Dans les Cahiers, Valéry note : « Deux hommes qui s’ignorent à des temps et en des lieux bien séparés, sans contact littéraire ou autre - arrivent à la même idée. (...) Il se forme une sorte d’équation entre des êtres bien différents » (C, I , 796) [1]. Si Valéry et Novalis n’aboutirent pas à la même idée, mais à des pensées très proches, il est troublant de constater combien la réflexion que nous venons de citer correspond à une réalité les engageant l’un et l’autre : tous deux s’occupèrent ardemment de philosophie, en critiquèrent les limites au sujet justement de la question du système, et surtout partagèrent les mêmes sources, c’est-à-dire Kant et l’idéalisme allemand.
Valéry avait sans doute peu lu Novalis. On peut supposer qu’en raison du contexte symboliste dans lequel il avait évolué jeune homme, il connaissait les Disciples à Saïs et les Fragments traduits par Maeterlinck et publiés en 1895. Mais la réception strictement philosophique du poète romantique s’étant produite surtout après la seconde guerre mondiale, il est peu probable qu’il ait eu une connaissance approfondie de la pensée critique de celui-ci. Néanmoins, les deux poètes et penseurs « qui s’ignorent à des temps et en des lieux bien séparés » se retrouvent sur plusieurs points qui concernent la question du système, selon une « sorte d’équation » d’ordre philosophique qu’il faut tâcher ici d’élucider.
1. Critique de la philosophie
Il y a une caractéristique qui rapproche de prime abord Valéry et Novalis : tous deux se sont efforcés, sous forme fragmentaire, d’accomplir une lecture critique des philosophes. La similarité formelle de leur écriture peut même troubler : cahiers chez l’un, ensemble de fragments ou bien « brouillon » chez l’autre, c’est la forme libre qui prime, et l’intimité d’une réflexion qui, dans son exercice même, s’offre finalement au lecteur, et ce de manière posthume. Il nous reste ainsi, dans les deux cas, des séries ou ensembles de fragments que relie une cohérence inédite, faite d’écueils et de reprises, d’hésitations et d’illuminations, et il est peu d’autres exemples de cette nature dans le champ poétique moderne. C’est donc cette primauté de la fragmentation réflexive qui rassemble d’abord Novalis et Valéry au-delà de l’espace et du temps, - une volonté d’expérimenter librement tel ou tel problème en vue d’un éventuel éclaircissement de la pensée.
Pour ce qui est de la philosophie, tous les deux - et il faut insister sur le fait que c’est aussi assez rare - ne cessent de revenir à Kant. C’est encore plus vrai de Valéry dont l’écriture des Cahiers s’étend sur plusieurs décennies. Certes plus courte, l’activité philosophique de Novalis découle pour une bonne part d’une lecture attentive des trois Critiques, depuis les années d’études jusqu’à la grande période des fragments romantiques (Fragments logologiques, Brouillon général). Pendant les dix années d’intense travail intellectuel, l’ami des frères Schlegel n’aura jamais cessé de se nourrir du texte kantien, et aura même pu assister à la naissance du kantisme à travers les écrits de Reinhold ou encore de Fichte.
Qu’est-ce qui a pu attirer les deux poètes dans la philosophie kantienne, assez rébarbative au premier abord ? On sait que Valéry appréciait plutôt la vigueur intellectuelle et le style d’écriture assez nerveux d’un Nietzsche, philosophe par excellence de la critique de la philosophie. Or c’est justement cette origine allemande et même germanique de la critique qui intéresse l’auteur de Mauvaises pensées. De Kant à Nietzsche et au-delà à Wittgenstein, une histoire de la philosophie s’écrit faisant du philosophe le contempteur d’une certaine tradition spirituelle, et surtout le dénonciateur des erreurs philosophiques. Kant le premier systématise cette approche, en évaluant l’histoire de la pensée de Descartes jusqu’à lui. Dans cette perspective, la question proprement valéryenne : Que peut un homme ? découle de la pensée kantienne pour laquelle la connaissance humaine se base sur des perceptions et des jugements réévalués à l’aune d’une intuition intellectuelle initiale. Si, dans une optique valéryenne, la possibilité d’un savoir dépend entièrement de la question du pouvoir, alors il faut relire les philosophes en connaissance de cause, et juger de leur apport ou non à cette entreprise de réévaluation de la tâche philosophique, qui ne consiste plus en l’invention de concepts considérés comme gratuits par Valéry. D’où l’importance de Kant qui, le premier, fit du réexamen des outils de la connaissance la condition sine qua non d’une science authentique.
Il n’est donc pas étonnant de trouver Kant évoqué d’entrée de jeu dans la partie « Philosophie » des Cahiers : « Kant, en somme, se fonde lui aussi sur des expériences mentales que j’estime devoir être refaites » (C, I, 480). Si « la stérilité de la philosophie est due - au langage - à l’écart des observations - au manque de contrôle et d’épreuves - à l’indiscernement des éléments et des opérations et des effets réels de ces opérations » (C, I, 485), Valéry reconnaît dans Kant l’un des premiers à avoir su décomposer les opérations de l’esprit et à en avoir évalué la validité.
Dans un deuxième temps cependant, Kant, décrit comme un « philologue - habile interprétateur autoritaire des dissociations logiques possibles - scolastique du réel - très apte à dénicher la place de lois nouvelles et à mettre de la rigueur dans les séparations de fonctions » (C, I, p.485), est abordé comme un philosophe au sens classique du terme, c’est-à-dire comme un esprit qui s’est laissé égarer par le langage. Il rejoint alors le groupe des philosophes conçus et dénoncés comme « métaphysiciens » : « L’objection décisive contre les philosophes, Kant inclus, c’est que leurs systèmes sont des systèmes de symboles et que leurs symboles ne sont pas correctement définis » (C, I, 482). Plutôt que de considérer leurs symboles comme l’expression d’opérations mentales, ceux-ci voient en eux du réel, et se permettent d’englober la réalité au moyen d’un seul effet de langage. Ironique, Valéry note : « C’est consolant de voir Kant faire des définitions de choses malgré leur vanité connue. Le temps et l’espace résultent d’une élaboration verbale hasardeuse, historique » (C, I, 487). « Kant si admirable », écrit-il encore, tout en ajoutant qu’il a été « obscurci par les mots » (C, I, 495).
La critique de Kant par Novalis est moins frontale, sans doute en raison de la proximité culturelle et linguistique qui a permis une lecture plus attachée à la finesse de la pensée kantienne. Et surtout, le poète-penseur saisit l’œuvre de Kant alors qu’une vive discussion anime l’Allemagne intellectuelle sur les tenants et les aboutissants de celle-ci. C’est surtout à travers Fichte et d’autres « disciples » que s’effectue l’analyse romantique de la Critique de la raison pure, comme en témoigne ce fragment du Brouillon général : « Fichte est le rédacteur de la critique kantienne - le deuxième Kant - l’organe supérieur dans la mesure où Kant est l’organe inférieur. Jusqu’à quel point l’est-il parfaitement ? Il laisse les lecteurs là où Kant les reprend. Sa Doctrine de la Science est donc la philosophie de la critique - son introduction - sa partie pure. Elle contient les principes fondamentaux de la critique. (...) Le plan de Kant était de fournir une critique universelle - encyclopédique - mais il ne l’a pas entièrement mis à exécution, et pas avec le même bonheur dans les parties individuelles de l’œuvre » (NS, III, 335-336).
À une critique de la philosophie s’ajointe donc une philosophie de la critique. Il ne peut y avoir de bonne philosophie - c’est-à-dire de philosophie qui ne se laisse pas abuser par les mots - que pour autant qu’il y a une critique. La tâche proprement philosophique étant l’édification du système, celle-ci ne peut être réalisée qu’à travers l’analyse approfondie de nos jugements et de nos « connaissances a priori ». Le projet d’un système est présenté dans le chapitre de la Critique de la raison pure intitulé « Architectonique de la raison pure ». On peut y lire : « Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en général ne doivent pas former une rhapsodie, mais un système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. Or j’entends par système l’unité des diverses connaissances sous une idée » (CRP, 622). De manière intéressante, Kant compare le système à un organisme vivant qui passe par une phase de croissance - le développement des concepts - avant de trouver sa véritable finalité.
Autant Novalis que Valéry connaissaient cette association étroite dans l’œuvre de Kant de l’idée de critique avec celle de système, et leur proximité intellectuelle s’explique avant tout par cette source philosophique commune. Pour tous les deux, les questions suivantes se posaient avec force : y avait-il réellement une philosophie qui fût à la hauteur de la fondation d’un système ? Et s’il devait s’agir d’une philosophie critique, quel effort systématique fallait-il envisager ?
2. Un « système de variables »
Valéry avait peut-être lu ce fragment de Novalis traduit par Maeterlinck : « L’idée de la philosophie est une tradition mystérieuse. La philosophie est en général l’entreprise de savoir. C’est une science des sciences, indéterminée, le mysticisme du désir de savoir en général ; en quelque sorte l’esprit des sciences, donc irreprésentable, si ce n’est en images ou dans l’application, dans l’exposition complète d’une science spéciale. Comme toutes les sciences se tiennent, la philosophie ne sera jamais achevée. Ce n’est que dans le système complet de toutes les sciences que la philosophie sera pour la première fois visible » (F, 135). Valéry lui-même, dans les Cahiers, semble à plusieurs reprises considérer la philosophie comme une tradition occulte, comme un exercice inconnu et difficile que les prétendus « philosophes » ignorent en vérité. Il y a, écrit-il, une « invisibilité de la vraie philosophie » (C, I, 480), et dès qu’un homme fait profession de philosophe, il se laisse saisir par des « fantômes verbaux », même Nietzsche, pourtant « si prévenu » (C, I, 568).
Le système doit donc être pensé à partir de cette conception d’une philosophie cachée, générée par une méfiance à l’égard des discours et des doctrines philosophiques. Novalis le baptise « organon scientifique vivant » (NS, IV, 263), celui-ci devant permettre un dépassement de toutes les « substantialisations » de concepts, de choses, d’images à travers lesquelles la pensée se fige et devient « philosophie ». La notion de relation est ici cruciale. L’être n’existe qu’en tant qu’il est en relation avec, et il ne peut rien saisir de substantiel. Son rapport au monde est toujours limité et transitoire, et toute science doit exprimer le point de vue du sujet qui observe, expérimente, transmet des données. Pareillement, il n’y a pas de vérité philosophique autour de laquelle un système pourrait être organisé de manière définitive. Il y a des vérités qui sont autant d’observations du sujet qui expérimente sur le plan intellectuel. Toute pensée authentique est mise en série d’expérimentations mentales, et le système philosophique doit rassembler cette multiplicité, ce déploiement de la pensée en relation avec des phénomènes, des questions, des problèmes. Dans une perspective romantique, les erreurs doivent même être recueillies et systématisées ; c’est par la sériation des erreurs, et non par leur mise à l’écart, qu’une vérité peut voir le jour. Il y va de la philosophie dans son essence, philosophie qui, selon Novalis, « défait tout - relativise l’univers. Elle supprime comme le système copernicien tous les points fixes - et change ce qui est suspendu en un objet flottant. Elle enseigne la relativité de tous les fondements et de toutes les qualités - la variété infinie et l’unité des constructions d’Une chose » (NS, III, 378).
La proximité de Valéry est ici saisissante. « Le « SYSTÈME » - comme disait K qui m’excitait à le faire » (C, I, 845), écrit-il dans la section des Cahiers consacrée justement à la question. Outre le fait qu’il est difficile de ne pas reconnaître ici Kant derrière « K », le système est défini comme « une sorte de traduction systématique de la diversité des objets et des transformations de la conscience ou esprit en éléments et modes du fonctionnement réel (observable ou probable) de cet esprit » (ibid.). On retrouve là - et à de nombreux endroits de la section - l’impulsion générale de la systématique romantique ouverte autant à la diversité de la matière qu’à celle de l’esprit, et tâchant de la traduire ou de la représenter à l’aide de signes adéquats. John Neubauer, dans son livre intitulé Symbolismus und symbolische Logik, avait indiqué quelques pistes en ce qui concerne l’ascendance symboliste et mallarméenne de la pensée de Valéry, celle-ci expliquant l’intérêt du poète pour les mathématiques et la combinatoire. Cette ascendance expliquerait sans aucun doute l’existence d’une lignée poético-philosophique qui court du romantisme allemand jusqu’au symbolisme français en passant par les œuvres de Coleridge (grande connaisseur de la philosophie allemande) et d’Edgar Allan Poe. Plusieurs passages sont d’ailleurs à considérer, notamment entre la philosophie romantique et la littérature anglaise et américaine, que Mallarmé, angliciste, ne pouvait ignorer.
Cependant, Neubauer, parce qu’il se concentre sur le lien Mallarmé-Valéry, se dirige aussitôt vers l’idée d’une « poésie pure » qu’ils ont en commun [2] et laisse de côté ces nombreuses pages des Cahiers où le « disciple » outrepasse en quelque sorte les pouvoirs du maître. L’idée de fonction par exemple est commune à Novalis et Valéry. Ce dernier date sa découverte de 1902 (C, I, 839), et évoque à plusieurs reprises sa « théorie du fonctionnement » ou encore sa « philosophie combinatoire ». L’idée de fonction apparaît chez Valéry lorsqu’il prend conscience que chaque chose « est en réalité « plusieurs choses » » (C , I, 521), que chaque objet ou être a plusieurs dimensions dans un « tableau d’opérations » que nous ignorons le plus souvent. Nous vivons dans un « système à beaucoup de variables » (C, I, 522) dont nous n’avons pas conscience, d’où la pauvreté de notre pensée et des systèmes philosophiques qui ne sont jamais à la hauteur de la réalité qui nous entoure et même de la complexité de notre esprit. Notre pensée est linéaire, primitive, alors qu’elle devrait traduire en symboles les variations psycho-physiques innombrables. Proche ici de Nietzsche, Valéry définit la « réalité » comme « ce qui est capable d’une infinité de rôles, d’interprétations, de points de vue » (C, I, 524). Mais tandis que Nietzsche se contente de démultiplier notre vision de la réalité à l’infini, Valéry, comme les romantiques allemands, et Novalis le premier d’entre eux, tente de penser un ordre supérieur, ordre non plus linéaire mais multidimensionnel : « En somme le problème général de « mon Système » est un problème de connexion. C’est la « continuité » de l’être - ou du moi - sa représentation dans ses variations - et ces grandes variations sont comparables à des variations dans le nombre de dimensions » (C, I, 813).
Déjà Kant, influencé par Leibniz et surtout Lambert, auteur d’un Nouvel Organon (1764), avait pensé à la possibilité de fonder une combinatoire des concepts purs de l’entendement. Dans la Critique de la raison pure (1781), la table des catégories est définie comme le recueil exhaustif des éléments premiers de la pensée : « Car ces fonctions, peut-on lire, épuisent entièrement l’entendement et en mesurent exactement la puissance ». Cette idée d’une combinatoire des concepts conduit inévitablement à un rapprochement de la philosophie et des mathématiques. Dans une lettre au mathématicien Johann Schultz du 26 août 1783, Kant évoque ce rapprochement : « Cette propriété et les autres mentionnées en partie concernant les tables des concepts de l’entendement me semblent contenir de la matière à une invention peut-être importante (...) réservée à une tête mathématicienne comme la vôtre : mettre en exercice un artem characteristicam combinatoriam. Peut-être votre sagacité, avec l’aide des mathématiques, trouvera-t-elle une perspective claire, là où, pour moi, ne flotte devant mes yeux qu’un objet comme voilé par la brume ». Schultz, dans sa réponse du 28 août 1783, juge l’idée de tabuler et combiner les catégories de la Critique « judicieuse », mais dit ne pas connaître le « génie créateur » qui saurait réaliser ce plan [3].
Le premier romantisme reprend à sa manière cette idée d’une combinatoire. Dans les Fragments de l’Athenäum, on peut lire en effet : « L’universalité est variation à satiété de toutes les formes et de toutes les substances » [4]. Novalis se fait fort de tabuler toutes les sciences et les systèmes divers de la philosophie. « De quelle nature seront les tables de cuivre philosophiques ? » se demande-t-il. « En font déjà partie la table des catégories - le système théorique de Fichte - la dyanologie - les tables de la logique de Maaß - la table des sciences de Bacon, etc. » (C, III, 283) Aucune science, aucune philosophie ne doit être laissée à l’écart, chacune d’entre elles constituant des variables d’une pensée universelle qu’un seul homme ne peut produire.
Le nouveau système doit pouvoir exprimer la diversité infinie des combinaisons qui relient le sujet et l’objet, d’où l’affirmation proprement romantique selon laquelle le système doit être en même temps sa propre négation, le non-système. L’ordre systématique se basant toujours sur l’exclusion de ce qu’ il ne peut saisir, il faut penser un logos qui serait un jeu dynamique, une variation constante de points de vue grâce à laquelle l’infinie complexité du réel pourrait être exprimée. Valéry se réfère directement à ceux qui ont pensé une telle systématique, tout en insistant sur l’idée de la représentation : « Tentative pareille a été faite plusieurs fois - toujours dans le dessein de placer au centre, ou au sommet de la connaissance, une Combinatoire générale. Aristote, Lulle, Leibniz. Leur erreur a été de chercher par là à savoir, à anticiper, à trouver. Je ne voudrais que représenter » (C, I, 811). Il s’inscrit ainsi dans une longue tradition philosophique à laquelle Kant et Novalis lui-même se sentaient redevables. Suite à cette mention de Leibniz dans les Cahiers, on trouve nombre de remarques qui se rapprochent par l’esprit de la démarche romantique, comme celle-ci : « Trouver une représentation qui rende compte, ou du moins qui soit capable, - du raisonnement et du sentiment, de la liberté et du trouble ; du clair et de l’obscur ; de la veille et du rêve ; du présent, du souvenir, du devant être ; (...) du moi et du non-moi [5] ; (...) de l’ordre et du désordre ; (...) et aussi des développements infinis en puissance et finis en acte » (C, I, 811). Si l’on sait que le romantisme allemand, du moins le premier, celui d’Iéna, se caractérise par une volonté de concilier les polarités et les oppositions (de la veille et du rêve, de l’ordre et du chaos, etc.), alors on constate que la pensée valéryenne, certainement en raison de son héritage symboliste, est souvent proche de ce courant de pensée. Lui-même écrit d’ailleurs de son système qu’il est « absence de système », ce qui correspond quasiment mot pour mot à ce que Novalis note dans ses propres cahiers : « Le véritable système philosophique doit être à la fois système et liberté ou infinité, ou, pour l’exprimer d’une manière plus frappante, absence de système mise en système » (NS, II, 288-289). Ailleurs, il est question du système comme de la « synthèse du système et du non-système » (NS, III, 98).
En vérité, de nombreuses notes de Valéry semblent reprendre certaines pensées romantiques. Toujours au sujet du système, il est ainsi question de « chercher une forme capable de recevoir toutes les discontinuités, tout l’hétérogène de la conscience », d’un « problème de connexion » et d’une « géométrie du Tout » grâce à laquelle la « continuité de l’être - ou du moi - sa représentation dans ses variations » pourraient être représentées (C, I, 813). Valéry note d’ailleurs que le corps humain, dans sa diversité et son fonctionnement complexe, peut être considéré comme une image du « système de variables » recherché, pensée que l’on trouve également sous la plume de Novalis. Le corps-esprit humain est un système en soi, et l’esprit, dans ses simplifications logiques, n’est jamais à la hauteur de la réalité de son corps. Il faut penser une « pan-logique » (C, I, 817) qui engloberait le corporel et le spirituel, en montrerait les interactions, les relations cachées.
Walter Benjamin, pour caractériser le romantisme allemand, avait parlé d’ « infinité de la réflexion », celle-ci consistant avant tout en une « infinité de la connexion » [6]. Connecter infiniment est la tâche romantique par excellence, d’où le recours à la combinatoire leibnizienne. Valéry, dans une démarche très proche, s’intéresse à une « mathématique des relations et en somme des dimensions ou des variables » (C, I, 817). Dans une logique toute romantique, il désire combiner rêve et éveil dans un « système de variables » qui intégrerait toutes les transformations, sans jamais séparer les domaines qu’un esprit inattentif distingue.
Novalis de son côté pense le corps comme un système dont les liens sont relâchés pendant le sommeil et tendus pendant la veille. Tandis que dans le sommeil corps et âme sont « reliés chimiquement », l’état de veille quant à lui est un état de séparation ou de polarisation (NS, III, 277). Il conçoit le corps comme un système de transformations distribuant les forces différemment. Viendra un jour où corps et âme ne seront pas séparés, où nous rêverons éveillés, où nous seront éveillés et conscients de rêver.
Valéry, lorsqu’il évoque rêve et veille, semble retrouver Novalis. Pour résumer sa pensée et concentrer ses efforts sur un projet précis, il écrit :
Il n’y a pas de problème plus général et plus excitant que celui-ci, que j’ai tant choyé :
Notre conscience est théâtre de transformations. Son univers se transforme, ses prévisions, ses potentiels, son rôle ou fonction à l’égard du corps, son objet ou son maximum instantané, sa tension, sa relation avec les actes, sa résonance, ses réactions, sa propriété de s’exponentier, ses inerties etc. Peut-on déterminer des variables indépendantes et préciser les types de transformation ?
Peut-on dire - et comment le dire ? - que mon état à demi éveillé comprenne comme une valeur de ses variables mon état tout éveillé, et moi distrait, moi attentif etc. ?
Tout ce que nous appelons conscience, intelligence, mémoire, attention
sont des invariants grossiers de ces transformations car nous ne pouvons envisager que ce qui se conserve. (C, I, 819)
3. Valéry, philosophe romantique ?
Ces coïncidences, ces ressemblances très nettes entre la pensée de Valéry et celle de Novalis sont-elles le simple fruit du hasard ? Oui et non. Oui, parce que rien n’atteste que Valéry ait connu les fragments de Novalis, encore insuffisamment traduit à l’époque. Non, car Valéry participe bien d’un « postromantisme » qui doit autant à Kant et à Leibniz que Novalis lui-même. Beaucoup de leurs sources sont les mêmes, aussi nombre de leurs préoccupations. Il était normal dans ces conditions que ces deux esprits se rencontrent et se retrouvent parfois.
Est-ce cependant suffisant pour qualifier Valéry de « philosophe romantique malgré lui » ? Si l’on intègre la démarche du penseur dans une lignée de philosophes critiques (Novalis - Schopenhauer - Nietzsche - Wittgenstein) qui tentent de sortir d’un système de perceptions et de concepts unilatéraux, alors oui Valéry peut, malgré son extrême et apparente solitude, faire figure de représentant de la modernité postromantique, d’une modernité qui tâche de multiplier les points de vue, de se dégager d’une conception de la réalité étroite et bornée. Comment redéfinir le réel face à l’infinie multiplicité des points de vue ? Telle est la question que ne cesse de se poser Valéry dans ses Cahiers, rejoignant en cela d’autres héritiers de la pensée leibnizienne. Celle-ci place l’homme dans le monde d’une manière totalement radicale, ouvrant l’âge de la modernité philosophique. Ainsi Valéry peut écrire : « Je vois passer « l’homme moderne » avec une idée de lui-même et du « monde » qui n’est plus une idée déterminée, - qui ne peut pas ne pas en porter plusieurs, qui ne pourrait presque vivre sans cette multiplicité de visions ; auquel il est devenu impossible d’être l’homme d’un seul point de vue et d’appartenir réellement à une seule langue, à une seule nation, à une seule confession, à une seule physique » (C, I, 515). N’est-ce pas là, de manière évidente et surprenante à la fois, la définition du cosmopolitisme romantique ?
Si le commun des mortels - et les philosophes avec eux - agissent « toujours en modifiant linéairement des systèmes à beaucoup de variables » (C, I, 522), c’est-à-dire en ignorant la complexité du monde, romantiques et postromantiques tâchent à l’inverse de penser et de se mouvoir dans un espace ouvert à l’infini et à la diversité. D’où les ratures innombrables, les cahiers de notes qui se multiplient et ne font pas œuvre, les systèmes fondés qui sont en même temps « absence de systèmes ». Dans l’immense chambre d’échos de la pensée moderne, Valéry et Novalis s’entendent sans se lire.
BIBLIOGRAPHIE :
BENJAMIN, Walter : Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Paris, Flammarion, 1986.
KANT, Emmanuel : Critique de la raison pure, Paris, GF, 1987.
MARGANTIN, Laurent : Système minéralogique et cosmologie, ou Les plis de la terre, Paris, L’Harmattan, 1998 ; (en collaboration avec Charles Le Blanc et Olivier Schefer) La forme poétique du monde, anthologie du romantisme allemand, Paris, éditions José Corti, 2003.
NEUBAUER, John : Symbolismus und symbolische Logik, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1978.
NOVALIS : Novalis-Schriften, Das philosophische Werk, édité par Richard Samuel, Hans-Joachim Mähl et Gerhard Schulz, Stuttgart, Verlag W.Kohlhammer, 1983 ; Fragments, précédé de Les disciples à Saïs, Paris, José Corti, 1992.
VALÉRY, Paul : Cahiers, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973.
WEBER, Gerhard : Novalis und Valéry. Ver-Dichtung des Ich 1800/1900, Bonn, Berlin, Bouvier Verlag, 1992.