El-Sou, la Peau-Rouge, avait été élevée à la Mission de la Sainte-Croix. Sa mère était morte, tandis qu’elle était encore enfant, et Sœur Alberta, comme un tison que l’on tire brusquement du feu, avait enlevé El-Sou à sa tribu, pour l’emmener avec elle et la consacrer au Seigneur.
El-Sou était de pur sang indien et, pourtant, par son aptitude à profiter des leçons qu’elle recevait et à s’ajuster à la civilisation, elle avait laissé loin derrière elle les filles des métis.
Jamais les Sœurs n’avaient eu affaire à une élève aussi souple et aussi fougueuse à la fois. El-Sou était vive, adroite et intelligente. Mais, ce qui, surtout dominait en elle, c’était la flamme, le feu vivant de la vie. Elle avait sa personnalité nettement marquée, composée de volonté, de douceur et d’audace. Son père était un chef, et le même sang aristocratique coulait dans les veines de la jeune fille. Quand elle obéissait, ce n’était jamais que par une volonté raisonnée et en dehors de toute contrainte.
Elle avait appris à lire et à écrire l’anglais, comme pas une des autres élèves. Elle était artiste aussi, artiste dans l’âme et, lors des exercices de chant, c’était elle qui conduisait les voix de ses camarades.
Née dans un milieu plus favorable, elle se fût aussi bien adonnée à la littérature et à la poésie. Mais El-Sou, la Peau-Rouge, n’était qu’elle-même, c’est-à-dire la fille de Klakee-Nah et une des catéchumènes de la Mission de la Sainte-Croix, où il n’y avait que des bonnes Sœurs, uniquement préoccupées de l’éducation des âmes, de leur conduite dans la voie du Seigneur et de leur bonheur éternel, dans l’au-delà.
Les années passaient. El-Sou avait huit ans, lorsqu’elle était entrée à la Mission. Elle en comptait seize, maintenant, et les Sœurs avaient entamé des pourparlers avec la Supérieure de leur Ordre, afin que la jeune fille fût envoyée aux États-Unis, pour y parfaire son éducation.
Sur ces entrefaites, un beau matin, un homme de la tribu d’El-Sou se présenta à la Mission et demanda à s’entretenir au parloir, avec elle, quelques instants. Cet homme était aussi laid que Caliban, horriblement sale, avec une crinière de cheveux qui n’avaient jamais connu le peigne. El-Sou fut fort effrayée, à son aspect. Elle l’invita à s’asseoir. Mais il refusa et lui lança un regard dénué d’aménité.
— Ton frère est mort ! dit-il d’une voix brève.
La nouvelle fut reçue, par la jeune fille, sans grande émotion. Elle n’avait de son frère qu’un vague souvenir.
— Ton père, reprit le messager, se fait vieux, et il est seul. Sa maison est grande et vide. Il serait désireux d’entendre de nouveau ta voix et de te revoir.
El-Sou n’avait pas oublié son père, Klakee-Nah, le chef de la tribu, l’ami des missionnaires et des trafiquants étrangers, un homme fort, taillé comme un hercule avec des yeux bons et des façons impérieuses, et qui trahissait, tant par ses larges enjambées que par la noblesse générale de son allure, la haute conscience qu’il avait de sa valeur.
— Réponds-lui que je viendrai, déclara El-Sou. Ce fut, parmi les Sœurs, une grande désolation. Le tison tiré du feu y retournait. Prières et supplications furent vaines. Inutilement, on tenta de raisonner la jeune fille. Il y eut même des sanglots et des larmes.
Sœur Alberta dévoila à El-Sou le projet ébauché, de l’envoyer aux États-Unis. L’Indienne écarquilla de grands yeux, devant la perspective dorée qu’on ouvrait devant elle. Mais elle secoua la tête et refusa.
Une autre vision lui emplissait les yeux. Celle de la courbe majestueuse du Yukon, vers le Poste de Tana-Naw et vers le village peau-rouge qui l’avoisinait. Et, dans ce village, celle d’une grande maison, construite avec des rondins, où l’attendait un vieillard entouré des seuls soins de ses esclaves.
Tous les riverains du Yukon, à deux milles alentour, connaissaient la grande maison de rondins et le vieillard qui l’habitait avec ses serviteurs. Les Sœurs de la Sainte-Croix ne l’ignoraient pas non plus, et elles savaient la vie désordonnée que l’on y menait, les réjouissances et les bombances sans fin auxquelles se complaisait le vieux chef. Voilà pourquoi elles pleurèrent tant, lorsque partit El-Sou.
Dès son arrivée, El-Sou fit sentir son autorité. Elle fit opérer un nettoyage général de la grande maison, dérangea et rangea tout. Klakee-Nah commença par protester. Mais il finit par laisser faire sa fille et, pour la satisfaire et payer les embellissements qu’elle ordonna, emprunta, sans sourciller, un millier de dollars aux vieux Porportuk, qui était son banquier coutumier. Il fit, en outre, de nombreux achats à crédit. Bref, le grand logis fut complètement tranformé et Klakee-Nah put y continuer, avec une splendeur nouvelle, ses vieilles traditions de large hospitalité.
Tout cela était fort extraordinaire pour un Indien du Yukon. Mais Klakee-Nah n’était pas non plus un Indien ordinaire. Naturellement libéral, il aimait à témoigner, devant tous, de sa dignité de chef et de la puissance de ses ressources. L’argent ne lui manquait pas et il en usait généreusement.
Lorsque le Poste de Tana-Naw était venu s’établir sur le Yukon, Klakee-Nah avait tant soit peu pressuré sa tribu et réussi quelques bonnes opérations, avec les Compagnies commerciales des Blancs. Par la suite, il avait, associé à Porportuk, découvert un filon d’or dans le lit de la rivière Koyotuk. Mais, dédaigneux de l’exploiter lui-même, il avait vendu sa part à son associé. Il était retourné dans sa grande maison, où il avait mené, dès lors une existence quasi royale. Klakee-Nah était un fantaisiste, un poète, heureux de se saouler de vin et de chansons.
À l’encontre de lui, Porportuk était avant tout un homme d’affaires, travaillant et peinant, comme un honnête bourgeois, et ne songeant qu’à arrondir son magot.
Aussi aisément qu’elle s’était adaptée aux habitudes et aux manières d’être de la Mission de la Sainte-Croix, El-Sou prit celles qui convenaient dans la grande maison de rondins. Elle ne songea pas un instant à entreprendre la conversion de son père et à le conduire vers Dieu. Sans doute, le gourmandait-elle véhémentement, lorsqu’il buvait outre mesure. Mais c’était uniquement dans l’intérêt de sa santé et pour qu’il ne titubât point sur la terre ferme.
Les hôtes, que recevait et régalait Klakee-Nah, étaient perpétuels et innombrables. Les poutres qui soutenaient le plafond de la vaste salle où l’on festoyait, sous la présidence du vieux chef, étaient sans cesse ébranlées par le bruit des chants et les clameurs de l’orgie.
Devant la table s’asseyaient les convives les plus hétéroclites, venus de toutes les parties du monde : chefs peaux-rouges, de tribus éloignées, rendant visite à Klakee-Nah ; colons anglais et de toutes races ; trafiquants yankees, aux longs corps maigres ; corpulents fonctionnaires des Compagnies installées dans le pays ; cow-boys des montagnes de l’Ouest ; gens de mer, trappeurs, conducteurs de chiens, de vingt nationalités diverses.
El-Sou évoluait à l’aise dans ce milieu cosmopolite. Elle parlait l’anglais, aussi bien que sa langue maternelle, et chantait en anglais ballades et romances. Mais elle connaissait aussi tous les us et coutumes des Indiens et, lorsqu’il était nécessaire, portait à ravir le costume national des filles des chefs de tribus. Le plus souvent, elle s’habillait comme les femmes blanches. Ce n’est pas pour rien qu’elle avait reçu les leçons de couture de l’ouvroir de la Mission. Elle-même, selon les règles, se taillait et confectionnait ses robes qu’elle portait ensuite avec un bon goût parfait.
Elle était, à sa manière, aussi étonnante que son père et sa situation était unique. Elle était la seule femme indienne susceptible de se mettre, avec les quelques femmes blanches du Poste, sur le même pied d’égalité sociale ; la seule qui n’eût jamais été insultée par un Blanc ; la seule à qui des Blancs eussent fait entendre d’honnêtes propositions matrimoniales.
El-Sou, en effet, était belle. Physiquement, elle représentait le type classique de la beauté indienne, avec ses cheveux noirs et son teint bronzé, avec ses yeux de jais, étincelants et fiers, qui luisaient comme l’éclair d’une épée, avec son nez effilé, en forme de bec d’aigle, aux narines frémissantes, avec ses pommettes légèrement saillantes et ses lèvres qui étaient minces, sans excès.
Mais ce qui, surtout, frappait en elle, c’était l’indicible rayonnement qu’émettait tout son être, cette sorte de flamme inexprimable qui, tantôt comme un feu qui couve sous la cendre, s’épandait sur ses traits, en une chaude langueur, et tantôt illuminait son regard d’une braise ardente, brillait sur ses joues, dilatait ses narines et faisait palpiter ses lèvres.
El-Sou ne manquait pas d’esprit, d’un esprit qui rarement mordait au point de blesser, mais qui était prompt à discerner, pour en rire, tous les petits travers des gens. Elle était naturellement gaie, et volontiers engendrait la gaieté autour d’elle.
Quelle que fût, cependant, sa supériorité intellectuelle et morale, elle s’effaçait devant son père. Tout, ici, lui appartenait et, jusqu’à sa mort, il devait se sentir chez lui, ordonnant et commandant à tous, et présidant aux festins. Sans doute, les forces du vieillard décroissaient de jour en jour et de plus en plus. El-Sou devait prendre les rênes à ses mains défaillantes. Mais elle agissait en sorte que, vieille ruine rachitique écroulée, Klakee-Nah s’imaginait encore tout diriger devant sa table.
À tout bout de champ, apparaissait dans la grande maison la silhouette grondeuse de Porportuk, qui hochait la tête, en désapprouvant ce qui se passait, et déclarait, en grommelant, que c’était lui qui payait cette fête ininterrompue.
En réalité, il ne payait rien du tout, car il couchait soigneusement, par écrit, toutes les sommes qu’il avançait à Klakee-Nah, et en multipliait subtilement les intérêts. Si bien qu’année par année, il engloutissait le total des biens du vieux chef.
Un moment arriva cependant où, comme il avait presque tout absorbé, il se risqua, un jour, à faire, devant El-Sou, quelques remarques sur le train somptueux, et bien inutile, de la maison. Mais il fut reçu de telle façon qu’il ne recommença pas une seconde fois ses observations. El-Sou, comme son père, était de sang noble, fort chatouilleuse aux reproches et planait de haut sur toutes ces questions d’argent.
Porportuk poursuivit donc, à contrecœur, ses avances, et tout son or continua à couler et à s’engloutir. El-Sou avait décidé que son père devait mourir comme il avait vécu. Il ne devait pas déchoir, de sa splendeur passée, vers une existence médiocre. Les bombances ne devaient pas se faire moins nombreuses. Sa large hospitalité ne devait point se restreindre.
Comme par le passé, quand il y avait famine, les pauvres Indiens qui venaient gémir dans la grande maison s’en retournaient contents. Si la famine se prolongeait et si l’argent manquait, on empruntait derechef à Porportuk, et les pauvres Indiens n’en pâtissaient point. Klakee-Nah, après d’autres grands de la terre, qui avaient vécu en d’autres temps et en d’autres lieux, aurait pu répéter à son tour : « Après moi le déluge ! »
Le déluge, dans la circonstance, c’était le vieux Porportuk.
À chaque nouvelle avance, il dardait vers El-Sou, dont il était follement amoureux, des regards plus enflammés, où se lisait une emprise plus proche. Mais El-Sou ne lui prêtait aucune attention. Pas plus qu’aux hommes blancs qui lui demandaient de l’épouser, avec l’anneau au doigt, le prêtre et la Bible.
Sa pensée allait vers un jeune Peau-Rouge, de sa race et de sa tribu, nommé Akoun, et qui vivait au Poste de Tana-Naw. Il lui apparaissait fort et beau, malgré sa pauvreté. Chasseur habile, Akoun avait beaucoup voyagé. Il avait erré parmi les plus lointaines solitudes du Northland, traversé vers l’est toute l’Amérique du Nord, jusqu’à la baie d’Hudson, et navigué à l’ouest, vers la Sibérie et le Japon, sur un navire qui chassait les phoques. Vers le sud, il était descendu jusqu’au territoire des États-Unis. Toutes ces pérégrinations ne l’avaient pas enrichi, ni même une expédition vers le Klondike et le Pays de l’Or.
À son retour au Poste, trois ans après celui d’El-Sou à la maison paternelle, il avait connu la jeune fille et, dès lors, ne s’était plus éloigné. Il avait même refusé un salaire de vingt dollars par jour, comme pilote à bord des grands vapeurs du Yukon. Il vivait du produit de sa chasse et de sa pêche, qu’il pratiquait dans un rayon peu éloigné et rendait de fréquentes visites à la grande maison de Klakee-Nah.
El-Sou, de son côté, l’avait comparé à beaucoup d’autres hommes et avait estimé qu’il leur était supérieur. Il chantait pour elle et, en sa présence, il trahissait sa joie par l’ardeur brûlante de son regard. Il n’était personne pour ignorer qu’il était épris de la jeune fille.
Porportuk en était instruit comme les autres. Mais il se contentait d’en sourire, avec un air narquois, avançant à force de l’argent, pour que continuât le train somptueux de la grande maison.
Puis le jour du repas funèbre de Klakee-Nah arriva.
Le vieux chef agonisant s’assit à son dernier festin. La mort était dans son gosier et le vin restait impuissant à l’y noyer. Les rires, les plaisanteries et les chants, alternant avec les beuveries, résonnaient comme de coutume, et Akoun conta une histoire si divertissante que les solives du toit furent ébranlées des éclats joyeux des convives. Ni pleurs, ni soupirs, devant la mort imminente du vieillard. El-Sou l’avait ainsi voulu, parce qu’elle trouvait cela beau. Son père devait rendre l’âme en gaieté, comme il avait vécu.
Parmi les invités, étaient trois matelots, qui s’en revenaient à demi gelés, d’une croisière dans l’océan Arctique et étaient les seuls rescapés d’un équipage de soixante-quatorze hommes. Ils semblaient comme en délire. Derrière Klakee-Nah, quatre vieux esclaves, les seuls qui lui demeuraient de tous ceux qu’il avait possédés naguère, veillaient à le servir. Ils remplissaient son verre, de leurs mains à demi paralysées, ou lui cognaient le dos, entre les épaules, pour le faire se redresser, quand les spasmes de l’agonie le secouaient et le faisaient tousser convulsivement.
L’orgie dura toute la nuit. À mesure que grandissaient les clameurs et les rires, la mort croissait, elle aussi, dans la gorge de Klakee-Nah, qui commanda que l’on fît venir Porportuk.
Et Porportuk entra, avec une bouffée d’air glacé qui venait du dehors, avec lui. Il commença, selon sa coutume, par jeter un regard désapprobateur sur la viande et sur les bouteilles qui chargeaient la table, et qu’il avait payées. Mais bientôt son regard courut au-delà des faces enluminées des convives, jusqu’au gracieux visage d’El-Sou. Une lueur brilla dans ses yeux et, pour un instant, son courroux s’évanouit.
On lui fit place à côté de Klakee-Nah et on mit un verre devant lui. De ses propres mains, El-Sou le lui remplit d’une boisson forte.
— Bois ! lui cria-t-elle. C’est fameux, n’est-ce pas ?
Les prunelles de Porportuk s’humectèrent d’émotion et il acquiesça de la tête, en faisant claquer sa langue.
— Je suis bien certain que tu ne possèdes rien de pareil dans ta maison ! balbutia Klakee-Nah.
— Je reconnais que cette liqueur est douce à mon vieux gosier, répliqua Porportuk. Mais...
Il parut hésiter à formuler sa pensée.
— Mais tu la trouves un peu chère, n’est-ce pas ? ricana Klakee-Nah, terminant la phrase à sa place.
Les rires fusèrent tout le long de la table, au grand mécontentement de Porportuk, qui riposta :
— Nous avons été des enfants du même âge. Toi, tu as déjà la mort dans la gorge. Moi, je suis encore plein de force et de vie ! C’est la punition de ton intempérance.
Les convives protestèrent bruyamment, tandis que Klakee-Nah était pris d’une quinte de toux plus forte et que ses vieux esclaves lui tapaient dans le dos. Dès qu’il le put, il se dégagea et, la bouche convulsée, hurla, furibond :
— Tu es un ignoble avare, Porportuk ! Tu as, dans ta maison, mesuré jusqu’au feu, sous prétexte que le bois coûte cher. Oui, certes, il en coûte gros pour bien vivre et tu as refusé d’y mettre le prix ! Ta vie a été pareille à une cabane où ne luit aucune flamme, où il n’y a pas de tapis sur le plancher...
Il s’interrompit pour faire signe qu’on remplît de nouveau son verre, qu’il souleva, puis reprit :
— Moi, au moins, j’ai vécu ! Une bienfaisante chaleur a animé ma vie. Toi, tu me survivras, mais tu continueras à grelotter dans les nuits glacées. Mes nuits auront été courtes, courtes mais bonnes !
Il vida son verre et le repassa à la main tremblante d’un de ses vieux esclaves, qui le laissa choir. Le verre s’alla briser sur le sol, tandis que Klakee-Nah, épuisé, se rejetait en arrière, haletant mais satisfait. Car ses convives, après avoir tous vidé leurs verres, l’applaudissaient à tout rompre.
Il fit un signe à ses quatre esclaves, pour qu’ils l’aidassent de nouveau à se redresser. Il était très corpulent, et les quatre vieux si faibles qu’ils chancelaient, tout en le poussant en avant.
— Tout cela est bel et bon, déclara-t-il. Mais l’heure n’est pas de discuter sur la meilleure façon de vivre. Nous avons, toi et moi, Porportuk, d’autres affaires à régler ce soir. Celui qui doit est à plaindre, et j’ai des dettes envers toi. De combien te suis-je redevable ?
Porportuk plongea sa main dans sa poche, y fouilla, et sortit son mémoire. Après quoi, il sirota une gorgée du contenu de son verre, et commença :
— Voici, d’abord, une facture d’août 1889, qui monte seulement à trois cents dollars. Les intérêts ne m’en ont jamais été payés... En voici une autre, de l’année d’après, qui est de cinq cents dollars... Puis une troisième, qui date de deux mois plus tard. Les deux font mille dollars. Voici une quatrième note...
— Que m’importent toutes ces notes ! s’exclama Klakee-Nah, impatienté. Tu m’agaces... Dis le total ! Le total en chiffres ronds ! Combien cela fait-il ?
Porportuk consulta son mémoire et, lentement, en articulant tous ses mots, y lut :
— Quinze mille neuf cent soixante-sept dollars et quinze cents.
— Mettons seize mille dollars, dit généreusement Klakee-Nah. Arrondissons la somme et laissons là les fractions, qui ne servent qu’à embrouiller les idées. Rédige-moi donc une nouvelle note de seize mille dollars, et je vais la signer. Quand aux intérêts que peut représenter cette somme, je n’en ai aucune idée. Compte-les au taux que tu voudras et ajoute-les à ta note. Je te paierai le tout dans l’autre monde, où je te donne rendez-vous après ta mort, aux côtés du Dieu suprême, notre père à tous. Oui, je réglerai là cette note. Je te le promets solennellement ! Porportuk, tu as la parole de Klakee-Nah.
Porportuk prit un air déconfit, et une explosion de rires sonores ébranla la salle.
Klakee-Nah leva les mains, pour obtenir le silence, et cria :
— Tu n’as pas l’air satisfait, Porportuk... Ce n’est point pourtant une plaisanterie, je t’assure ! Je te parle honnêtement, en toute franchise. Voilà pourquoi je t’ai mandé. Rédige ta note !
— Je ne fais pas d’affaires avec l’autre monde, répondit lentement Porportuk.
Le moribond jeta vers lui un regard sincèrement surpris et parut fort offusqué.
— J’ignore ce qui se passe dans l’autre monde, appuya Porportuk. Je traite mes affaires en celui-ci. C’est en celui-ci que je prétends être payé.
Klakee-Nah fronça le sourcil puis se mit à rire.
— Oui, oui, je sais, tu es un vieil avare, qui a toujours économisé son feu. C’est ton droit d’être payé ici-bas. Cette grande maison m’appartient. Je te la donne. Prends-la et brûle ta note à la flamme d’une de ces bougies.
Porportuk secoua la tête.
— Ta maison est vieille et vermoulue, et ne vaut pas une pareille somme, répondit-il.
— J’ai encore certaines mines d’or...
— Elles n’ont jamais rapporté un dollar.
— Il y a ma part de propriété du vapeur, Le Koyokuk. Il m’appartient pour moitié.
— Oui, mais il est au fond du Yukon.
Klakee-Nah eut un sursaut.
— Tu dis vrai, Porportuk ! Je l’avais oublié. Cela est advenu au printemps dernier, lors de la fonte des glaces.
Il resta un instant silencieux, paraissant réfléchir profondément. Tout le monde se taisait, les verres immobiles, attendant quelles paroles allaient tomber de ses lèvres.
— Alors, dit-il, il faut en conclure que j’ai envers toi une dette que je suis incapable de te payer en ce monde ?
Porportuk fit un signe d’assentiment.
— Tu es donc un bien pauvre homme d’affaires, insinua Klakee-Nah, d’un air narquois. Comment t’es-tu laissé prendre ainsi ?
Mais Porportuk ne se laissa pas démonter.
— Je ne suis pas aussi sot. Tu as oublié, Klakee-Nah, un autre bien que tu possèdes et qui est demeuré intact.
— Pas possible ! Et quel est ce bien ? Dis-le moi vite, et il t’appartient. Avec lui je liquide ma dette !
— C’est celui-ci !
Et Porportuk, du regard, désigna El-Sou.
Abasourdi, Klakee-Nah paraissait ne pas comprendre. Il se frotta les yeux, pour mieux voir. Et Porportuk répéta :
— Oui, ta fille, El-Sou. C’est elle que je prendrai et ta dette sera payée. Ici même, je brûlerai ma note à cette bougie.
La vaste poitrine de Klakee-Nah commença à se dilater. Il s’esclaffa d’un rire homérique :
— Ho ! Ho ! Ho ! C’est une plaisanterie !... Ho ! Ho ! Ho ! Tu veux l’emmener dans ta maison sans feu, en ton lit glacé ! Tu oublies tes filles... Elles sont d’âge à être, chacune d’elles, la mère d’El-Sou. Ho ! Ho ! Ho !
Un étouffement le prit, de rire ainsi, et on crut qu’il allait trépasser. Mais ses esclaves lui tapotaient à force le dos et il se remit à pousser des Ho ! Ho ! Ho ! frénétiques, jusqu’à une nouvelle quinte de toux.
Porportuk la laissa passer patiemment, buvant dans son verre, à petites gorgées, et promenant son regard d’un convive à l’autre, le long de la table.
— Je ne plaisante pas, déclara-t-il enfin. Je pense comme j’ai parlé.
Klakee-Nah parut reprendre son air sérieux. Il fixa des yeux Porportuk quelques instants. Puis saisissant son verre, qu’on venait de remplir, il le lui lança en pleine figure.
— Qu’on le jette dehors ! cria-t-il à ses convives, qui, alertés comme une meute de chiens sur un gibier, n’attendaient qu’un mot de lui pour obéir à ses ordres. Qu’on le sorte ! Et qu’on le roule dans la neige !
La bande forcenée ne se le fit pas répéter. Et, quand elle revint, elle fut reçue avec éloges par Klakee-Nah, qui porta un toast à la brièveté de la vie humaine.
La succession du vieux chef ne fut pas longue à liquider. El-Sou pria Tommy, un petit employé du Poste, de venir l’aider un peu dans cette opération.
Klakee-Nah ne laissait derrière lui que des dettes, des billets à ordre impayés, des biens hypothéqués dont les garanties étaient sans valeur. Tout ce passif était entre les mains de Porportuk que l’honnête Tommy, en faisant le calcul de tous les intérêts accumulés, traita mille fois de fieffé voleur.
— C’est du banditisme pur et simple ! prononça-t-il. On ne peut appeler cela une dette.
Songeuse, El-Sou répondit :
— C’en est une cependant...
L’hiver s’écoula et le printemps revint sans que Porportuk eût été payé. Il eut, avec El-Sou, plusieurs entretiens, au cours desquels il lui expliqua, comme il l’avait fait à son père, comment elle pouvait s’acquitter. À diverses reprises, il se fit accompagner par des sorciers, qui affirmèrent à la jeune fille qu’en ne soldant pas cette dette, elle exposait le défunt à une damnation éternelle.
Un jour, après une description plus terrible des peines réservées à Klakee-Nah, El-Sou déclara à Porportuk :
— J’ai deux choses à te dire. La première est que je ne serai jamais ta femme. La seconde, que tu seras intégralement payé, payé jusqu’au dernier cent, de tes seize mille dollars.
— Quinze mille neuf cent soixante-sept dollars et soixante-quinze cents... rectifia Porportuk.
— Mon père a dit seize mille, répondit-elle. Tu seras payé.
— Comment ?
— Je l’ignore. Mais je trouverai cet argent. Maintenant va-t’en, et ne m’assomme pas davantage !
Et, comme Porportuk semblait vouloir répliquer :
— Si tu recommences, dit-elle, je te ferai, une fois de plus, rouler dans la neige !
Quelque temps passa encore. Puis un murmure se répandit, de Poste en Poste, de campement en campement, propagé tout le long du Yukon, en amont comme en aval du fleuve, des passes du Chilcoot jusqu’à la mer de Behring, qu’en juin prochain, à la pêche du premier saumon, El-Sou, la fille de Klakee-Nah, afin de se libérer de sa dette envers Porportuk, se mettrait elle-même en vente aux enchères publiques.
Tous les efforts tentés par les missionnaires du Poste, pour la dissuader de ce projet, furent inutiles. Invariablement, elle répondait :
— Seules, les dettes contractées envers Dieu se règlent dans l’autre monde. Ce que l’on doit aux hommes doit se payer ici-bas.
Akoun lutta, lui aussi, contre pareille idée.
— Je t’aime toujours, répliquait-elle. Mais l’honneur l’emporte sur l’amour. De quel droit consentirais-je à ce que soit salie la mémoire de mon père ?
Sœur Alberta fit le voyage tout exprès, de la Sainte-Croix, par le premier vapeur, pour la catéchiser. Elle ne réussit pas davantage. El-Sou lui déclara :
— Mon père, à cette heure, erre en gémissant, à travers les épaisses et noires forêts sans fin, où sont enfermées les âmes damnées. Il ne sera point délivré avant que cette dette ne soit payée. C’est alors, alors seulement, qu’il lui sera permis de faire son entrée dans la maison du Tout-Puissant.
— Et tu crois réellement, El-Sou, à toutes ces fables ? demanda Sœur Alberta.
— Pourquoi n’y croirais-je pas ? Ces choses sont-elles vraies ou fausses ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que mon père y croyait.
Et, comme Sœur Alberta haussait les épaules, d’un air incrédule, El-Sou continua :
— Tu crois bien, en ta religion, qu’il y a dans le ciel des anges avec des harpes, qui y reçoivent les élus. Pourquoi mon père aurait-il eu tort de dire que le Paradis est une grande maison où l’on s’assoit quand on y est admis, à la table d’un éternel festin, présidé par Dieu ?
— Et ton Paradis à toi, comment le conçois-tu ?
— J’y mets un peu des deux, répliqua El-Sou, après quelque hésitation. L’un et l’autre peuvent avoir du bon. Pourtant, s’il fallait choisir, je préférerais, je crois, celui que tu m’as enseigné...
À l’approche de la date fixée, il y eut au Poste une grande affluence. C’était l’époque où les diverses tribus indiennes de ces parages avaient l’habitude de se réunir à Tana-Naw, pour y attendre l’apparition du saumon. Entre-temps, elles s’y divertissaient à danser ou à chanter, trafiquaient quelque peu et, de choses et d’autres, bavardaient sans fin. Elles se retrouvaient là avec d’autres groupes d’aventuriers blancs, chercheurs d’or ou marchands. Mais, cette fois, l’annonce des enchères qui allaient avoir lieu avait attiré une foule plus considérable encore.
La saison était tardive et, plus que de coutume, le saumon se faisait attendre. L’impatience redoublait. D’autant que, pour corser encore plus l’affaire, Akoun avait annoncé publiquement, et de façon formelle, qu’il tuerait sur-le-champ, quel qu’il fût, l’acquéreur d’El-Sou. Et il brandissait un Winchester, pour bien faire voir qu’il ne raillait pas. El-Sou, peu satisfaite de ces menaces de son amoureux, avait tenté de l’entreprendre à ce sujet. Mais il avait refusé de discuter et avait, au contraire, acheté au Poste un supplément de munitions.
Le grand jour arriva enfin. Le premier saumon fut capturé à dix heures du soir et, à minuit, la vente commença.
Le soleil allait arriver au sommet de sa course et illuminait le ciel d’une lueur étrange et rougeâtre. Sur la haute berge du Yukon, la foule se massait autour de la table et des deux chaises, qu’on y avait placées. Au premier rang, se tenaient les Blancs et plusieurs chefs indiens. Un peu en avant du cercle qu’ils formaient, Akoun allait et venait, fusil en main.
À la demande d’El-Sou, Tommy accepta de servir de commissaire-priseur et de recevoir les enchères. Mais ce fut elle-même qui prononça le petit discours préliminaire et se chargea de faire l’article pour la marchandise à vendre.
Elle portait le costume de sa race, celui d’une fille de chef indien. Debout sur une des chaises, afin de bien faire ressortir ses avantages, elle était à la fois magnifique et sauvage.
— Qui veut, dit-elle acquérir une épouse ? Regardez-moi. J’ai vingt et un ans, et je suis vierge. Je serai, pour l’homme qui m’achètera, une bonne et fidèle compagne. Si celui-là est un Blanc, je m’habillerai comme une femme blanche. Si c’est un Indien, je porterai le costume indien, comme...
Elle hésita un instant et reprit :
— Comme une vraie squaw. Je sais faire moi-même mes vêtements, coudre, laver et raccommoder. Je me suis instruite de toutes ces choses, durant les huit années passées par moi à la Mission de la Sainte-Croix. Je sais lire et écrire l’anglais. Je sais jouer de l’orgue. Je connais aussi l’arithmétique et un peu l’algèbre. Je serai adjugée au plus offrant et il recevra, de moi, un acte de vente authentique de ma personne. J’ai omis de dire que je chante bien et que je n’ai jamais été malade de ma vie. Je pèse cent trente-deux pounds[1]. Mon père est mort et je n’ai point d’autre parent. Qui veut de moi ?
Ayant achevé son petit discours, elle jeta autour d’elle, sur la foule assemblée, un regard flamboyant d’orgueil et descendit de sa chaise. Tommy la pria d’y remonter, lui-même grimpa sur l’autre et mit en branle les enchères.
Aux côtés d’El-Sou se tenaient les quatre vieux esclaves paternels. Ils étaient tout cassés et transis par l’âge, mais étaient demeurés fidèles à la fille de celui qui les avait nourris. En vieux philosophes qu’ils étaient, ils assistaient, impassibles, aux coups de folie de la jeunesse.
On remarquait au premier rang des amateurs plusieurs Rois indiens de l’Eldorado et du Bonanza venus du Haut-Yukon, et qui coudoyaient deux prospecteurs d’or en fâcheux état, enflés par le scorbut et s’appuyant sur des béquilles. Une squaw, à la lointaine patrie, faisait flamber curieusement ses prunelles. Un Sitkan, arrivé de la côte, semblait perdu dans ce milieu hétéroclite et se tenait debout près d’un Stick, riverain du lac Le Barge. Un peu plus loin, on voyait un groupe de six Canadiens français.
Pour décor, le paysage empourpré, éclairé par les rayons obliques du soleil de minuit, qui arrivaient à peine à percer les nuages de fumée, provenant de lointaines forêts en feu, et que promenait le vent dans l’éther. Des reflets rouges se réverbéraient sur les visages et sur le sol, donnant aux êtres et aux choses un aspect irréel et fantomatique.
Les hirondelles rasaient de leur vol la surface calme du Yukon et passaient, légères, sur les têtes de la foule. Des rouges-gorges gazouillaient dans les buissons. On entendait, au loin, les cris de milliers d’oiseaux sauvages, qui avaient établi sur les rives du fleuve leurs nids piaillants et leurs couvées.
Les enchères se mirent lentement en mouvement. Elles furent amorcées par le Sitkan, débarqué une demi-heure avant et qui, sans sourciller, offrit d’El-Sou cent dollars. Il parut fort étonné, lorsqu’il vit aussitôt le canon du fusil d’Akoun se tourner, menaçant, vers lui.
Sans doute ce geste découragea-t-il les amateurs, car ce fut assez péniblement qu’un Indien du Tozikalat, qui exerçait le métier de pilote sur un des vapeurs du Yukon, offrit ensuite cent cinquante dollars. Quelque temps s’écoula encore, avant qu’un joueur professionnel, expulsé du pays supérieur et de ses tripots, où il trichait, montât l’enchère à deux cents dollars.
El-Sou, attristée et blessée dans son orgueil, de trouver si peu de preneurs, promenait sur la foule un regard méprisant.
C’est l’instant que choisit Porportuk pour se frayer un passage parmi les assistants et pour crier, d’une voix forte :
— Cinq cents dollars !
Après quoi il se rengorgea, attendant de voir l’effet produit autour de lui. Il s’était résolu, en agissant ainsi, à assommer du premier coup, de sa grande richesse, quiconque aurait médité de se mettre en travers de son désir.
Mais un des Canadiens, qui dévorait El-Sou des yeux, surenchérit de cent dollars.
— Sept cents ! riposta sur-le-champ Porportuk.
Et, non moins rapidement, le Canadien lança :
— Huit cents !
Porportuk souleva de nouveau son invisible massue et, d’un seul coup, hurla :
— Douze cents !
Le canadien en parut fort désappointé et abandonna la partie. Il n’y eut plus ensuite d’autres enchères. Vainement Tommy tenta d’exciter l’enthousiasme de la foule.
El-Sou, alors, parla ainsi à Porportuk :
— Tu feras bien, Porportuk, de réfléchir sérieusement à ton offre. Tu as oublié sans doute ce que je t’ai déclaré, que jamais je ne serai ta femme.
— La vente est publique, expliqua-t-il. J’use de mon droit. J’ai mis douze cents dollars. La marchandise doit m’appartenir.
— C’est pour rien ! s’exclama Tommy. Tout commissaire-priseur que je suis, je mettrai, moi aussi, mon enchère. Je dis treize cents !
Porportuk expectora :
— Quatorze cents !
Tommy se pencha vers El-Sou et lui murmura dans l’oreille :
— C’est seulement pour faire de toi ma sœur que je t’achèterai.
Et il annonça, à haute voix :
— Quinze cents !
À deux mille dollars, un des Rois indiens, émoustillé, entra en ligne et le pauvre Tommy renonça.
Porportuk se résolut derechef à frapper un grand coup et fit un bond de cinq cents dollars.
Le Roi indien se piqua au jeu. Il ne se laisserait battre par personne et, lui aussi, jeta dans la balance cinq cents autres dollars.
L’affaire se corsait. El-Sou était maintenant évalué à trois mille dollars. Porportuk passa à trois mille cinq cents et fut tout abasourdi, lorsque son concurrent haussa, d’une seule enchère, à quatre mille cinq cents. Il en rajouta cinq cents autres et faillit suffoquer lorsque le Roi indien riposta par un nouveau millier de dollars.
Porportuk écumait. Grâce à son argent, il s’était cru toujours tout-puissant. Sa chute était lamentable. El-Sou n’était plus qu’un incident en cette joute. C’était sa propre réputation qui était en jeu. Tout cet or, amassé au cours d’une longue existence, par tant de privations et tant de nuits sans feu, était mûr pour entrer en danse.
De six mille dollars, El-Sou monta à sept mille. Puis, par enchères successives de mille dollars, qui se précipitaient sans répit, quatorze mille furent atteints. Les deux hommes ici, s’arrêtèrent pour souffler un peu.
Un troisième larron, auquel on ne s’attendait point, se mit alors de la partie. Le joueur professionnel flairant une bonne affaire, s’était syndiqué avec plusieurs autres assistants et ce fut lui, qui, dans le silence, lança tout à coup :
— Seize mille dollars !
— Dix-sept mille... émit faiblement Porportuk.
— Dix-huit mille ! beugla le Roi indien.
Porportuk rassembla ses forces défaillantes et articula :
— Vingt mille...
Le syndicat lâcha pied. Mais Porportuk et le Roi indien s’acharnèrent, avec une rage renouvelée. Tandis qu’ils se lançaient à la tête leurs enchères, Akoun, menaçant, se tournait alternativement vers l’un et l’autre, pensant que le moment approchait, et curieux de savoir qui des deux il aurait à tuer.
À vingt-trois mille, le Roi indien délia le revolver qui pendait à sa ceinture et se mit en garde. Mais Porportuk, qui l’observait, sentit qu’il se lassait.
À vingt-cinq mille, effectivement, son concurrent réfléchit assez longuement et secoua la tête. Ce fut presque à contrecœur qu’il lança :
— Et cinq cents.
— Vingt-six mille ! décocha Porportuk triomphant.
Le Roi indien, cette fois, ne répondit plus aux regards suppliants que lui lançait Tommy.
Akoun fit un pas vers Porportuk. Mais, tandis qu’un dernier et vain colloque s’engageait entre Tommy et le Roi indien, qui se refusait à aller plus outre, El-Sou, avec anxiété, lui envoya un de ses vieux esclaves, qui parla tout bas au jeune homme.
— Une fois, deux fois, trois fois ? proclama Tommy. Adjugé ! Adjugé à Porportuk, pour vingt-six mille dollars !
Porportuk, inquiet, observait Akoun. Chacun, dans la foule, attendait. Mais Akoun ne fit aucun geste.
— Qu’on apporte les balances ! dit El-Sou.
— Je paierai chez moi, déclara Porportuk.
— Qu’on apporte les balances ! répéta El-Sou. Le paiement se fera ici, en public, devant tous.
On alla quérir au Poste les balances qui servaient au pesage de l’or, tandis que Porportuk se rendait chez lui et en revenait bientôt, accompagné d’un homme qui portait sur son épaule un sac de peau d’élan, bourré de la précieuse poussière. Dans sa main opposée, il tenait un fusil. Porportuk ne quittait pas Akoun du regard.
— Voici, dit Porportuk, toutes mes notes et factures diverses, et aussi toutes les hypothèques. Il y en a pour quinze mille neuf cent soixante-sept dollars et soixante-quinze cents.
El-Sou prit les papiers et les passa à Tommy.
— Je les accepte pour seize mille dollars, dit-elle.
— Cela fait, déclara Tommy, un reliquat de dix mille dollars, qui doivent être payés, en or, à ma cliente.
Porportuk acquiesça et dénoua le sac. El-Sou, debout au bord du fleuve, déchira les papiers en menus morceaux, et envoya voltiger ceux-ci sur le Yukon. Puis la pesée d’or commença.
— Il est bien entendu, dit Porportuk à Tommy qui ajustait les balances, que l’once est comptée à dix-sept dollars...
— Non, à seize ! interrompit El-Sou, d’une voix tranchante.
— Il est d’un usage courant dans le pays, protesta Porportuk, de calculer l’once d’or à dix-sept dollars. Il en est ainsi pour toutes les transactions commerciales, et ceci en est une.
El-Sou se mit à rire.
— Cet usage, dit-elle, est tout nouveau. Il date seulement de ce printemps. L’an dernier, et les années précédentes, l’once était comptée à seize dollars. Elle était à ce taux, quand mon père a contracté ses dettes. Lorsqu’il dépensait au Poste l’argent qu’il recevait de toi, on lui donnait, pour une once d’or la valeur de seize dollars, et non de dix-sept !
Porportuk ronchonna, sans plus faire d’opposition, et la pesée continua.
— Fais trois tas, Tommy ! dit El-Sou. Un, ici, de mille dollars. Là, un autre, de trois mille. Et là, un troisième, de six mille.
Cette opération fut assez longue et, tant qu’elle dura, tout le monde épiait Akoun.
— Il attend, avança quelqu’un, que le prix soit achevé d’être payé.
La phrase courut de bouche en bouche, et chacun guetta l’instant où le
dénouement escompté se produirait. L’homme de Porportuk qui tenait le fusil n’observait pas le jeune Indien avec moins d’attention.
Quand la pesée fut terminée, et quand les trois tas, d’un jaune sombre, se furent élevés sur la table, El-Sou parla ainsi :
— Mon père devait, en mourant, à la Compagnie du Poste, trois mille dollars. Réserve, Tommy, le second tas à l’extinction de cette dette. Puis voici quatre bons serviteurs, fort cassés et usés. Tu les connais comme moi. Prends, à leur intention, le petit tas de mille dollars. Tu auras soin, avec cet argent, que les quatre vieillards ne manquent jamais de nourriture ni de tabac.
Tommy, à l’aide d’une grande cuiller, versa, dans deux sacs séparés, les deux tas de poussière d’or. Six mille dollars gisaient encore sur la table. El-Sou y plongea ses deux mains et, se retournant brusquement, envoya dans le Yukon une pluie tourbillonnante de poussière jaune.
Porportuk, à cette vue, s’était élancé et avait saisi les poignets d’El-Sou, qui s’apprêtait à réitérer son geste.
— Cet or m’appartient... dit-elle tranquillement.
Porportuk lâcha sa prise. Mais il continuait à marmonner, grinçant des dents, et de plus en plus sombre et renfrogné, à mesure qu’El-Sou continuait à faire voler le tas dans le fleuve, jusqu’à ce qu’il n’en restât rien.
Ce spectacle, peu banal, une fois terminé, la foule reporta son attention vers Akoun et vers l’homme de Porportuk, qui tenaient braqués l’un vers l’autre le canon de leurs fusils. L’homme avait le doigt sur la gâchette, prêt à tirer. Mais Akoun ne bronchait toujours pas.
— Qu’on dresse l’acte de vente ! ordonna Porportuk, d’une voix farouche.
Et Tommy rédigea l’acte par lequel la femme El-Sou devenait, intégralement, la propriété de l’homme Porportuk.
El-Sou signa ce titre, que Porportuk plia ensuite et rangea soigneusement dans sa poche. Puis, comme pris d’une idée subite, il se frappa le front et s’écria :
— Nous nous sommes trompés dans nos comptes ! L’affaire que nous avons traitée est une affaire présente, et non une affaire passée. L’once d’or aurait valu actuellement, au Poste, dix-sept dollars de farine et non seize. À quoi ai-je l’esprit ? C’est un dollar que je perds à chaque once. Soit, au total, six cent vingt-cinq dollars !
El-Sou eut un sourire railleur devant la mine penaude de Porportuk.
— Évidemment, dit-elle. Mais qu’y faire maintenant ? Le reliquat de ton or s’est envolé. Tes réflexions sont un peu tardives... Tu te fais vieux, Porportuk !
Porportuk se mordit les lèvres, puis redevint rapidement maître de lui. Une expression cruelle se peignit sur son visage.
— C’est bon, c’est bon... dit-il. Laissons cela. Et maintenant, viens-t’en chez moi !
El-Sou ne bougea pas.
— Te souviens-tu, Porportuk, de deux choses que je t’ai dites, au printemps dernier ?
— Quelles choses ? S’il fallait que je prête attention à toutes les paroles d’une femme, j’aurais bientôt la tête farcie.
— Je t’ai dit, tout d’abord, que tu serais payé, reprit El-Sou très posément. C’est fait. Je t’ai dit ensuite, et je l’ai répété tout à l’heure, que je ne serais jamais ta femme.
— N’empêche que l’achat que j’ai fait de toi est régulier. Le papier est là, dans ma poche. Tu m’appartiens désormais. Tu ne vas pas le nier, j’imagine ?
— Je t’appartiens en effet.
— Et tu es mon bien propre...
— Ton bien propre, comme tu dis.
— Et tu le reconnais ! prononça Porportuk triomphant. Tu m’appartiens donc, comme m’appartiendrait un chien.
— Tout comme un chien... Nous sommes d’accord. Si c’était un autre homme qui m’eût achetée, j’eusse été l’épouse de cet homme, une bonne épouse. Telle était bien ma volonté. Mais je t’avais prévenu d’avance que jamais je ne serais ta femme, et tu l’as oublié. Par conséquent, je suis ton chien. Rien de plus.
Porportuk n’ignorait pas qu’il jouait avec le feu. Mais il se résolut à aller jusqu’au bout et répondit :
— Aussi n’est-ce pas à El-Sou que je parle. C’est à mon chien. Et je lui ordonne de me suivre.
Il s’avança, comme pour s’emparer d’El-Sou, et la saisit par le bras. Elle l’arrêta d’un geste.
— Pas si vite, Porportuk ! Tu achètes un chien. Le chien s’enfuit. Tant pis pour toi. Je suis ton chien, mais si je me sauvais...
— En tant que possesseur du chien, je te battrais.
— Oui, quand tu l’aurais attrapé...
— Quand je l’aurais attrapé.
— Eh bien, attrape-moi !
Il bondit vers elle. Mais, plus rapide, elle l’évita et se mit, en riant, à courir autour de la table.
— Arrête-la ! ordonna Porportuk à l’homme qui tenait le fusil et se trouvait du même côté qu’El-Sou.
L’homme voulut obéir. Mais le Roi indien le terrassa, incontinent, d’un coup de poing, bien appliqué sur l’oreille. L’homme chancela et lâcha le fusil, qui résonna sur le sol. L’instant, pour Akoun, était propice de tuer Porportuk. Il ne bougea pas, cependant, et la poursuite reprit.
Porportuk était vieux, sans doute. Mais la sobriété de ses mœurs l’avait conservé en bonne forme. Au lieu de courir autour de la table, il passa, d’un saut, au-dessus d’elle. El-Sou, surprise, recula en poussant un cri d’effroi. Elle était prise, sans Tommy, qui allongea fort opportunément un croc-en-jambe à Porportuk, lequel trébucha et s’étala par terre, de tout son long.
El-Sou se remit à courir et Porportuk, s’étant prestement relevé, se lança ses trousses.
— Allons, attrape-moi ! lui criait El-Sou, railleuse et tournant sa tête, de temps à autre, par-dessus son épaule.
Elle était agile et légère et, comme elle s’était, pour la vente, vêtue à la mode indienne, aucune jupe n’embarrassait ses jambes. Mais Porportuk détalait non moins rapidement, avec un acharnement sauvage. Il avait, en des temps anciens, été le plus fort coureur de tous les jeunes gens de son âge. Quelque chose lui en était resté et il serrait de près la jeune fille. Toujours elle lui échappait pourtant, se pliant, souple et flexible comme un saule, et décrivant des courbes savantes. En sorte qu’au moment où Porportuk croyait la saisir, elle filait entre ses doigts crochus.
La foule s’était égaillée, en grande joie et en grand tumulte, tandis que la chasse se continuait à travers le camp indien, qui était voisin du Poste. On voyait alternativement El-Sou paraître et disparaître entre les tentes, suivie de près ou de loin par Porportuk, qui courait de droite, courait de gauche, bondissait de l’avant ou de l’arrière, pareil à un chien efflanqué, haletant après un gibier. El-Sou semblait voler. Finalement, tous deux disparurent au-delà du camp, dans la proche forêt.
Akoun, durant ce temps, ne semblait point autrement ému. En dépit des quolibets des gens du Poste et des Indiens, qui lui reprochaient sa passivité, il mangea, but et s’endormit comme de coutume.
Porportuk reparut seul, vingt-quatre heures plus tard. Il était harassé et furieux. Il ne parla à personne, sauf à Akoun, à qui, pour passer sa colère, il tenta de chercher querelle. Mais Akoun haussa les épaules et, lui tournant le dos, s’éloigna. Porportuk ne se tint pas, cependant, pour battu. Sans s’attarder plus longtemps à Tana-Naw, il enrôla une demi-douzaine de jeunes Indiens, réputés parmi les meilleurs trappeurs du campement et, se mettant à leur tête, s’enfonça derechef dans la forêt.
Le jour suivant, le Seattle, un des vapeurs qui effectuaient la navigation du Yukon, fit escale à Tana-Naw. Quand il leva l’ancre et repartit, en battant l’eau de son hélice, on vit qu’Akoun, qui s’était fait admettre comme pilote, était à bord.
Le vapeur descendit le fleuve, plusieurs heures durant. Akoun était à la barre et ne cessait point d’observer le rivage. Soudain, son attention fut attirée par une longue pirogue, faite d’écorce de bouleau, qui se détachait de la berge. Une seule personne s’y trouvait.
Akoun donna l’ordre à la chaufferie de ralentir la vitesse et mit le cap vers la rive. Le capitaine du vapeur, s’apercevant de la manœuvre, vint vers Akoun et demanda :
— Qu’y a-t-il ? Le fleuve est calme. Pourquoi ralentir et où vas-tu ?
Akoun émit, pour toute réponse, un sourd grognement. Il venait d’apercevoir une seconde barque, plus grande et chargée de plusieurs hommes, qui venait à son tour de quitter le rivage. Il fonça droit vers la petite pirogue.
Le capitaine s’emporta.
— C’est, dit-il, pour la femme qui est là-dedans que tu veux faire stopper le navire ? Ce n’est qu’une squaw !
La grande barque forçait de vitesse. Six hommes robustes y manœuvraient les rames, qui faisaient jaillir de l’eau leurs éclairs. La femme s’épuisait, elle aussi, à ramer. Mais sa course était moins rapide.
Voyant qu’Akoun ne tenait aucun compte de ses paroles, le capitaine voulut se saisir de la roue du gouvernail. Mais l’Indien le repoussa brusquement, avec un regard menaçant. Le capitaine, effrayé, laissa faire, en marmottant :
— Ce va-nu-pieds ! Il prétend commander...
Akoun arrêta le vapeur juste à temps pour l’empêcher de s’échouer sur un bas-fond, et attendit. Quelques minutes après, la squaw abordait, abandonnant sa pirogue, et se hissait à bord, à l’aide d’une corde, qu’on lui jeta. Aussitôt, Akoun commanda de faire marche arrière. Le Seattle s’éloigna, à toute vitesse, au grand désappointement des gens qui étaient dans la grande barque.
El-Sou, éclatant de rire, se pencha vers la lisse et cria :
— Allons, attrape-moi, Porportuk !
À l’escale de Fort-Yukon, Akoun et El-Sou débarquèrent. Akoun fréta une petite barque, sur laquelle tous deux se mirent en devoir de remonter le cours du Porcupine et de fuir à l’extrémité du monde.
Ce fut une navigation fatigante, mais qu’Akoun avait déjà pratiquée. Ils arrivèrent ainsi à la source du fleuve, dans les montagnes Rocheuses où ils s’enfoncèrent à pied.
Akoun se délectait à voir El-Sou marcher devant lui, à admirer tous les mouvements, si harmonieux, de son corps. Il ne cessait de regarder ces jambes faites au moule, qui s’arrondissaient dans leurs fourreaux de cuir souple, ces fines chevilles et, dans les mocassins qui les chaussaient, ces petits pieds infatigables, même au cours des plus longues marches.
— Tu es légère comme l’air ! disait Akoun. Tu ne marches point, tu voltiges. Tes pieds posent à peine sur le sol et je ne m’étonne point que tu ignores la lassitude. Tes beaux yeux sont pareils à ceux d’une biche, soit qu’ils scrutent un bruit furtif et un péril inconnu, soit qu’ils plongent dans les miens leurs prunelles !
Alors El-Sou, éblouissante et attendrie, s’arrêtait et baisait Akoun.
— Quand nous aurons atteint le Mackenzie, disait encore Akoun, nous hâterons notre marche vers le sud, avant que nous ne soyons pris par l’hiver. Nous irons plus loin, toujours plus loin, vers le Pays du Soleil, où la neige est inconnue. Là, nous vivrons heureux et tranquilles. Mais nous reviendrons un jour. J’ai beaucoup voyagé, et j’ai connu beaucoup de terres. Aucune n’est aussi plaisante que l’Alaska. Aucun autre soleil ne vaut le nôtre, et la neige est douce, après un trop long été.
— Et tu apprendras à lire... ajoutait El-Sou.
— J’apprendrai à lire, c’est entendu !
Tous deux atteignirent le Mackenzie avec un certain retard. Là, ils rencontrèrent une tribu indienne, dont ils reçurent l’hospitalité. Les hommes y étaient alors fort occupés à chasser. Akoun se joignit à eux et fut blessé, dans un accident. Un jeune garçon, maniant son fusil, fit partir le coup. La balle cassa le bras droit d’Akoun. Puis, en ricochant, elle alla lui briser deux côtes.
Akoun possédait quelques notions de chirurgie élémentaire et El-Sou de son côté, s’était, à la Mission de la Sainte-Croix, instruite un peu plus sérieusement dans cet art. Les os brisés furent remis en place.
En attendant sa guérison, Akoun passait ses journées allongé près d’un des feux du campement, qui lui tenait chaud et dont, en même temps, la fumée chassait opportunément les moustiques.
Ce fut alors, qu’accompagné de ses six acolytes, Porportuk apparut. Inlassablement, il avait pourchassé le couple et l’avait, à travers fleuves, monts et forêts, suivi à la piste. Akoun était sans défense et ne pouvait que gémir. Il se plaça solennellement sous la protection de la tribu dont il était l’hôte.
Mais Porportuk fit valoir aussi sa requête et les Indiens se trouvèrent perplexes. Porportuk prétendait mettre immédiatement la main sur El-Sou. Ils s’y opposèrent et déclarèrent qu’un jugement régulier était nécessaire, pour trancher le litige. Comme il s’agissait d’une affaire d’amour, il fut décidé que serait réuni le Conseil des Vieillards. Car les jeunes hommes, au cœur ardent, étaient susceptibles de se laisser aller à leurs impulsions sentimentales, au détriment de la justice.
Les vieux s’assirent donc, en formant le cercle, autour du feu qui fumait. Leurs visages étaient décharnés et leur peau ridée, et ils respiraient difficilement. La fumée les faisait hoqueter et, de leurs mains desséchées, ils repoussaient, de temps à autre, les moustiques qui avaient passé au travers d’elle. Cet effort suffisait à les épuiser et une toux creuse en résultait. Quelques-uns, par intermittence, crachaient le sang. L’un d’entre eux, qui se tenait un peu à l’écart, penchait sa tête en avant, et un filet rouge dégouttait de ses lèvres, lentement et sans arrêt. Tous, ils s’en allaient de la poitrine. Ils n’avaient plus pour longtemps à vivre et ce sont des morts qui s’apprêtaient à juger.
Porportuk exposa l’affaire et termina ainsi son discours :
— Pour elle, j’ai payé très cher. Un prix dont vous ne pouvez vous faire une idée. Vendez tout ce que vous possédez. Vendez vos lances, vos flèches et vos fusils. Vendez vos pelleteries et vos fourrures. Vendez vos tentes, vos pirogues et vos chiens. Vendez tout ! C’est à peine si vous en tirerez mille dollars. Eh bien, moi, pour la femme El-Sou, j’ai payé vingt six fois le prix de vos lances, de vos flèches et de vos fusils, de vos pelleteries et de vos fourrures, de vos tentes, de vos pirogues et de vos chiens. Cela, c’est une somme !
Gravement, les vieillards secouaient la tête, et la fente étroite de leurs longs yeux s’élargissait d’étonnement, à la pensée qu’une femme pouvait valoir aussi cher.
Celui qui saignait de la bouche s’essuya les lèvres, du revers de sa main, et demanda à chacun des six jeunes hommes qui accompagnaient Porportuk :
— Est-ce la vérité ?
Chacun d’eux répondit :
— C’est la vérité.
Il posa à El-Sou la même question et elle répondit affirmativement.
Akoun intervint.
— Porportuk, prostesta-t-il, n’a pas dit qu’il était vieux et qu’il avait des filles plus âgées qu’El-Sou.
— Porportuk, en effet, est un vieil homme, appuya El-Sou.
Le vieux qui saignait de la bouche déclara :
— C’est à Porportuk de savoir de quoi il est capable. Cela ne nous regarde pas. Nous aussi, nous sommes des vieillards. Attention ! Il n’appartient pas aux jeunes gens de juger les vieillards.
Et le cercle des vieux juges, mâchonnant des gencives et toussotant, fit des signes de tête approbatifs.
— Je l’ai prévenu, dit El-Sou, que je ne serai jamais sa femme.
— N’as-tu pas pris de lui, cependant, une somme égale à vingt-six fois tout ce que nous possédons ? questionna un des juges, qui était borgne.
El-Sou garda le silence.
— Est-ce vrai ? répéta le barbon.
Et son œil unique pénétrait en elle, comme une vrille de feu.
— C’est vrai... acquiesça-t-elle, en baissant la voix.
Puis, soudain, avec un cri ardent de tout son être :
— Mais je m’enfuirai encore ! Je m’enfuirai toujours !
— Cela, dit un autre juge, c’est l’affaire de Porportuk. Notre rôle, à nous, est de rendre un jugement équitable.
Et, se tournant vers Akoun :
— Toi, combien as-tu payé pour elle ?
— Rien du tout. Elle est au-dessus de toute estimation. Non, je n’ai pas apprécié sa valeur en poussière d’or, en chiens, en tentes, en pirogues et en fourrures !
Il y eut un conciliabule, marmotté à voix basse, entre les Anciens.
— Ces vétérans sont congelés déjà... dit Akoun, en anglais, à Porportuk. Je refuse d’accepter leur sentence. Si tu me prends El-Sou, tu peux être certain qu’un jour ou l’autre je te tuerai !
Les vieux s’arrêtèrent de discuter et lancèrent à Akoun un regard soupçonneux.
— Quel langage, inconnu de nous, parles-tu là ? demanda l’un d’eux. Et que dis-tu ?
— Il dit qu’il va me tuer, répondit Porportuk. Aussi feriez-vous bien de lui enlever son fusil et d’ordonner à quelques-uns de vos jeunes hommes de s’asseoir à côté de lui, afin qu’il ne puisse mettre sa menace à exécution. Tout blessé qu’il soit, ce serait plus prudent. Il est jeune, et nos vieux os ne comptent guère pour la jeunesse.
Akoun, allongé et impuissant, se vit donc enlever son fusil et son couteau, et une garde de plusieurs jeunes Indiens l’encercla.
Après quoi, le vieux borgne se leva, redressa son torse, du mieux qu’il put, et prononça :
— Nous sommes surpris de l’importance du prix qui a été donné pour une simple femme. Mais, que ce prix soit raisonnable ou non, peu importe. Nous sommes assemblés pour juger et nous allons rendre notre arrêt. La question est claire maintenant. Chacun reconnaît que Porportuk a acheté légalement la femme El-Sou et en a payé le prix. La femme El-Sou lui appartient donc, et non à un autre.
Il se rassit lourdement et fut saisi d’une quinte de toux. Les autres patriarches dodelinèrent de la tête, en approuvant, et toussèrent aussi.
— Je te tuerai, un jour ou l’autre ! cria Akoun, en anglais, à Porportuk. Tu ne perdras rien pour attendre !
Porportuk sourit et se leva.
— Le tribunal, dit-il aux vieillards, a rendu un jugement équitable. En remerciement, mes jeunes gens vont vous donner beaucoup de tabac. Qu’on amène près de moi la femme El-Sou !
Akoun se mordit les lèvres, en découvrant ses dents, tandis que les hommes de Porportuk saisissaient El-Sou par les bras.
Le visage d’El-Sou s’assombrit. Mais elle ne fit aucune résistance et se laissa conduire vers Porportuk.
— Assieds-toi là, à mes pieds, lui ordonna-t-il, jusqu’à ce que j’aie terminé tout ce que j’ai à dire.
Il se tut un instant, puis reprit, en s’adressant au tribunal :
— Je suis vieux, je le reconnais. Mais je suis capable de comprendre ce qui se passe dans la tête des jeunes. Par ailleurs, si toute force ne s’est pas éteinte en moi et si mes jarrets sont encore bons, je n’ai nullement l’intention d’user mes vieilles jambes à poursuivre cette femme, tout le long des années qui me restent à vivre. El-Sou est infatigable. Je le sais par expérience. Il n’est pas bon qu’une épouse coure si vite ! Je l’ai achetée très cher et, cependant, elle s’est enfuie. Akoun, lui, n’a rien donné pour elle, et c’est après lui qu’elle court.
« Tandis que je la pourchassais, avant de la rejoindre ici, hommes du Mackenzie, j’ai beaucoup réfléchi à ce qu’il conviendrait de faire, le jour ou j’aurais mis la main sur elle. Pendant que vous prononciez votre sentence, j’y ai songé de nouveau et j’ai ruminé d’autres idées. Ma décision, maintenant, est prise et je vais vous en faire part. Quand, une fois, un chien s’est sauvé de chez son maître, il recommencera, c’est certain. On aura beau le ramener, il s’enfuira de nouveau, sans fin ni cesse. Si nous avons chez nous de pareils chiens, nous les vendons. El-Sou leur est en tout semblable. Je veux donc la vendre. Y a-t-il un amateur parmi les membres du tribunal ?
Les vieillards toussèrent et restèrent cois.
— Akoun l’achèterait bien, continue Porportuk. Mais il n’a pas d’argent. Aussi je lui donnerai El-Sou. Je la lui donnerai pour rien. Lui-même, au surplus, a déclaré qu’elle n’avait pas de prix. Dans un instant, je la lui remettrai.
Et Porportuk, se baissant vers El-Sou, lui prit la main. Puis, l’ayant relevée, il la conduisit vers l’endroit où Akoun était étendu sur le dos.
— Elle a, dit-il en la faisant asseoir devant le jeune homme, une mauvaise habitude. C’est de se sauver. Je t’en préviens honnêtement, Akoun. Elle m’a filé entre les mains, et il y a fort à parier qu’elle recommencera avec toi. Rassure-toi, cependant. Pareille mésaventure ne t’arrivera jamais, j’en fais le serment ! Je vais, dès maintenant, y mettre bon ordre. Elle a beaucoup d’esprit, et je l’ai appris à mes dépens. Mais de l’esprit, j’en ai aussi, et à revendre.
Chacun se demandait où Porportuk voulait en venir. On le vit s’accroupir et, prenant dans ses mains les deux pieds d’El-Sou les croiser l’un sur l’autre. Puis il se releva soudain, saisit son fusil et le déchargea sur eux.
Akoun, solidement maintenu par ses gardiens, se débattit, pour bondir sur Porportuk. On entendit, dans la lutte, l’os de son bras qui se brisait de nouveau.
— Parfait... très bien... marmottaient entre eux les vieillards.
El-Sou n’avait pas bronché. Elle regardait, d’un air impassible, ses chevilles d’où ruisselait le sang, ses chevilles fracassées qui jamais plus ne pourraient la porter.
— Mes jambes sont solides, lui dit Akoun. Mais ne t’inquiète pas ! Jamais elles ne m’emmèneront loin de toi !
El-Sou le regarda et, pour la première fois depuis qu’il la connaissait, il vit des larmes embuer ses yeux.
— Tu es belle, El-Sou... Tes yeux sont humides... comme les yeux des biches.
Il y eut un silence. Porportuk faisait ses préparatifs de départ.
— Suis-je un homme juste ? demanda-t-il aux vieux, en clignotant des paupières, dans la fumée.
Tous répondirent en chœur :
— Tu es un juste !
Et le silence retomba.