TABLE
– Première partie (I) -------- p. 9
– Deuxième partie (II) ------ p. 53
– Troisième partie (III) ----- p. 141
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Brigitte débarrassait ; débarrassait la table, débarrassait les débarras de son père, de son père en communiste, débarrassait les déchets de son H.L.M. de sympathisants. Brigitte retirait les miettes, nettoyait la table des envies médiocres de Surfé, de ses appréciations petites, de ses conseils malingres, de ses commentaires sordides. Elle nettoyait l’image de son père, homme sans cervelle, à la braguette exactement proportionnelle à son habitude enkystée de recevoir des ordres. Brigitte était bien obligée de desservir les illusions de son frère, de son frère qui lui avait fait croire de ce qu’il vivait, de ce que l’on pouvait vivre, de ce que l’on devait vivre parce qu’il avait un copain qui s’appelait Jean. Et Jean n’avait rien dit. Il était là, passant de la salle à manger au salon Henri II, muet, tête baissée, les yeux vers le haut, myope, insensible, inodore, lapant le marc de son père.
Quand Yves vint les rejoindre aux digestifs, Surfé qui s’assoupissait reprit sa morgue professorale.
« Cavignot tu devrais un peu mieux surveiller ton fils. C’est à croire que ça ne vaut rien à un prolétaire de sortir de sa classe. Depuis qu’il est étudiant il s’est abouché avec tous les traîne-savates du Quartier latin, tous ces fils de bourgeois qui, sous prétexte qu’ils ont adhéré aux Jeunesses communistes, prétendent dicter leur loi au Parti. Ces jeunots, paraît-il, ne sont pas d’accord avec notre soi-disant mollesse à combattre la sale guerre. Ils prétendent qu’on est chauvin ; non mais des fois, tu sais le Parti n’aime pas ça. Et en plus, si un fils de vieux militant va prêcher le mauvais exemple, il y a plus qu’à tirer l’échelle. »
Yves, embarrassé par sa trompette, passa en coup de vent, déjà trop heureux que son père n’ait pas trop gueulé de ce qu’il ait préféré les petites jam-sessions qu’il se faisait tous les dimanches avec ses copains au dîner familial et militant. Avec ses grandes jambes osseuses et sa cage thoracique en forme de tuyau de poêle il s’était d’abord fabriqué un personnage de Pierrot lunaire qui coupait court à toutes les récriminations familiales.
« Bonsoir p’pa, salut Maurice » lança-t-il en faisant un clin d’œil à Jean. Vous occupez pas de moi, il faut que j’aille ranger ma musique. »
Papa Cavignot était habitué. Il avait vaguement assimilé les paroles de Surfé, tout à l’envie de reprendre un petit marc. Maurice somnolait. Était-ce la médiocrité de l’auditoire qui rejaillissait sur le contenu de son propos, Surfé n’y tint plus.
« Cavignot je te préviens, ton jobard de fils a beau faire l’artiste et passer son temps à jouer le jazz, si ça continue, il sera exclu du Parti et toi aussi on pourrait t’asticoter. Tu es son père, non ! S’attaquer comme il le fait à la politique du Parti c’est grave. Nous ne pouvons pas admettre les provocations concertées d’une entreprise malsaine, fut-elle animée par des jeunes inconscients. Car, là-dessous, il faut voir le fond de l’orientation, sciemment organisée par des groupes qui veulent la destruction du Parti. C’est du trotskisme. Quand un membre est gangrené il faut le couper, fut-ce ton fils et même toi par ricochet. »
Brigitte avait été envoyée par sa mère pour ramener les verres à la cuisine. Comme d’habitude, quand elle était dégoûtée du monde, c’est-à-dire des hommes que lui faisait espérer son frère, elle traînait les pieds, ce qui avait le don d’exaspérer sa mère. Elle avait beau s’être lavé les mains, l’odeur rance des viandes trop rissolées, quand le restant de graisse non avalée s’est solidifiée, formant sur les assiettes comme un petit gâteau de miel malpropre, lui semblait avoir pénétré sa peau, la ravageant toute. C’était ce qui l’écœurait le plus dans le fait d’être fille, cette suie culinaire qu’elle était condamnée à respirer, dimanche après dimanche, et qui rendait dérisoire les efforts d’élégance qu’elle faisait puisque son corps devenait inexorablement ce bouquet d’odeurs frites. Elle se sentait comme silicosée du ménage à faire, des repas à préparer et de la vaisselle à laver. Son visage, sa poitrine, son ventre et ses jambes se transformaient en meubles à dépoussiérer et elle enrageait de retrouver malgré elle, en se frottant convulsivement les mains sur le tablier que sa mère l’obligeait à porter et qu’elle détestait, les gestes mécaniques de la bonne ménagère que ses parents lui avaient une bonne fois pour toutes assignée comme rôle et comme avenir. Elle-même et les autres se métamorphosaient en ustensiles et les propos de Surfé sur les membres malsains qu’il fallait couper l’imbibaient comme une éponge s’imbibait de toutes les flaques de la table à liqueur. Ça lui rentrait dans l’oreille aussi tiède que l’eau de vaisselle. Elle avait déjà presque tout débarrassé quand elle entendit une voix inconnue, presque un râle, mais râpeux et tendu.
« C’est ignoble ce que tu viens de dire Surfé. Tu travestis un débat politique fondamental en une basse affaire de trahison. Oui, oui, je sais, tu vas me dire que ce n’est pas cela que tu as dit mais tu as suffisamment insinué qu’Yves était un trotskiste. Et dans le Parti, pour tout le monde, à commencer par Cavignot et par Maurice, trotskiste égale traître. Tu assènes cela sur le compte d’Yves, devant son père, pour le rappeler à ses devoirs d’autorité. D’une pierre deux coups : comme à ton habitude tu humilies papa Cavignot en te posant comme le seul qui peut contrer Yves parce que toi tu es à son niveau culturel et comme tu es lâche, en visant Yves, tu crois me viser, moi. Depuis le début, depuis que Maurice m’a amené à la cellule, tu ne peux pas me sentir. D’ailleurs ce repas aujourd’hui, je ne suis pas idiot, j’ai compris que c’est toi qui a manigancé tout cela. Toujours ta manie de faire passer des examens. Manque de pot, j’ai pas ouvert ma gueule et le repas, qu’entre parenthèses tu te fais toujours servir à l’œil parce que toi tu n’invites jamais personne, était si bon que les copains n’ont pensé qu’à passer un bon moment et ont oublié de me juger. Maintenant tu nous traites Yves et moi d’anticommunistes. Mais regarde-toi, le communisme ce n’est sûrement pas ta bouche en cul de poule, ton dos voûté à force de recevoir des ordres et de t’y plier. La révolution c’est... et puis tiens comme le dit Lénine, qui nous juge ? Pourras-tu jamais comprendre un jour, toi qui penses faire sauter le vieux monde avec tes cahiers à grands carreaux et tes crayons de couleur, que nous autres jeunes révolutionnaires, n’avons d’autres ambitions que de réaliser l’implacable précepte de Saint-Just « il faut se bronzer le cœur ». Toi, petit bourgeois comme tu l’es, tu l’as plutôt mou, le cœur. »
Brigitte ne voyait plus que cela, le cœur, une grosse cloche en bronze qui lui bourdonnait, recouvrant tous ces hommes assis, à la peau aussi terne que le crachin des alvéoles jaunâtres mollissant leurs chemises, ces hommes fatigués aux poils dispersés comme les brins de tabac pauvres de leurs mégots jamais rallumés, fatigués de ne jamais rien oser. Lui, il marchait et ce n’était pas ridicule qu’il marchât ainsi, sans but, ni grâce, marchant pour marcher, dans cette toute petite pièce, tout son corps articulé sur ses pas têtus. Il prenait forme pour elle et c’est dans le mouvement de son bassin s’ouvrant à une traction impérieuse qu’elle sut son visage en sa volte-face et en son profil. Elle sentait maintenant l’utilité de son front haut que venaient alléger ses lunettes qui lui mangeaient les yeux et le nez : c’était la base d’un grand triangle pour ses mots qui déchiquetaient. Il cravachait ses phrases de sorte que tout son corps n’était qu’une gifle. Il cinglait les trois pièces cuisine, les petit plats et les grands, le marc et les almanachs du Parti. Brigitte ne se sentait plus fille de son père, sœur de son sexe, odeur de sa fonction. Ce mouvement brusque auquel elle assistait la rassurait sur son intégrité corporelle. Elle ne s’était donc pas trompée, elle avait eu raison de croire et de se préparer. L’heure était arrivée. Le monde pouvait s’élancer puisqu’on pouvait être assuré que des hommes et des corps, des paroles et des audaces s’activaient. C’était une grande expiration, la seule qui peut se passer d’air, puisque tout était plus léger que l’air : des jointures qui ne demandaient qu’à se distordre aussi fort que possible, des terminaisons qui voudraient toucher, des mains agripper, des pieds sauter, taper, des genoux qui s’arrondissaient, esquissant déjà la roulade.
Elle saluait la vie en ce cri qui reliait ses artères à son cœur, sa tête à ses cheveux. Enfin !
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– - - Le Myope, I, chap. IV - extrait (pp. 47-52)
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HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES
Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011
Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)
– 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
– 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
– 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
– 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
– 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
– 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
– 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
– 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
– 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)
(à suivre)