La Revue des Ressources

L’Absent 

extraits d’un roman vietnamien traduit par Ðoàn Cầm Thi

lundi 26 mars 2007, par Nguyễn Bình Phương

Le roman L’Absent (Nguoi di vang) (1999), où se répercutent d’un bout à l’autre les cris d’un châtreur de cochon, exprime une angoisse existentielle. Nguyễn Bình Phương ne cherche à éclairer ni la part d’ombre qui habite chacun de ses personnages ni leur chaos temporel et spatial. Plusieurs histoires s’y chevauchent et s’y imbriquent les unes dans les autres. L’Absent signe ainsi la fin des certitudes. L’œuvre établit par ailleurs des correspondances secrètes entre les êtres et leur univers : le silence a une voix ; l’inanité, une vie et ses mystères. Son écriture est proche de la poésie où comptent le rythme, l’image et l’harmonie. (Ðoàn Cầm Thi)

Extraits [1]


La pluie printanière n’a rien d’une averse. Triste et fine, elle flâne comme un somnambule vêtu d’une blouse grise errant dans un désert. L’averse qui survient en été, est bruyante et abondante tel un jeune homme certes beau, mais un peu bête et superficiel. Elle brille et vibre comme une cloche alors que le tonnerre rugit et se meut avec la souplesse d’un chat. Elle est comparable à une procession.
Cet après-midi, avant son arrivée, la pluie diffuse déjà ses parfums précurseurs. Des eucalyptus chancelants se transforment en une troupe de chevaux blancs attendant avec impatience le début d’une course avec des nuages bien chargés. Il n’est pas facile d’entrer en compétition avec ceux-ci : seuls les chevaux blancs et les enfants en sont capables. Quelques rayons de soleil perçant les nuages, se répandent avec lenteur mais régulièrement sur l’herbe. De loin, ces bandes de lumière, étrangement isolées, ressemblent aux bâtons éclatants qui penchent tous d’un même côté.
Le petit garçon se baisse et arrache un brin de chiendent qu’il élève au niveau de son visage. Entre son index et son pouce, la tige tournoyante décrit dans l’air un cercle rouge magique. "Pluie à l’Est... Pluie à l’Est...", murmure-t-il dans un refrain infini. Lentement, les nuages arrivent. Les chiendents devenus pourpres, ondoient sous l’effet d’un souffle mystérieux. Un énorme animal vit sous terre, dit souvent sa mère. Il respire. Le petit garçon regarde au dessus de sa tête puis autour de lui. Il ne voit personne. La pluie va tomber et il sera tout seul. Dans un vent frais, le ciel tournoie et ne cesse d’expirer. "Pluie à l’Est... Pluie à l’Est...", supplie-t-il presque avec ses lèvres livides. Ses sourcils gris et éloignés l’un de l’autre donnent à son regard une expression de frayeur. Le chat commence à ronronner. Les bâtons éclatants ont disparu. Il ne voit plus son ombre. Son ventre et ses côtes, ratatinés, ondulent. Un éclair déchire les nuées, tel le premier clignement d’œil au réveil. Le petit garçon tremble, se sent tout d’un coup seul, terrorisé. Que faire si surgit le châtreur de cochon ? Les yeux fermés, il résiste à la peur en se demandant qui a donné naissance aux castrateurs. Il faut connaître la mère de l’ennemi pour le démystifier, c’est la leçon élémentaire de tous les enfants et aussi de tous les adultes. (...) Le petit garçon jette le chiendent par terre, puis recule un peu, oriente son regard vers la rivière Cai où son ami le plus proche a l’habitude d’apparaître. La rivière est visible derrière deux rangées de figuiers. Légèrement ondulée, l’eau véhicule des nuages d’un gris intrépide. La pluie s’approche puis s’arrête brutalement car le petit garçon ne murmure plus. Il la regarde, immobile à sept ou huit brasses de lui. Si je me tais, la pluie doit interrompre sa marche. A la différence de ses amis, il ne l’a jamais trompée. Un mur de fraîcheur s’élève et se courbe vers lui comme le ventre d’une femme enceinte. De quoi accouche-t-il ? Le petit garçon rêvasse tout en jetant un coup d’œil effrayé autour. Ils sortiront, ces bébés tout petits, transparents, dont les pleurs sont aussi aigus que le verre. Alors des fées accourront pour les soigner. Elles sentiront le lait. Il s’imagine au milieu de centaines de bébés translucides qui le regardent avec admiration. Il est leur père. L’orgueil le fait sourire, d’un sourire timide.
- Qui veut châtrer...er...er...er....
Face à la pluie, cette voix s’élève, enrouée, morose. Le petit garçon sent son cœur se serrer, ses membres défaillir, son zizi se rétrécir, se ratatiner puis rentrer dans le ventre pour se cacher. Il n’a pas assez de courage pour regarder derrière lui. Ses doigts de pied se cramponnent aux cailloux du chemin. Le castrateur de cochon s’approche. Il tient dans une main un grand bâton sur lequel est fixé un bout de ficelle, tandis que l’autre dont les doigts sont écartés, flotte dans l’air. Il est très probable qu’il soit vêtu aujourd’hui de cette vieille veste chinoise kaki avec une énorme reprise sur le dos. Des vagues de froid pénètrent son corps qui se raidit avant de s’épuiser complètement. Aucun de ses amis n’est là. Un gris triste l’enveloppe alors que le castrateur, imperturbable, s’avance avec dans son sac un couteau bien aiguisé. Le petit garçon couvre son zizi de ses deux mains, en fixant la pluie devant lui. Les tout petits bébés et leurs fées sont déjà rentrés dans le gros ventre. Désespéré, il voit le ciel tourner lentement pour s’abattre sur lui. Opprimé à la poitrine, il respire profondément et se sent comme traversé d’une fraîcheur. Le castrateur s’approche toujours, les cailloux crissant sous ses pas. La pluie s’énerve à s’égarer continuellement. "Une brasse encore, et le castrateur va me rattraper", se dit le petit garçon. "Pluie à l’Est... Pluie à l’Est...", murmure-t-il. Brusquement tout s’arrête : un rayon de soleil s’allume et réveille l’univers entier. Un rugissement retentit. Le gros ventre s’ouvre. La pluie, libérée, s’élance sur le petit garçon. Des milliers de tout petits bébés transparents forment un cercle autour de lui en exultant. L’averse est une véritable procession. L’absence de ses copains ne le tracasse plus. Il baigne dans son propre pouvoir surnaturel, celui de la pluie d’été, dans une peur terrible et une solitude douloureuse.
- Qui veut châtrer...er...er...er....
Une voix à la fois lointaine, peu distincte, honteuse et menaçante. Mais l’averse a atteint la montagne de Hôt.

(...)

Après avoir quitté le portail, Thang se recroqueville à cause du froid, le cou enfoncé dans les épaules. Il ouvre ses narines pour mieux respirer, en réduisant la vitesse de sa moto. Le chemin est sinueux et parsemé de nids-de-poule. Dans la nuit noire, de temps à autre, une feuille de bananier s’éclaire d’une lumière bleue en s’agitant avec lourdeur. Parvenu à la grande route, Thang regarde dans la direction de la maison de sa famille. Ses yeux s’arrêtent sur la chaîne de montagnes de Linh Nham qui s’élancent sous un ciel bleuâtre. Son cœur se serre. Il ressent une séparation définitive... Derrière les bosquets assez bas, s’élève, solennelle, la bâtisse aux deux extrémités en biseau... Il éteint alors ses phares et laisse ainsi l’obscurité envahir la route et son corps. Mais au-dessus de lui, s’ouvre le ciel immense, d’un bleu opaque, couvert de nuages. (...) Thang contemple les cieux et tressaillit : il vient de voir se déplacer au milieu des nuées un corps long, très long, tourbillonnant. Un animal... D’un geste peut-être inconscient, Thang appuie sur le contact. La lumière surgit et tout redevient comme avant. De nouveau, sous les roues de sa moto, crissent des cailloux. Devant lui, à la lumière des phares d’un jaune qui tire vers le blanc, la route se prolonge, unie, brillante...

Arrivé chez lui, Thang éteint le moteur. Le téléphone sonne dans sa chambre. Thang aperçoit dans l’obscurité, à côté du lit, l’appareil émettre de petites étincelles bleuâtres et vibrer à chaque sonnerie comme un chat qui ronronne. Sur un rythme binaire, il sonne de manière régulière, obstinée. Thang cherche le contact. Le néon clignote trois fois puis couvre la pièce d’une lumière généreuse. Soudain, le téléphone s’arrête sans aucun écho. Thang frémit avant de se jeter sur le fauteuil, abattu. La maison est déserte. Ses beaux-parents sont partis à Hanoi rendre visite à leur famille depuis deux jours. A cette heure-ci, Hoàn, sa femme, est sans doute sur la route de retour. Thang s’endort, ses yeux se ferment irrésistiblement. Dans sa mémoire trouble, réapparaissent en désordre des couleurs, des idées, des mouvements et des souvenirs de la fête d’anniversaire de la mort de sa mère à laquelle il vient de participer... Une atmosphère étrange règne dans la maison. Il y a quelqu’un. Quelqu’un est présent à ses côtés, couché. Sans pouvoir le distinguer nettement, Thang sait qu’il s’agit d’un homme, plus exactement de l’ombre d’un homme, allongé, les bras croisés. Autour de lui, tout devient calme, inquiétant. Cette forme indistincte ouvre la bouche pour l’appeler sans que les muscles de son visage ne bougent :
- Thang !
Face à cette voix inattendue, froide et suppliante, Thang se redresse. Il est minuit vingt-cinq.
... ... ... ...

C’est lui qui tire sur moi, au milieu du front. Pourquoi ? Je sens la brûlure et l’obscurité. J’ai juste le temps de mémoriser son visage fatigué avant de me laisser envahir par la fumée et une lumière triste. Je ne le retrouve que bien plus tard. Il est couché sur l’herbe, seul, désespéré, en proie à un grand trouble. Je vais l’appeler ... Je reste allongé, flottant dans un sommeil qui tire vers le roux. Puis, la tête au-dessus du mur en ruine, je le vois au milieu de la fumée et des cadavres. Je tire sans but, une dernière fois, pour pouvoir peindre de nouveau dès mon retour à Saigon. Je vais changer de style. Tout deviendra roux, du riz, des fleurs, des ongles, des poitrines, le ciel fané. Il tire sur moi au milieu du front. "Thang !".. Je l’appellerai toujours, à jamais... Il y a en tout quarante tableaux représentant autant de figures humaines liquides qui risquent de déborder et de disparaître qu’ils sourient ou qu’ils pleurent. Elles reflètent une brosse à dent. Un rayon de soleil apparaît au milieu de la pluie. Ni nuage blanc, ni ciel bleu... Allongé à côté de lui, je l’appelle par son nom et voit dans mon rêve un point rouge se déplacer en zigzag avec maladresse. On est entrés dans mon atelier pour m’attraper. Le tableau était en cours. Les lèvres n’étaient pas prêtes pour s’embrasser. Je déteste les araignées qui tissent partout leur toile. Il est maintenant difficile d’y accéder car il est devenu sans doute un labyrinthe à cause des arantèles. Qui s’occupera de ces quarante figures ? "Thang !". Je pourrai décrire dans un tableau le soleil d’avril : des vagues mordorées tourbillonnant au-dessus des bosquets, une fenêtre fantastique couverte de lianes attirant dans les nuits calmes la musique des étoiles. Je pourrai peindre derrière l’herbe... ici... jamais... j’appellerai...


(...)

Vers midi. L’endroit est calme. De l’autre côté de la haie, le cheval plonge avec nonchalance sa tête dans l’herbe tandis que sa queue remue de temps à autre. Un groupe d’enfants vêtus de culottes jouent tête contre tête, au pied des eucalyptus. Cuong allume une cigarette. Un voile de fumée délicat s’étend derrière lui, semblable à un soupir au milieu d’un sommeil léger. Hoàn tourne et retourne le livre entre ses mains. Elle l’a l’air d’observer le cheval, mais son corps entier se tend vers Cuong. Le cheval pivote vers la gauche et montre ainsi un ventre bien rond terminé par une courbe. La petite cloche suspendue à son cou retentit.
- J’ai souvent des pensées futiles. Après chacune de nos rencontres, je me demande pourquoi je suis amoureuse de toi.
- Ah bon ! dit Cuong d’une voix indifférente. Il continue à marcher. Le vent s’élève. Hoàn baisse la tête et regarde le sol :
- Souvent, je te hais. Pourquoi ? ... Même en faisant l’amour avec Thang, je pense à toi.
- Ah bon !
Cuong jette son mégot par terre avant de l’écraser violemment sous son pied. Les enfants s’esclaffent. La cloche de cheval émet un son banal.
- Hier, Thang est parti dans sa famille pour fêter l’anniversaire de la mort de sa mère.
- Tout seul ?
- Oui. Je lui ai dit que je n’aimais pas son village. Il est pauvre... Thang ne m’a jamais fait de reproche. Il a l’habitude de tout encaisser sans jamais rien exprimer... Il est mystérieux, et c’est désagréable.
- Sa famille habite loin ?
- A plusieurs dizaines de kilomètres d’ici seulement.... Mais c’est très sale. C’est surtout triste...
Cuong marche par hasard sur une branche morte qui craque en éclatant en petits morceaux. Les feuillent bruissent en permanence.
- Il paraît que ces derniers temps tu hésites à me voir... ? demande soudain la jeune femme d’une voix déterminée, sans attendre la réponse. L’homme avale sa salive, prend une cigarette qu’il allume avant de dire tout bas :
- Oui, j’hésite...
Le ciel s’assombrit subitement. Un nuage s’envole au dessus des eucalyptus en emportant avec lui un grincement léger. Hoàn se couvre la figure de ses mains. Alors apparaît une route déserte qui s’étend à perte de vue, sur laquelle marche un cheval blanc dont on ignore l’origine. Mon petit cheval, quelle tristesse ! Que c’est loin !... La cloche continue à sonner doucement comme dans un rêve, au milieu des cascades de feuilles d’eucalyptus.
Hoàn se redresse. Elle tient dans une main le livre et dans l’autre un verre. Elle élève celui-ci avant d’ouvrir lentement les doigts pour pouvoir l’écouter se briser au sol avec une cruelle indifférence.

*

La nuit.
- Tu as du mal à t’endormir, ma chérie ?
- Oui. Peut-être que j’ai bu trop de thé.
- J’ai l’impression d’avoir dormi un peu.
- Un peu seulement ? Tu as ronflé comme un sonneur !
- Que devient votre troupe de théâtre ?
- Rien de nouveau. On joue toujours les mêmes pièces. Tout le monde en a marre.
- Pourquoi n’en avez-vous pas cherché une nouvelle ?
- J’ignore tout des calculs de ces vieux... Comme ils passent leur journée à se surveiller les uns les autres, ils n’ont plus le temps de chercher quoi que ce soit. J’ai l’intention de prendre un congé sans solde pour me reposer un peu. Tu veux te lever ?
- Je cherche une cigarette.
- Mais il est trop tard pour fumer.
- J’en ai envie. Hier, Ky et Yên m’ont demandé pourquoi tu n’es pas venue. Mon grand-père t’a fait également des reproches.
- Mais je devais jouer.
- C’est ce que je leur ai dit. Mais Yen m’a demandé pourquoi tu ne revenais plus voir notre père et notre grand-père alors qu’on n’habite pas loin du village.
- Mais ils cherchent toujours des histoires ! Pourtant on leur envoie de l’argent. Et puis, tu les vois quand même de temps à autre.
- Mais tu es leur bru. Si nous allions les voir tous les deux ce quinzième jour du mois lunaire !
- Donne-moi un verre d’eau... Il doit être une heure et demie.
- Une heure vingt-cinq. Ils veulent reconstruire leur maison. Elle est vermoulue. Et puis ça fait plusieurs dizaines d’années.
- Faites attention ! Construire une maison est une affaire importante. Il faut dire à Ky de s’adresser à un sorcier qui respectera le rituel.
- Je pense qu’il le fera.
- Quand Yen connaîtra-elle ses résultats ?
- Le mois prochain.
- Qu’est ce qu’elle est bête de vouloir enseigner ! Et Son ?
- Il a été licencié.
- Il a encore cherché la bagarre ?
- Oui.
- Bien ! Et Muôn ?
- Elle et son mari se débrouillent bien. Ils viennent d’acheter une Dream pour leur fils aîné. Elle m’a dit aussi qu’ils vont construire une nouvelle maison l’année prochaine.
- C’est la seule qui s’en sort dans votre famille. Ton grand-père est toujours un peu fou, non ?
- Pourquoi dis-tu qu’il est un peu fou ? Tu dis n’importe quoi !
- Il est vrai qu’il est fou, ton grand-père. Vous êtes d’ailleurs tous dingues dans cette famille ! C’est pénible !
- Et moi ?
- Toi aussi, tu es fou ! Fâché contre moi, tu ne rentres plus à midi pour faire la sieste. Seuls les ploucs se comportent ainsi. Moi, je m’en fous !
- Je rentre, mais pour quoi faire à la maison ? Il n’y a jamais personne. Je ne t’ai pas encore demandé pour quelle raison tu es toujours absente.
- J’ai du travail.
- Quel travail ? On ne travaille pas entre midi et deux. Je me demande si tu ne sors pas avec quelqu’un.
- Si c’est vrai, que feras-tu ?
- Rien.
- Es-tu sûr ?
- Mais tu le veux ?
- Je n’en sais rien... Bon, arrêtons ! A force de dire n’importe quoi, on va finir par... Mais je voudrais te dire ... que tu me parais bizarre depuis un certain temps.
- Pour quelle raison ?
- Je ne sais pas, mais... entre nous, ce n’est plus comme avant. On s’éloigne de plus en plus...
- Moi, je sens ça aussi...
- Si je pouvais avoir un enfant...
- Arrêtons de parler de cette histoire, d’accord ?
- Si tu veux.
- Tes seins sont plus gros ces derniers temps.
- Laisse-moi, ça ne te concerne pas.
- Depuis longtemps, je n’ai pas...
- Non, tu me chatouilles... Lâche-moi ! Lâche-moi ! Je n’aime pas ça !

*

Hoàn se peigne. Dans le miroir, elle se trouve plus belle. Un sentiment de joie l’anime. Elle veut voir Cuong sans trop savoir pourquoi. Pourquoi ? se demande-t-elle. Pour lui dire adieu ? Où aller ? Hoàn prend sa moto puis s’en va au théâtre. Elle pense non à Cuong mais au cheval sur la colline d’eucalyptus. La chambrette de Cuong, en désordre, dégage une odeur de moisissure. A la vue de Hoàn, il lui demande :
- As-tu pris ton petit-déjeuner ?
Elle secoue la tête. Cuong pose les mains sur les épaules de la jeune femme puis l’entoure de ses bras au niveau de la nuque pour l’attirer vers lui. Hoàn s’agite légèrement avant de se coller contre son corps. Dans la pièce d’à côté, Trân Mân range bruyamment ses affaires. Son chien Micky aboie sans raison. Dehors, brillent les eucalyptus, courbés pour recevoir le soleil. Hoàn respire l’odeur de la poitrine de Cuong. Ses oreilles se dressent pour écouter la cloche de cheval mais en vain. Elle s’échappe subitement des bras de l’homme puis s’assoit sur le lit. Cuong allume le ventilateur chinois aux ailes noires qui tourne avec lenteur.
- C’est drôle !
Cuong fait une grimace tandis que Hoàn insiste :
- Qu’est ce qui est drôle ?
- Cela !
Il met les deux index dans sa bouche pour l’élargir en roulant les yeux. Hoàn éclate de rire, se lève puis tape doucement sur le front de l’homme. D’un clin d’œil, elle lui fait comprendre que la fenêtre est ouverte. Cuong la ferme brutalement. Lorsqu’il se retourne, elle a déjà enlevé son chemisier. Sa poitrine blanche et pleine, se dresse, excitante. Ils se déshabillent lentement, en silence, avec soins comme si leur propre corps était quelque chose de fragile. La peau de Hoàn est fraîche, fine et parfumée. Leurs bras et leurs pieds s’enroulent étroitement les uns dans les autres. Hoan se plie en deux, moitié sur le lit moitié sur le sol. Ses longs cheveux tombent, s’étendent. Les pulsations de son gosier s’accélèrent. Ses mains s’agitent en cherchant à s’agripper au dos de l’homme, ruisselant de sueur. La jeune femme glisse doucement sous l’homme. Ils changent de position. Leurs jambes ne se quittent toujours pas. Leurs mouvements sont rythmés par des accès de plaisir. Hoàn entrouvre ses yeux et voit comme à travers une loupe, des fibres fongueuses de l’oreiller. Derrière elle, Cuong remue continuellement avant de s’arrêter net pour s’abstenir. Ils se trouvent alors complètement dans le lit. Lorsque l’homme approche son visage de celui de la femme, elle tourne légèrement sa tête pour l’éviter, ses yeux ouverts. Au-dessus d’elle, le plafond se courbe, couvert de tâches jaunes et de traces de bambou tressé. Une fissure noire évoque la forme d’un serpent affolé. Curieusement, Hoàn se sent tout d’un coup lucide, revenue de ses plaisirs. Se répercute en elle le vague écho de la respiration de Thang de la nuit dernière. Elle change de position de nouveau pour encourager Cuong à terminer rapidement. Celui-ci s’écroule sur elle avec un cri de regret... Ils s’allongent l’un à côté de l’autre, à bout de souffle. Hoàn regarde nerveusement sa montre sans trop savoir pourquoi. Les chiffres lui sont insignifiants, mais la vue de l’objet la tourmente. Le temps s’écoule, irrévocable, massif. C’est horrible. Je ne suis rien. Je n’ai rien. J’errerai à jamais, même lorsque je ne respirerai plus sur cette terre...
- As-tu eu du plaisir ? demande Cuong d’une voix tendre en se redressant. Avec son auriculaire, il effleure les cheveux sur la tempe de Hoàn. Elle opine de la tête puis prend la main de l’homme pour la poser sur son cœur. Ce geste, Hoàn l’a fait une seule fois avec Thang lors de leur deuxième nuit commune. Sa répétition la fait sursauter. Mais pourquoi ... m’est-il devenu si étranger ? Pourquoi sent-elle auprès de lui, de plus en plus une lassitude mêlée d’angoisse ? Il est solide mais froid. Plus curieux, plus ardent, Cuong n’est pas ce héros épuisé. Un rayon du jour, entré par la fente de fenêtre, se jette en oblique sur le lit, éclaire une partie du ventre de Hoàn puis le bras de Cuong. La femme bouge pour l’éviter et voit alors briller sous l’éclairage couleur de miel, la poitrine nue de son compagnon couverte de poils si fins et doux qu’ils rappellent des centaines de roseaux qui sous un soleil d’après midi, reculent incessamment vers l’horizon. Plus ferme, la poitrine de Thang n’est pas du tout poilue... Une odeur d’égout pénètre avec le vent dans la pièce. La résidence est calme, d’un calme ennuyeux. Une branche d’eucalyptus morte tombe et émet un bruit sec en heurtant la porte. Hoàn dresse les oreilles. Ses yeux brillent. Dehors, à côté de la haie, la cloche de cheval sonne doucement.
- Tu déjeunes ici ? demande Cuong.
Hoàn acquiesce. Elle caresse les doigts épais mais doux de son amant.
- Oui. Si tu sortais acheter des vermicelles ! Tiens, prends l’argent dans mon sac !
Cuong sort avec une gamelle. Hoàn regarde sa montre. Onze heures. Thang doit bientôt sortir manger. Elle ferme les yeux, le corps comme paralysé, les cuisses serrées. Dans sa tête, au milieu d’un silence immense, s’élève une voix froide et vague : "Elle viendra bientôt !". Cette voix vient de loin. Stupéfaite, Hoàn se redresse, se rhabille précipitement, prend sa moto puis s’en va. Le soleil de midi entoure son corps d’une lumière étrange. La moto roule à grande vitesse. Les oreilles de la jeune femme bourdonnent. Le cri des cigales est strident. Indistinct, le pont de Loàng apparaît devant elle avec ses barreaux peints en rouge et blanc. Pourquoi ce désert ? Sur la gauche, au-delà de la rizière couverte d’herbe sauvage, se trouve le temple de Xuong Rong réputé pour ses miracles et son arbre centenaire énorme sur le tronc duquel on voit encore les traces d’obus datant de l’insurrection de Doi Can. Ce temple est voué au culte d’une femme... Hoàn sent monter au visage une chaleur telle qu’elle explosera dans quelques instants. Galope, mon cheval blanc égaré ! Galope et me transporte loin, jusqu’à l’horizon, au-delà de l’horizon, là où des fleurs de lys blancs tremblent sous la pluie... Hoàn s’appuie sur la main droite. Alors la moto fait un bond comme un avion qui décolle de la piste. Un hurlement est suivi d’une détonation, sourde mais grave...

*

Deux semaines plus tard, Hoàn ouvre les yeux, fait bouger ses membres mais ne peut sortir du coma. Son visage est insensible. Un regard attentif le trouve froid, cruel sous une peau pâle et un peu brillante. Ses joues sont si creuses qu’elles donnent l’impression de forme deux lignes obliques entre les oreilles et le menton. Les sourcils, autrefois d’un noir orgueilleux, sont maintenant garnis de quelques poils incolore. Ses lèvres livides et déformées trahissent une impuissance perverse. Dans ses yeux grands ouverts, les prunelles qui ne se déplacent plus que par instinct, sont incapables de percevoir les sensations visuelles. La jeune femme semble errer quelque part dans un espace lointain. Sa figure qui perd sa vitalité, rappelle une bande d’oiseaux qui s’envolent un à un, lentement et calmement sans qu’aucune force ne puisse les retenir. Lorsque le dernier aura déployé ses ailes puis laissé derrière lui cette terre épuisée, dépouillée, ruinée, Hoàn disparaîtra... Thang a témoigné de nombreux cas pareils : personne n’a pu y échapper, certains ont survécu mais dans une sorte d’agonie ralentie. C’était pendant la campagne de Quang Tri qu’il a vu des plaies largement ouvertes, des têtes fumantes dont la cervelle bougeait comme un vers exposé au soleil. L’odeur d’alcool mêlée de sueur très forte et le bourdonnement du ventilateur énervent Thang. Il décide de revenir au bureau en laissant sa belle-mère et sa sœur Yên s’occuper de Hoàn.

(...)

Les préparatifs s’achèvent. Les ouvriers viendront creuser les fondations qui seront plus importantes que celles de l’ancienne maison, selon le projet de Ky, un frère de Thang, et de son ami Sinh. Celle-ci ne sera pas détruite immédiatement mais servira de cabane de chantier aux ouvriers. Il suffira alors de casser quelques murs avant d’entamer les travaux. La nuit, Ky, son père et son grand-père pourront rester dormir à l’intérieur tandis que tous leurs meubles seront stockés chez le vieux Binh, leur voisin.
Ky prépare un somptueux repas pour fêter l’ouverture des travaux. Le vieux Binh se propose d’être cuisinier. Les ouvriers seront au nombre de neuf. Leur chef, après avoir fait le point sur toutes les questions, s’en va en promettant de revenir le lendemain. Emu, Ky se trouve dans un état d’ivresse. Il devient distrait et sourit souvent sans raison. Il fait très chaud depuis quelques jours. Cependant, le ciel n’est pas bleu mais tire vers le brun. Au milieu de la nuit, lorsque le vieux Binh se lève pour faire pipi, il sent la terre gonfler et dégonfler comme un être humain qui respire. Il a alors l’impression de pisser sur le ventre de quelqu’un. Ky ne fait attention à rien, tout à ses préparatifs de construction. Il caresse les sacs de ciments, les briques, les barres de fer, avec respect. Son père souffre d’insomnie. Assis toute la nuit comme une statue de pierre, il regarde sans but le dehors. Les lucioles se précipitent sur la maison. Leur mouvement est rythmé par les cris des vrillettes. De loin, la bâtisse ressemble à un rêve malade, troublé. Le vieux Binh et Ky, dès qu’ils ont un instant libre, se retrouvent dans la cour pour discuter à voix basse. Bien qu’ils émettent des propos antagonistes, parfois incohérents, ils se regardent d’un œil tendre et compréhensible.
Ky se lance dans une description d’un balcon bleu en forme de banane. Le vieux Binh l’interrompt :
- Bien sûr, on doit proposer une soupe au poulet. Sinon, de quoi a-t-on l’air ? déclare-t-il avec satisfaction, les yeux mi-clos. Ky ne l’écoute pas. Il continue son discours sur le fameux balcon :
"Bleu... formé de courbes... Voilà.... Comme ça.... Il peut être plus rond vers le bas... L’important, c’est l’équilibre. Comme mon index...".

Ky se lève, le vieux Binh aussi. Sans échanger un mot, ils se mettent à faire le tour de la cour les mains derrière le dos. Le vieux est si obsédé par la soupe au poulet imaginaire qu’il lâche un rot d’une même odeur. Quant à Ky, il marche sur la pointe des pieds en dirigeant son regard vers l’horizon lointain. Ses mains caressent le balcon invisible. Le vieux Dien, son grand-père, observe jalousement Binh et Ky. Puis nerveux, il se tourne vers Diêu, son fils :
- Tu vois, ils s’en fichent de moi. Devant nous, ils se comportent comme des voleurs. Quand la tradition familiale n’est pas respectée, c’est la décadence !
Diêu fixe toujours son regard vers le dehors. Sa bouche est entrouverte. Sa lèvre inférieure bouge sans qu’aucun son ne soit émis. Son visage brille comme de la cire. Le vieux Dien soupire :
- Tu n’étais pas comme ça autrefois, mon fils !
Diêu tressaillit. Les vrillettes continuent à crier de manière stridente. Parvient la voix du vieux Binh :
- D’accord...
Le déjeuner a lieu chez Binh. Le vieux Dien mâche en grommelant : "Son va rentrer. C’est quand même ton frère. Tu dois discuter avec lui", dit-il à Ky. A la fin du repas, il déclare que la cuisine est meilleure "chez nous" que "chez lui". Tout d’un coup, le soleil est traversé par un immense nuage. Dans l’obscurité, un rugissement étrange parvient du cimetière. Le vieux Binh saisit la main de Ky :
- Le voilà ! murmure-t-il, l’œil égaré.
Sa main est chaude comme la braise dans celle de Ky. Diêu, le père de celui-ci, émet un cri aigu en roulant des yeux. Son visage s’anime comme s’il attendait quelque chose. Le nuage disparaît et le soleil revient. Le vieux Binh lâche la main de Ky. Effaré, il s’essouffle. Diêu se tait et reprend son expression insensible. Ky reste stupéfait comme quelqu’un qui vient de faire un cauchemar. Le vieux Dien sort.
- C’est déjà le matin. Qu’il est pénible, ce ciel ! gémit-il.
Comme personne ne lui répond, il continue :
"J’avais du mal à trouver mon sommeil. A peine endormi... Alors tu ne dors pas ? demande-t-il à Diêu en levant le menton. Tu vois, ils se sont déjà retrouvés pour parler en cachette ! Ils sont toujours comme ça !"
Puis le vieux hausse les épaules avec une certaine distinction. Le soleil se déplace si vite qu’on peut suivre les mouvements de ses rayons. Ils descendent de plus en plus, s’allongent, se couchent comme un chat qui guette des souris.
- A quelle heure arrivent les ouvriers ? demande le vieux Binh à Ky.
- A neuf heures et demie. Ils m’ont dit que ce sera juste pour la forme. Aujourd’hui est un jour néfaste. Que t’est-il arrivé tout à l’heure ?
Le vieux Binh ne répond pas mais fixe le rayon de soleil traversant ses pieds. Il sent un changement dans son corps : la peau et la chair deviennent plus fines et plus légères tandis que les vaisseaux gonflent sans arrêt. Il entend son sang rugir :
- Ce jour-là, le ciel était comme ça aussi... , murmure-t-il. Ensuite, il est arrivé... Je leur ai dit de ne pas le regarder or ils ne m’ont pas écouté...
Il est ému au point de s’arrêter. Ky voit ses yeux remplis de larmes. Soudain, Diêu pousse un soupir.
Ky se sent si épuisé qu’il s’endort pratiquement debout. Le cri des vrillettes retentit dans l’espace devenu immense, couvert d’une lumière dorée mais étrange.
L’après-midi s’éternise. N’ayant plus rien à faire, Ky rentre de chez Binh. Il a bien aiguisé le pic, nettoyé le sol et suspendu les marteaux. Selon ses calculs, si les ouvriers travaillent à six comme prévu, les vieux murs seront abattus en trente minutes. Cette nuit sera la dernière où ils dormiront dans leur maison avant de déménager chez le vieux Binh. A cette idée, Ky s’agite. Il s’approche de la cloison et caresse doucement des fentes jaunâtres. Ce lieu, cette cloison, font partie de leur vie. Pendant leur enfance, avec sa petite sœur, Ky aimait à attraper des petites insectes derrière la maison, sous le mur. Une odeur humide et âcre s’en dégage chaque fois que le temps change. Elle lui est devenue si chère qu’elle participe de sa mémoire. Le jour où sa mère est morte, Ky a pleuré en cachant son visage derrière ce mur. Il avait à ce moment-là l’impression d’être absorbé par celui-ci et de s’enfoncer bientôt dans sa profondeur. Or, tout va être détruit demain pour disparaître à jamais. Abasourdi par cette perspective, Ky entre dans la maison. Il sent son cœur comme déchiré et comprend mieux alors pourquoi son grand-père s’est opposé à ce projet après avoir donné son accord. Il regarde son père handicapé, pense à sa mère mais retient ses larmes.

(...)

... Arrivé chez lui, Thang est fourbu et angoissé. Dans son corps fiévreux, si le chagrin n’a pas disparu, l’énergie est revenue. Ce qui n’était qu’un sentiment vague s’est transformé en prise de conscience : depuis l’accident de sa femme il ne fait plus l’amour. Jusqu’alors, il n’en a pas souffert, absorbé par d’autres soucis. Mais ces derniers temps, ce besoin s’est réveillé chez lui, et de plus en plus il recherche dans ses souvenirs les moments de plaisir sexuel. Alors, tout son corps se révolte contre cette absence. Après le dîner, Thang s’assoit sur une chaise à côté de Hoàn. Il a l’impression que le dernier oiseau est sur le point de partir pour laisser derrière lui la terre stérile. Son cœur bat plus vite sans qu’il sache que ce changement signifie la joie ou la douleur. Voilà des mois que Hoàn reste couchée, ayant perdu conscience. Autour d’elle, tout le monde est épuisé. Son, un frère de Thang, doit rentrer chez lui dans quelques jours. Yen, leur jeune sœur, le suivra dans quelques semaines. On pourra alors payer quelqu’un pour s’occuper de la malade. Mais que deviendront Thang et ses beaux-parents, ceux qui vivent avec elle sous le même toit ? Ce soir, Yên reste assise dans un coin, silencieuse. Son est quelque part dans la cour. La mère de Hoàn range comme d’habitude la maison, tandis que son mari regarde les informations à la télévision. Thang saisit la main froide de sa femme et se perd dans les souvenirs. Soudain, il tremble au cri de vrillettes de Linh Nham. Même s’il est aussi vague qu’un voile jeté sur une rivière nocturne, ce son est aigu et intense. Lorsque Thang se concentre pour mieux l’écouter, il disparaît. Alors, l’homme pousse un soupir en hochant silencieusement la tête. Il allume une cigarette, tire si fort qu’il sent la progression de la fumée de la gorge aux poumons qui se réchauffent. Le bourdonnement monotone du ventilateur électrique finit par se perdre dans l’espace silencieux. Ces derniers temps, l’étrange forme humaine n’apparaît plus à ses côtés mais les rêves tristes et effrayants ne quittent pas Thang. Quand sa belle-mère fait tomber une bassine dans les toilettes, il sursaute, en même temps que sa sœur Yên.
- Ça va mieux Yên ? demande-t-il.
- Oui, dit-elle d’une voix basse mais enrouée.
Le téléphone sonne. Thang saisit le récepteur. Mais à l’autre bout, Hà à la recherche de Son, reconnaît sa voix et raccroche après avoir hésité quelques instants.
Yên se force à regarder la télévision. Le téléphone sonne de nouveau. C’est Muôn, leur sœur aînée, qui leur annonce le début des travaux. Thang s’énerve :
- Pourquoi m’a-t-on dit qu’ils commenceraient seulement dans deux mois, s’écrie-t-il.
- Je n’en sais rien. Ce matin, en passant, j’ai vu que les ouvriers avaient creusé partout. Ky m’a expliqué qu’il ne voulait pas nous déranger toi et moi car il était capable de gérer l’affaire tout seul.
Thang soupire. Il lui semble que là-bas ses proches sont en train de commettre une grave erreur.
Après avoir raccroché le téléphone, il se tourne vers Yên :
- Ky a fait creuser les fondations.
- Déjà ? dit-elle juste pour la forme, avant de quitter la télévision pour se rapprocher du lit de la malade.
Thang se précipite vers la porte. Sans avoir retrouvé son petit frère Son, il rentre et tourne dans la pièce, nerveusement. Il veut que Son rentre dès demain dans leur village. Sans doute il ne sera pas d’une grande aide pour Ky, mais sa présence sera plus rassurante, se dit-il.
- Arrête l’alcool ! Tu veux l’étouffer ou quoi ? crie-t-il à sa petite sœur tout en réfléchissant à l’histoire de Ky. Sa belle-mère regarde Thang, puis Yên. Elle secoue lentement la tête sans lâcher un mot. Indifférente, Yên cherche le livre qu’elle lisait tout à l’heure. Alors Thang saisit vigoureusement une serviette qu’il jette devant elle :
- Essuie-la tout de suite !
- Laisse-moi ! répond-t-elle d’une voix stridente.
Toutefois, elle reprend son calme puis avec obstination, elle poursuit sa lecture. Thang est stupéfait. C’est la première fois que sa petite sœur s’est dressée ouvertement contre lui. Il a l’impression que ce sera la dernière fois. Le cri de vrillettes s’élève, vague mais continu.
Dans la stade, Son est assis sur des barres de béton, en compagnie de sa petite-amie. Un peu plus loin, le cinéma est éclairé d’une lumière blafarde. Les passants sont rares. Au dessus, le ciel immense est constellé d’étoiles. Le jeune homme enlace son amie tandis qu’elle passe les bras autour de sa taille. Ils sont silencieux, palpitant d’émotion. Puis Hà agite légèrement sa petite tête ronde comme un pamplemousse.
- Petit, tu as vu des fantômes alors ?
- Oui, répond Son, indifférent tandis que la jeune fille se serre contre lui.
- Où ? Au cimetière ?
- Oui... Je dois rentrer bientôt dans ma famille. On m’a fait comprendre plusieurs fois qu’il y avait des choses à régler là-bas.
Son a menti, mais il est sincèrement triste. Hà se rejette légèrement en arrière.
- Mais tu reviendras après, n’est-ce pas ? demande-t-elle en regardant le ciel.
- Bien sûr. Et puis je ne peux pas rester toute ma vie là-bas...
Son dénoue les bras de son amie, puis cherche une cigarette dans sa poche. Le feu éclaire d’un seul coup son visage. Hà caresse ses cheveux et se dresse pour lui poser un baiser sur la joue. Son ne bouge pas et tire en permanence sur sa cigarette. La jeune fille caresse son oreille avec sa bouche, couvre son visage d’un souffle chaud. Son grince les dents, roule des yeux. Puis après avoir jeté brutalement la cigarette, il se retourne, saisit avec frénésie la jeune fille par ses bras pour la presser... Son ne comprend pas lui-même comment il a pu faire une chose pareille. Tout a échappé à sa conscience. Le seul souvenir qui lui reste est l’odeur de la terre qu’il respirait lorsque dans leur enlacement, ils ont quitté le béton. Tout s’est passé très vite jusqu’à ce qu’ils s’allongent l’un à côté de l’autre sur un sol semé de cailloux et contemplent le ciel animé. Au milieu de la lumière intermittente des étoiles, un point rouge se déplace lentement. Son a mal aux genoux qu’il découvre éraflés en les tâtant.
- Ma chemise est infecte. C’est ta faute, dit Ha.
Son ne dit rien. Il est encore ému. Le firmament animé l’obsède, lui rappelle quelque chose...
Le ciel bourdonne. S’élève le cri de vrillettes, continuel, intense. Alors Son a comme des démangeaisons, s’agite, se lève et souffle très fort.
- Il y a quelqu’un ? demande Hà en observant autour avec crainte.
Son secoue la tête en signe de dénégation. L’obscurité s’abat. Hà se serre plus fort contre lui mais il la repousse :
- Je dois rentrer. A demain soir ! dit-il rapidement avant de disparaître dans la nuit comme un ours.
Il court comme un fou. Le vent frotte ses oreilles tandis au-dessous de lui, le sol recule. Son se rappelle soudain que son grand-père est doué d’une double vue. Il serre sa mâchoire à se faire mal. L’air est devenu lourd au point qu’il se sent oppressé et s’arrête pour reprendre sa respiration. Alors autour de lui, tout se détend. Il a l’impression de tomber dans le vide, et lui parvient la voix du vieux Binh :
- ... l’autre tas encore ... où est la pelle ?...
Son continue à courir. Il est de nouveau oppressé entre l’air et la terre.

(...)
Soudain, l’arbre se dresse avant de s’affaisser.
...
-... pourquoi ?
...
Luu Nhân Chu descend du cheval puis le fouette. L’animal qui hennit, longe au galop la digue, sur la droite. L’homme agite son bras en s’élançant vers la rive. Alors son cortège se précipite pour le suivre. A une demie-lieue, Lê Sat se plie en deux pour presser son cheval d’avancer plus vite. L’épée nue obliquement fixée sur son dos resplendit. Résonne le pas des chevaux, tumultueux. Lorsqu’il aperçoit la barque chargée de l’accueillir, Luu Nhân Chu se retourne. Un nuage de poussière s’envole puis s’allonge pour devenir un trait jaunâtre. Il ferme alors les yeux et a la chair de poule. Autour de lui, la foule est toujours agitée. Il lui parle lentement, d’une voix insensible :
- Descendez !
Sa femme hurle. Elle s’incline profondément dans le sable mouillé.
- Dépêchez-vous ! dit Chu de nouveau, la face en l’air.
Il tire ses vêtements pour les mettre en ordre. Ses cheveux, dénoués, tombent en arrière comme la queue d’un aigle noir malade. Personne ne descend dans la barque. Le batelier retire sa rame et attend avec patience. Seuls bougent le pan de sa chemise et la surface de l’eau. Lê Sat saute du cheval. Son corps robuste fait vibrer le sol. Ses soldats descendent aussi de leurs montures. Le soleil s’enflamme. Sa lumière est éblouissante. Lê Sat est aveuglé par un reflet dans l’eau. Il ne voit que l’ombre confuse de Luu Nhân Chu projetée sur un fond blanchâtre.
- Pourquoi vous êtes-vous enfui ?
Lê Sat avance en clignant les yeux. Ses sourcils, très épais, sont parsemés de poils blancs. Lentement, Luu Nhân Chu s’approche, lui aussi, de Lê Sat. Ils sont tout près l’un de l’autre, au point que Chu respire l’odeur aigre de la sueur de Sat. Celui-ci lève sa main droite. Sa manche descend alors jusqu’au coude et montre un bras solide, couvert de veines. Ses doigts incurvés rappellent les griffes d’un milan. La main de Lê Sat se déplace vers l’arrière pour saisir la manche de son épée. Luu Nhân Chu reconnaît le geste habituel de Lê Sat lors des combats. Chu dresse son cou. Une tristesse infinie monte en lui. La rivière dégage des effluves de poisson cru. Le soleil, toujours éclatant, est à la verticale de Lê Sat.
- Pourquoi avez-vous pris la fuite ? demande Lê Sat de nouveau. Le vent relève le pan de la veste de Luu Nhân Chu.
- Parce que je savais que l’empereur ne voulait plus de moi, répond Chu, les yeux toujours fermés. Sa voix est déformée non par l’émotion mais par le vent.
- L’empereur t’a accusé de traîtrise.
Lê Sat se baisse un peu.
- Il faut donc vous décapiter.
- Oui, il le faut, répond Luu Nhân Chu avec calme.
Lê Sat dirige son regard vers le soleil puis de toute ses forces, il fonce. Un hurlement résonne du côté du soleil...
Après avoir été décapité, Luu Nhân Chu rentre mélancolique dans son pays natal en suivant le chemin qu’il y a plus de dix ans, il a emprunté, avec son père, pour aller rejoindre l’insurrection de Lam Son. Son âme, ni sereine ni haineuse, s’incorpore calmement dans l’air de Dai Tu. Aujourd’hui encore, lors des nuits éclairées par la lune, les habitants de cette région ont toujours l’impression d’entendre les préparatifs du départ d’une famille vers le Sud lointain. Elle leur semble d’une tristesse abyssale.
...

Notes

[1Hanoi, 1999, 397 pages.

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