus l’enseigne qui brillait au coin de la rue et pressai le pas. C’était ma boussole, à présent, mon intime chez moi chez les autres, le seul lieu qui m’ait manqué pendant mon exil. J’avais d’ailleurs envoyé deux cartes postales à Franck. C’était la moindre des choses pour quelqu’un qui ne vous faisait payer qu’une bière sur deux...
Je poussai la porte. Le bar non plus n’avait pas changé, enfin, le décor tout au moins - moderne, fonctionnel, presque froid, contrastant bizarrement avec son nom. On s’imaginait un repaire de pirates et on se retrouvait dans une banque. Dans la ville, Aux frères de la côte avait la réputation - un peu exagérée - d’être un bar "intello". Certes, on y parlait beaucoup, mais ça ne volait souvent pas bien haut. Je me souviens que Jojo avait voulu créer une "soirée citoyenne", comme c’était la mode à l’époque, bref une soirée où l’on discutait politique... Six personnes en tout étaient venues et elles étaient si désespérément toutes du même avis qu’au bout d’un quart d’heure tout était dit, ou plutôt rien n’était dit.
Je ne connaissais pas la serveuse derrière le bar, une belle brune habillée tout en noir, avec un piercing au-dessus de l’œil gauche. Je m’installai au coin du zinc, comme à mon habitude autrefois et commandai un demi. Je regardai ma montre. Il était onze heures dix. Le bar était presque vide, seul un petit groupe d’adolescents, attablé autour d’une table, riait trop fort par rapport au volume de la musique. Je ne m’inquiétais pas, il était encore tôt. Le bar n’ouvrait pas avant vingt-deux heures, les autres allaient sûrement arriver. Je demandai à la serveuse quand Franck allait venir.
- Franck ? non, c’est son jour de repos. Il sera là demain soir.
Je hochai la tête et allumai une cigarette. Je devais repartir pour Paris demain matin, tôt. Mon avion pour New York partait à vingt heures, mais avec tous les "security checks", il valait mieux arriver en avance... De plus, j’avais envie de voir Paris une dernière fois avant de décoller, faire un tour nostalgique chez Gibert et son rayon de livres de poche, si bon marché pour un new-yorkais. La grande brune alla s’installer de l’autre côté du bar et se plongea dans un livre. De loin je ne pus déchiffrer que le nom de l’auteur. Maurice Blanchot. Peut-être que cette gargote méritait bien sa réputation, après tout. Un couple entra, suivi d’un autre. Ils se saluèrent, mais ne s’assirent pas ensemble. La soirée commençait. Il m’était amusant d’être devenu l’étranger d’un de mes lieux si familiers. Je ne connaissais personne et personne ne me connaissait, et pourtant j’avais hanté ce café pendant une bonne dizaine d’années. J’aperçus les deux cartes postales punaisées que j’avais envoyées à Franck au-dessus du bar. La preuve indiscutable de mon appartenance au décor. Trois types vinrent s’installer au bar, à une coudée de moi, en polos rayés, chinos et doudounes de ski extra-épaisses. Des étudiants américains. C’était plutôt drôle ce hasard, mais je restai dans mon coin. J’attendais mes vrais amis, mes vieux compagnons - je n’étais pas là pour jouer à celui qui s’emmerde et qui engage la converse avec n’importe qui. La brune prit leur commande et j’en profitai pour demander un autre demi.
Tandis qu’elle préparait les boissons, je jetai un coup d’œil circulaire à la salle. D’autres groupes s’étaient formés et bavardaient plus ou moins tranquillement. Je notai qu’ils agissaient comme s’ils étaient ici chez eux, interpellant joyeusement la serveuse et lançant des blagues qui faisaient rire les tables avoisinantes. Il régnait une atmosphère bon enfant qui faisait surgir en moi une multitude de souvenirs qui ne correspondaient plus à ce que je voyais.
Après avoir servi les Américains, la brune m’apporta mon demi.
- Et Jojo ? Il va venir ?
La brune leva un sourcil.
- Jojo ? Ça fait longtemps qu’il ne vient plus ! Je crois qu’il est parti sur Lyon.
- Peter ?
Elle haussa les épaules. Elle ne le connaissait pas.
-Je suis un vieil ami de Franck, finis-je par expliquer. Les deux cartes postales là-bas, c’est moi qui les lui ai envoyées. J’habite à New York maintenant.
- Ah. Et c’est bien là-bas ?
Je haussai les épaules, fanfaron.
- Pas mal.
- Cool.
Elle s’éloigna pour aller servir de nouveaux arrivants. Je contemplai ma bière et allumai une nouvelle cigarette. Il ne me restait plus que l’espoir de voir apparaître les filles - par miracle. Un des Américains me taxa d’une cigarette. Je lui donnai aussi du feu.
- Thanks !
- No problem.

Il me fit un clin d’œil, je lui répondis par un demi-sourire. L’heure tournait et je me sentais de plus en plus mal. J’étais revenu ici pour éclaircir mes pensées et je me retrouvais en plein spleen, sans aucun idéal. Etranger là-bas, étranger ici. J’imaginais alors les sentiments d’Ulysse dans son propre palais. Oui, mais pardon, Ulysse il avait Télémaque et Pénélope et la vieille servante et le vieux chien, tandis que moi... C’était plutôt maigre. Un des Américains me demanda poliment une cigarette. Nous engageâmes la conversation. Ils venaient de Virginie et participaient à un programme overseas pour compléter leur cursus. Nous discutâmes jusqu’à la fermeture. Les filles ne se montrèrent pas. La Brune me fit payer plein pot. Je quittai le groupe des Américains sur la place Plumereau. Nous allions nous envoyer des mails, c’est promis. Dans ma poche, j’avais le contrat, toujours pas signé. Très haut, quelques étoiles brillaient dans la froide nuit tourangelle.

P.-S.

Né le 25 août 1963, à Paris mais a vécu une partie de son enfance aux Etats-Unis, d’où il tire les origines cosmopolites de ses influences littéraires et le côté double de son écriture, certains textes ayant été à l’origine écrits en anglais. Il a fait des études d’histoire et d’anglais, et enseigné pendant huit ans la littérature française à l’université d’Aarhus, au Danemark, où il a soutenu une thèse sur Blaise Cendrars. Il est revenu en France en 1999, et depuis enseigne l’anglais dans la région parisienne.

Romans publiés en français :

Les Vies Parallèles de Nicolaï Bakhmaltov, Arles, Actes Sud, 1993.
La Naissance de la Télévision selon le Bouddha, Arles, Actes Sud, 1995.
Fragments d’une Révolution, Arles, Actes Sud, 1998.
Mira Ceti, Paris, Baleine, 2001.
Les Ombres de la croix, Paris, Baleine, 2002.
La Comédie Urbaine, Paris, Hors-Commerce, 2004.

Romans publiés en danois :
(Traduits de manuscrits originellement écrits en anglais)

Hvid Støj (La Naissance de la Télévision selon le Bouddha), Aarhus, Editions Modtryk, 1994.
Gul Tyr (Taureau Jaune), Aarhus, Editions Modtryk, 1995.
Babylons Grønne Haver (Les Jardins de Babylone), Aarhus, Editions Modtryk, 1995.

Nouvelles :

"La Solitude du Baiseur de Fond", Revue Rue Saint-Ambroise n° 4, printemps 2000 ; "Bienvenue Papa", Revue Rue Saint-Ambroise n°5, automne 2000 ; "La Flèche", Revue Rue Saint-Ambroise n°6.

Recueil de poèmes :

Cambodge Orchestre, Poitiers, Editions Rafael de Surtis, 2001.
Exhibition Coloniale, Paris, Spoon Editions, 2001.

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