1.
Ce qui change avec le numérique, c’est le rapport de la page blanche au monde. Elle n’est plus miroir, elle est traversée.
1bis
Une histoire de la page à réviser selon les récentes découvertes archéologiques : la page, carte de divination, tablette blanche vierge et durcie insérée dans tel angle des fondations du temple, a précédé l’invention de l’écriture. Sa conceptualisation dans Un coup de dés comme modèle devenu dominant pendant un siècle. Là où nous tournions le dos au monde pour écrire, l’écran page d’écriture superpose le cadre du lien principal au monde et la surface où s’inscrivent les signes (quand bien même l’étymologie du script, de l’inscrit, ne convient plus).
2.
Logique de consommation des contenus : l’élève, de la primaire à l’université, ou le journaliste, ou la documentaliste, cherche d’abord sur Internet avant d’ouvrir son dictionnaire ou d’aller en bibliothèque.
C’est irréversible. Mais, contrairement à l’univers scientifique, le domaine littéraire a laissé en friche ses propres contenus.
Leur pauvreté est appelée évidemment à se résorber : l’enjeu c’est évidemment d’être nous-mêmes prescripteurs de contenu.
Tout est encore ouvert, quel paradoxe que si peu d’écrivains s’en saisissent.
Et ce qui compte est trop silencieux : Michaux est protégé (et heureusement) jusqu’en 2050 au moins, pas question de déborder le seul droit de citation. Michaux est presque absent du Net, comme tant d’autres : c’est un trou qui est fait dans notre corps à nous, si notre corps inclut Michaux.
3.
Entrez dans un bureau de maison d’édition, une bibliothèque, une salle des profs : l’écran est sur la page d’accueil réseau.
Il y a deux ans, on trouvait encore des libraires, des bibliothèques, qui ne servaient pas d’e-mail, ou qui confondaient adresse mail et adresse d’un site, c’est fini. La documentation du monde est immédiate et infinie. Pour l’écrivain, pour le lecteur.
Cela change notre rapport à l’espace et notre rapport au temps : Montaigne écrit sans arrêt depuis ses lectures, son quotidien, ses déambulations et voyages. Nous sommes dans la même invention, juste déplacée.
Acceptons-le : comment des formes neuves de situer le récit par rapport à l’expérience du monde ne viendraient pas naître là ?
4.
Hommage aux pionniers : quand en 1996, via Compuserve plus ensuite télécharger Netscape 1.0, j’ai pu télécharger les Fleurs du Mal sur Athena.
Quand j’ai recopié Illuminations et Saison en Enfer, puis le Spleen de Paris. Même un scanner c’était inaccessible.
Quand on a été trois en quinze jours à mettre Lautréamont en ligne, croyant chacun être le premier, on a compris que la première phase était passée.
Pour mon premier site, j’avais pour métaphore la vitrine de mon ami luthier. Il y met un moule, un fragment de bois brut, un vieil instrument racheté avant restauration. On sait qu’on a affaire au luthier, rien ne trouble la discrétion de ce qui se passe dans l’atelier.
Mais vite on a franchi la vitrine, maintenant on entre directement dans l’atelier.
Le travail au jour le jour, les esquisses, les chantiers, les outils.
Par exemple, on peut visiter ma bibliothèque, on peut assister à mes lectures, suivre mes ateliers d’écriture.
Dans la vie, je n’en fais pas plus que les autres auteurs, juste : qui veut pousser la porte voit ce qui se passe.
5.
Stratégies du contournement en écriture numérique : ne pas se laisser aspirer par la machine (apprendre à). Trop neuf pour ne pas être dangereux, alors comment ? Exemples Bergounioux, Novarina, Echenoz.
Traverser l’instance technique pour être en rapport avec la même sensation d’origine, ce qu’elle inclut de geste.
Formes naissant de la page écran : spatialisation de la page, rapport organique images.
Le temps même de la lecture devient temps numérique : le journal du matin et du soir, le courrier professionnet et privé, les photos de famille et le compte en banque, les mêmes pixels.
Apprendre à dactylographier les yeux fermés. Retour de l’oreille. J’écris bien plus au souffle et à l’oreille maintenant que la machine est devenue carnet.
Que nos méthodologies numériques ne diffèrent pas tant que cela des modes de compositions et réécritures de Jules Verne ou Balzac corrigeant leurs épreuves.
6.
De la subversion progressive des media.
La littérature n’a jamais pu se débarrasser de la presse comme instance de sa médiation sociale, de sa hiérarchisation symbolique, et l’espace critique est né dans l’intérieur de cette instance. Internet est par essence sa propre médiation, et ce qu’il produit de médiation des oeuvres remplace dès à présent l’instance traditionnelle.
Impasse des sites ayant voulu fonder un espace critique virtuel : c’est le contenu même de l’oeuvre, via sa présence virtuelle (qui ne coïncide pas avec l’oeuvre même), qui devient cette médiation.
Internet devient prescripteur. Mais pas encore d’échelle de cautionnement symbolique. C’est la jungle.
S’accrocher en attendant aux usages fixes de la critique : surannés mais bien fixes (exemples : Matricule, Quinzaine, leurs sites).
Les musiciens ont commencé à le comprendre, question de survie : ohé, amis auteurs, et de votre survie ?
7.
Dans le contexte évidemment d’un bouleversement sous-jacent bien plus massif : reconditionnement de la totalité du dispositif éditorial.
Recomposition de la chaîne du livre : épreuves en PDF, même plus d’étape papier avant l’impression même.
Impression à flux tendu, petits tirages qu’on peut recomposer à l’infini : le rapport même du livre au temps redevenu ductile.
La chaîne numérique réinvente aussi notre usage de la fabrication du livre. Qu’un écrivain n’écrive qu’un seul livre, à réactualiser toute sa vie, redevient enfin possible comme il l’a été pour Homère.
8.
La difficulté d’Internet, c’est seulement son imprédictibilité. Tout schéma est condamné à se voir écarter après quatre mois.
Alors travailler comme si c’était pour toujours, mais savoir que tout du travail peut à chaque instant basculer, dans sa matière même.
Même l’élémentaire lien hyper-texte n’est pas incontournable (fin des CD Rom, travailler sur l’environnement mobile).
Et personne n’a anticipé que la révolution principale serait la progression aussi immédiate du haut débit (comme j’en voulais à la BNF d’avoir préféré le mode page au mode texte pour Gallica : quelles belles découvertes le haut débit m’a permis dans ces pages, mais ils n’ont pas contourné l’impossibilité d’y chercher).
9.
Que protester contre l’envahissement numérique doit rester une prière quotidienne : c’est ce qui sauve notre rapport au livre, à la méditation.
Mais savoir que ceux qui seront à côté mourront plus vite. Le dialogue du livre et du site Internet n’est pas se faire de la pub. Ils sont organiquement complémentaires : on trouve sur le site des images, des recherches, des textes adjacents. On constitue le dossier Internet d’accompagnement au livre : il fait désormais partie du geste de création lui-même.
On pourrait imaginer que seuls ont droit de lire ces dossiers ceux qui ont acheté le livre : il suffirait d’un mot de passe, changé chaque semaine, « entrer le premier mot de la page 172 », mais à quoi bon ?
C’est juste un pari. Via Internet on ne promeut pas le livre, on l’appelle.
10.
Pourquoi le traitement de texte est-il le logiciel qui a le moins évolué, voire même a régressé par rapport à sa ductilité des années 80 ?
Plus lourd, certes.
Exemples : fonctions intervertir, liste mots par fréquence, longueur moyenne de phrase. Pourquoi « genèse » de l’AFL n’a pas eu de suite ?
Perspective : fonction gestion de projet, merci l’usine.
Fabrication autonome de son propre Pléiade.
Paradoxe : comment l’informatique reprend des icônes (la plume et l’encrier, les vieux téléphones, la boîte aux lettres) des objets qu’elle annule : j’ai toujours trouvé ça louche.
11.
La technique.
En 1988, on vous regardait comme une bête curieuse parce que vous aviez un Atari 1040 : elles sortent où, les pages ? En 1990, Jérôme Lindon : - Je refuse la littérature MacIntosh. Syndrome de la page écran toute lisse et toute prête.
Développement des sites personnels : qui doit s’occuper du site de l’écrivain ?
Que l’éditeur ait un site réussi, et l’écrivain lui confie sa présence sur Internet. Presque aucun auteur POL n’a de site personnel. Que manquent-ils ?
J’ai créé et animé pendant quatre ans une revue littéraire virtuelle, remue.net avant d’en laisser les clés à un collectif ami, incluant de nombreux dossiers virtuels qui étaient (et restent encore très souvent) la principale ressource numérique concernant ces auteurs : est-ce que j’avais à continuer cela, au détriment de mon propre travail ?
11 bis.
Ma propre peur de la technique : j’ai commencé en douceur en 1997 avec Claris Home Page qui était tellement simple.
J’ai muté en 1999 vers Dreamweaver, il a fallu pas mal de nuits clavier (c’est notre unité de mesure simple, la nuit clavier).
Je n’aurais pas fait en 2004 mutation php sans l’aide d’un ami [super]informaticien, Julien K.
Je pompe des scripts rss ou autre, mais je sais très bien ne plus maîtriser en totalité l’outil que j’exploite.
Jusqu’à quand pourrons-nous défendre un Internet vintage comme pour mes lectures publiques j’utilise ce micro MD441 ayant paraît-il appartenu à Frank Zappa ? Voir l’émouvant et minimaliste site que tenait seul Michel Butor.
12.
Paradoxes propres à l’audio et à la vidéo : renaissance de l’audio depuis les contenus téléchargeables, on prend l’émission de radio qu’on va écouter dans sa voiture ou dans le train, ou en faisant son jogging, ou pendant qu’on continue de travailler à l’ordinateur.
La vidéo exige qu’on lui alloue un temps exclusif : même si c’est dans un petit coin d’écran, et que vous laissez défiler le concert des Rolling Stones le mois dernier au Madison Square garden, capté clandestinement depuis un balcon et disponible sur le Net.
Le son, avec sa force archaïque et la magie du poste radio à galène, retrouve son immédiateté, sa capacité à passer d’un à un en égal : peer to peer.
Même les radios et télés en tiennent compte : on élabore chez soi le film ou l’émission, l’ordinateur suffit, comme il suffit pour le livre. Nous ne nous en saisirions pas ?
J’enregistre en ce moment la totalité de Rabelais, j’en ai pour plusieurs années peut-être, mais qui sont ces 160 inconnus qui chaque jour en écoutent tel ou tel passage ?
Et puis en même temps, le MERDRE de Ubu : du texte nous sommes, du texte nous resterons. Lisibilité sur écran, besoins typographiques, proclamer encore et encore l’imaginaire du texte, l’histoire qu’on raconte, passion de conteur, et c’est l’écran encore.
13.
Ce qui est rehaussé, c’est l’idée de communauté.
Le mot surfer était idiot : on ne laisse pas porter par la déferlante. C’est plutôt de remonter là où se forme la vague qui est difficile.
Le paradoxe d’Internet, depuis le début, c’est d’enlever la botte de foin pour vous donner tout de suite l’aiguille. Se forment des communautés très restreintes : lecteurs de Pascal Quignard, liste Gaston Chaissac.
Chacun, dans sa main, tient quelques aiguilles : je participe au forum Led Zeppelin, j’échange sur Litor forum littérature et ordinateur. J’en suis probablement la seule intersection.
La richesse d’Internet, c’est de vous proposer miroir de votre singularité, la rendre active. En cela aussi Internet est une invention définitive.
14.
Mystère des visiteurs sur Internet : inauguration d’un espace décloisonné.
Au stand presse de la gare, on met les étiquettes : culture, informatique, sciences, actualité.
Les amis que je me suis fait à force d’Internet habitent très loin ou tout près, sont de tout horizon disciplinaire.
Ne rêvons pas, on fait chaque matin le tour des blogs amis comme on fait le tour du pâté de maison, mais ce décloisonnement est une mise en relation neuve, dont quoi les couloirs de la Fnac aussi nous avaient éloignés.
14bis.
Corollaire : le balancement permanent déception/souhait où je suis par rapport aux commentaires. Magnifique outil de discussion publique, mais évidemment une prise d’écriture totalement marginale dans le taux visiteurs écrivants / visiteurs globaux. C’est l’irruption à nouveau de l’écriture comme parole, ou trace spontanée, là où on concevait le site comme parole d’intensité. C’est la mise à même niveau graphique de la parole qui suscite et de la parole accueillie. Quant aux paroles en réponse plus profonde, elles continuaient de se dire plutôt par l’espace privé du courrier.
Tel journal mettant désormais en avant ce brouillage collectif des commentaires plutôt que ses articles de fond : pour l’instant, je préfère me priver du miroir.
15.
Restauration d’une idée de proximité : sur Internet, il faut soigneusement s’organiser pour dissimuler (j’ai une page secrète, avec des documents de travail partagés, des projets en cours, et tout Saint-Simon à télécharger) : qui n’a pas cherché son propre nom sur Google ?
Ma présence virtuelle, ce qu’il y a d’intime dans mon site, est accessible à mes voisins, à mes enfants, à la personne que je sollicite pour un travail.
De même, si j’habite Toulouse, Montpellier, Bordeaux, je regarde le site de ma librairie avant d’y aller fouiller dans les livres.
La force d’Internet c’est aussi de restaurer un voisinage, une singularité, dans la proximité que l’idée de ville a détruite : on ne connaît pas son voisin de palier, mais on parle à celui de Reims ou Menton ou Rezé comme on se retrouve à la machine à café du couloir).
On se promène dans la librairie à Toulouse, le libraire est à l’étage, vissé à son ordinateur : et c’est indissociable.
Sites d’éditeur, sites de libraires, sites d’auteur : dans le basculement devenu global, faire provisoirement chacun pour soi.
15 bis.
Le licite et l’illicite : Internet trop neuf conceptuellement, trop mouvant, pour attendre les lois. Avoir des gigas à Honolulu, être prêt à éventuelle migration.
15ter.
Discussions sur le droit d’auteur, le livre numérique, tout ça : finalement c’est une queue de comète. Ce qui compte : ce qui se crée en ce moment, spécifiquement, pour et par le Net. S’inscrire là.
Etre déjà dans une articulation : le Net avec le livre, mais la litttérature aussi par l’intérieur du Net.
16.
Inutilité relative de ma bibliothèque numérique : je suis très fier d’avoir sur mon disque dur (c’est tellement peu de places, les octets d’un livre) tout Rabelais, tout Montaigne, tout Balzac, tout Proust, le Littré et quelques autres.
J’ouvre souvent Baudelaire, Rimbaud ou d’autres, mais pour des recherches précises, ponctuelles. Pas pour les lire.
J’aurais Gracq, Michaux et Ponge ou Artaud, les livres me deviendraient encore plus précieux de pouvoir bénéficier d’incursions numériques.
Chercher page chez Montaigne, on ne trouve que les petits valets des princes, mais cherchez cahiers, et vous avez en trois secondes Montaigne écrivant.
Ce qui est dangereux, dans la bibliothèque numérique, ce ne sont pas les lecteurs, c’est ceux qui essayer de les revendre, ou réimprimer à bas prix : en gros, les liquidateurs de l’édition.
16 bis.
Sur Internet aussi, éditer est un travail.
J’aimerais disposer, même à titre onéreux, d’un Michaux numérique comme je dispose d’un Proust numérique.
Chercher dans Proust au mot corps ou au mot électricité, voilà ce qu’il me faut.
L’irruption de véritables instruments d’édition dans l’espace Internet pourrait y restaurer aussi les symboliques (ou les cautions, comme pour les articles scientifiques) qui lui manquent.
Rançon du dominant : les blogs liés aux formes dominantes ou les plus consensuelles de la littérature dans ses usages affadis, deviennent aussi les blogs consensuels de l’espace virtuel : inventer un Internet noir sous le premier ?
16 ter.
Intermède comique : les revues et l’université préfèrent toujours le papier (exceptions, mais vite dénombrables).
Même les colloques sur le numérique ils veulent en faire une revue papier qui sera morte avant de naître, merci les arbres.
Démarches régulières d’auteurs qui souhaitent voir accueillir sur mon site un texte avant de le publier ensuite dans une revue graphique, considérée comme plus sérieuse : maintenant je mets à la poubelle. Publiez sur le Net si vous voulez être lu, mais publiez-y vraiment.
17.
Des écrivains qui prétendent n’y rien connaître à la technique : ils ne savent pas non plus se servir d’une cafetière électrique, d’un téléviseur ?
Axiome : bien sûr, qu’Internet est bien moins compliqué qu’une cafetière.
Le surgissement massif et en voie de se pérenniser des blogs, c’est la quasi évaporation du saut technique minimum. Pas besoin de programmer. Un blog réussi peut être très moche. Mais, personnellement, le plaisir que je prends à programmer moi-même c’est que du travail sur la page écran, et l’organisation de ces pages, naît le statut même du texte.
Je crois que ce à quoi les écrivains résistent, ce n’est pas à Internet, c’est à l’idée que leur propre statut ne va plus de soi, que dans la dureté et le prédicat économique d’aujourd’hui il n’y a plus de bulle stable pour ce qui devrait perdurer : aujourd’hui ferme la principale librairie place de la Sorbonne, c’est d’un état de guerre dont nous parlons, le livre-loisir ne rattrape rien.
Internet n’est pas ici une cause, il est un rebond. Et encore un miroir.
18.
L’outil nomade.
On hésite à jeter de l’informatique qui marchait encore. Un scanner dépassé, son vieil ordinateur portable. On les garde. Ils vous paraissent d’un âge incroyable, on se demande comment on faisait, avec si peu de disque dur (mon premier ordinateur n’avait même pas de disque dur), si peu de mémoire vive, une des rares belles expressions de l’informatique. On faisait quand même, et déjà émerveillés.
J’ai tout de suite aimé les ordinateurs portables (la première fois que j’en ai vu un, à Stuttgart je crois, en 1992, très cher pourtant), parce que tout d’un coup on s’en sert comme d’un carnet (d’ailleurs, mes carnets aussi je les ouvre comme un couvercle, j’écris à la perpendiculaire des lignes).
Proximité du clavier et de la page, touche qu’il n’y a pas besoin d’enfoncer.
Incapable d’écrire sur un ordinateur de bureau.
Et puis l’idée du voyage. Baudelaire n’avait pas de table chez lui : j’écris ce texte dans le train.
18 bis.
Avant, on avait le calepin, le stylo. Les peintres leur carnet et l’aquarelle, ils étaient tout de suite dans l’ébauche, la peinture a toujours été transportable, se faisait sur le motif.
Tout d’un coup, on nous a permis à nous écrivains la même chose qu’aux peintres l’aquarelle.
Et la WiFi une nouvelle étape : que j’aille n’importe où, c’est un instinct : on se connecte où, on se connecte comment.
Ma présence au monde inclut la présence déspatialisée du Net, et la possibilité que les mots que j’inscris aillent y résonner.
18 ter.
De l’ordinateur non pas comme propriété privée, mais comme lieu de l’intime : les double-fonds des anciens secrétaires. Liste des choses secrètes que je stocke dans mon ordinateur (non, je ne vais pas vous les dire : elles sont secrètes). L’archivage des correspondances, les notes qu’on prend pour soi seul. La violation qu’en propose ces jours-ci Google, comment je pourrais l’accepter ? Visite de l’atelier, de la pièce de travail, oui. Retourner toutes les toiles empilées contre le mur, dans le cabinet d’angle, non.
Je ne crains pas Google, juste : on marche parfois de façon divergente. On travaille beaucoup, quand on tient un site, à anticiper sur leurs algorithmes.
19.
Comment gagner de l’argent avec Internet ?
Quand on y passe sa vie, on pourrait se dire que ce serait une juste récompense, mais non. Je gagne ma vie en exerçant le métier d’écrivain, livres, radio, films documentaires, ateliers d’écriture, pour passer le plus gros de mon temps dans un site qui invente un statut et des pratiques d’écriture sans modèle préalable, et donc sans rétribution.
Il n’y a pas pour l’instant de modèle économique lié à une pratique culturelle de l’Internet, tant pis.
Nous ne voulons pas des publicitaires ni de leurs miettes, nous ne souhaitons pas vendre de produits associés : même pas des CD ni des tee-shirts.
Mais la diffusion rapide et l’impact des textes Internet déplace le statut même d’écrivain : du samizdat contre l’affadissement du monde, et la reprise de nos textes dans des sites commerciaux ou des sites de presse.
Nous devenons fournisseurs de contenus sans intermédiaires : incroyable sur remue.net le nombre de fois où des éditeurs et journaux nous demandent à reprendre tel ou tel texte, y compris pour des manuels scolaires.
19 bis.
Et si, sans même m’en apercevoir, j’avais déjà commencé à gagner de l’argent via Internet, en tant qu’auteur ?
Valorisation de mes lectures publiques, rétribution que je demande pour mes performances, possibilité de construire bien plus solidement un projet en amont.
A côté de la logique de droits d’auteur se développent dès à présent d’autres modèles pour un statut artiste de l’écrivain.
L’important à comprendre, c’est cela : « à côté ». Non pas contre la logique des droits d’auteurs (un bon quart des cultures actuelles de l’humanité vit hors des logiques de droit d’auteur), mais dans le même espace d’une effectivité du langage sur le monde, où nous intervenons comme artistes. Même cette conférence, prononcée gracieusement à la SGDL, est à vendre ensuite.
Corollaire : coût, machine, logiciels, périphériques, abonnements, connexion, téléphone, train, lectures, café, qu’exige la préparation de cette conférence.
19 ter
Corollaire (comique) : escroqueries sur Net.
Concours de poésie, les meilleurs seront édités, versez 20 euros pour participer : coût de l’opération 2000 euros, c’est rentable à partir de 100 pigeons, ça a la vie dure.
Ceux qui vendent par abonnement une nouvelle mensuelle, livrée par e-mail : ça gagne peu, ils renoncent, mais d’autres essayent.
Ateliers d’écriture en ligne, corrections de manuscrit accompagnée par e-mail.
Ce qui est surprenant, c’est finalement que si peu d’esbroufe, par rapport à tout ce qu’on trouve de bien.
20.
Les écrivains ont toujours perdu du temps.
Même Flaubert n’écrivait que trois ou cinq heures par jour. Ou bien, de Stendhal à Faulkner, via Artaud : des temps d’écriture intenses et ramassés. De toujours, les écrivains passent leur temps d’exercice de la langue à bien autre chose qu’écrire.
La correspondance, Flaubert, Proust, Balzac. La presse : Dickens, Dostoievski et son journal.
L’étude du monde réel par le voyage, la flânerie qui invente la ville (Baudelaire).
« Vous y passez combien de temps ? », me demande-t-on souvent d’un ton méfiant.
Juste ce temps social immémorial de l’écrivain, le temps inhérent à la pratique de l’écriture depuis bien longtemps. Simplement transféré sur le Net.
Beau temps que je ne me sers plus du courrier postal, sachant pourtant ce que j’y perds.
21.
L’interactivité : de la parole à l’écrit.
On inscrit un texte, les forums y répondent par de la parole écrite.
Misère des forums, commentaires et autres bavardages. Ceux qui ne parlent qu’à condition de pseudo : « pouille » vous dit toujours des choses désagréables.
Ceux qui ne parlent que sur le site des autres. Le nombre si restreint de ceux qui se saisissent des forums, quand d’autres, qui comptent bien plus, se contenteront de vous faire savoir, à autre occasion, qu’ils ont été attentifs, qu’ils ont lu.
Pourtant, cette contrainte de l’accueil des autres je l’accepte. Ils viennent écrire sur le territoire que j’ouvre, j’en fais parfois autant chez eux.
Bien du balbutiement, là.
22.
Premiers âges d’Internet : des ressources, qu’on retrouve comme de vieux amis.
Passer voir de temps en temps ce qu’il y a de nouveau. Site Kafka international, une fois par mois. BNF dossiers virtuels, chaque trimestre.
Maintenant, un site où on retrouve le même contenu, on est déçu.
La variation tend à occulter les ressources.
On écoute cette variation : Internet a le bruit de la mer (presque), avec pour rançon l’affaiblissement qu’est tout bavardage.
Est-ce que ce phénomène peut trouver de lui-même une limite ?
23.
Il n’y a pas un espace traditionnel, graphique, de la littérature, et Internet qui en serait une médiation, un complément ou un appui.
Naît sur Internet une forme d’expression particulière, relevant du geste littéraire parce qu’elle intervient sur les mœurs, les représentations, en appelle à une poétique.
Elle relève de la littérature parce que se déployant par la langue.
Elle n’appelle pas à la cessation de l’espace amont, mais se développe désormais dans un principe d’autonomie.
Je n’écris pas pour Internet, j’écris là où ça m’entend, là où ça cogne, là où ça rêve.
D’ailleurs, je mets souvent mes rêves sur mon blog, dès le matin.
24.
De la permanence des utopies : le papier numérique évacue l’eBook avorté.
Du texte sur téléphone, bof : mais les téléphones changent, et disposent d’un étonnant statut symbolique.
Ma bibliothèque sur écran plat mobile intégré à ma table de chevet.
Le livre à l’unité, perspectives. L’idée de l’écriture collective : wikipedia, writely. Pourquoi pas l’ordinateur mental : vous pensez, il écrit.
Nous pourrions penser ensemble, et ce serait encore langage.
Lesquels d’entre nous sont vraiment prêts pour la bascule papier numérique ?
Pourquoi un papier plat : les sphères de Borges dans l’Aleph. D’ailleurs, on réfléchit aussi à des cylindres de lecture : l’ancien codex de retour ?
Je rêve de ma propre main devenue immédiatement numérique.
Texte en paume : écrire sur ma paume gauche avec les doigts de ma main droite, expédier le texte juste en levant la main vers le ciel en pleine ville.
Me lire dans la main : il y a déjà les lignes.
25.
Fétichisme de la machine : la plus belle, la plus rapide est celle qui se fait le plus facilement ignorer.
Les musiciens aussi aiment leur instrument.
On ne redécouvre la nature binaire et objectale de sa machine que lorsqu’elle tombe en panne.
Le poème dont on se souvient, non.
25 bis.
A quoi sert un site ? A ceci.
26.
Paradoxe dès à présent principal de l’Internet : en route vers sa propre disparition.
Dissout dans utilisation ou présence généralisée qui le rendra à court terme non pas invisible, mais transparent.
Ne compte pas Internet, mais à mesure que machines et connexions se répandent, et l’usage personnel de l’ordinateur dans un rapport de champs élargi (musique, images, gestion quotidienne, courrier tout aussi bien que l’écriture évidemment solitaire, sauvage : c’est à nouveau la question de l’exercice de la littérature qui réémerge, et non pas la question de l’écriture numérique.
A terme, ce texte s’annule : ce qui reste est littérature.
© François Bon