Ecrites par leur auteur lors d’un séjour de plusieurs mois dans une cabane du Vermont (Etats-Unis), à proximité de la cabane habitée par Thoreau pendant deux ans, et dans cette même région où Melville travailla à son Moby Dick, ces notes se présentent comme de libres réflexions autour du lieu même de l’écriture et de la pensée ; en l’occurrence une simple cabane de six mètres de côté, sise au bord du lac de Walden. Nul narcissisme pourtant dans ce travail sur le site ! Il s’est agi avant tout de s’interroger sur la relation qu’entretiennent divers artistes contemporains à la nature, sur la place de l’art dans la nature, en prenant pour point de départ cet habitat singulier. C’est donc comme un " paradigme " de certaines pratiques artistiques (p. 6) qu’est conçue la cabane. Les pratiques en question ne sont ici qu’évoquées, en l’attente de futurs développements (ce petit ouvrage se présentant comme une partie d’un écrit esthétique à paru aux éditions Actes Sud : Art, nature, paysage.)
L’essentiel de ces pages tient avant tout aux remarques concernant le " lieu théorique " qu’est la cabane, " expérience de pensée ", ou encore " lieu psychique " (la formule est de Freud) (p. 5, 16, 46). En effet, le fait de vivre dans une construction étroite, provisoire, et relativement fragile induit nécessairement une relation spécifique au territoire dans lequel elle s’inscrit, à l’espace du dehors. C’est avant tout cette expérience subjective, vécue et réfléchie par Gilles A. Tiberghien, qui fait l’intérêt de ce joli livre, nourri de références littéraires (Thoreau, Melville…), de quelques photographies prises par l’auteur, et d’observations sur le " motif ". Un livre en somme à mi-chemin entre la rêverie éveillée et l’analyse théorique. Loin d’adouber la réflexion heideggerienne sur l’habitation poétique de la Terre, élue lieu de l’Être et du natal, G. A. Tiberghien montre bien que la relation à l’espace, propre à la culture américaine, consiste finalement à vivre celui-ci en surface, comme un lieu toujours ouvert, décentré, et sans origine stable (p. 33-34). Cette " déessentialisation " américaine de l’espace et du sol (au regard d’une certaine mythologie européenne de la sédentarisation que Heidegger, me semble-t-il, a largement contribué à instaurer) relève d’une " culture " de la route (p. 13) et du nomadisme, qui va du tracé de pistes indiennes, dont s’inspirent bon nombre de routes urbaines (le célèbre tracé serpentin de Brodway) aux Road movies, en passant par le Land art (les promenades de Richard Long). Elle se manifeste également dans l’architecture (telles les " plans ouverts " de Wright) ou encore dans l’éphémère Mobil home. La cabane apparaît bien dans une veine de la " déterritorialisation ", pour reprendre une formule de Deleuze. " Construire une cabane c’est précisément ne rien fonder. Même si cela n’exclut pas une expérience " fondamentale " du sol et de l’environnement. Mais pas de stabilité ou des racines […]. " (p. 35). Construction modeste et transitoire, la cabane est en somme l’étonnant révélateur d’une pratique inédite de l’espace à vivre, par lequel dedans et dehors communiquent, au lieu de s’exclure. La cabane, à la différence de la maison, prise au sens de la demeure et de l’enracinement, n’est pas l’abri stable où le poète et le philosophe pourront, en toute sécurité, rebâtir le monde. C’est l’espace fragile et sensible d’une constante exposition de soi, aux autres et au dehors. Epreuve qui pourrait bien régénérer l’acte de vivre et d’inventer. Thoreau raconte dans Walden comment il nettoyait sa maison en étalant au dehors tout son mobilier : " Il fallait voir comment le soleil brillait sur ces objets, comment le vent soufflait librement ; les choses les plus familières ont l’air bien plus intéressant quand elles sont dehors qu’à l’intérieur de la maison. " (cité p. 36)
" Je me demande, ajoute G. A. Tiberghien, s’il n’en va pas ainsi des hommes, de ceux qui vivent sous le même toit et qui, régulièrement sortent de chez eux, non tant pour se divertir comme le déplore Pascal, que pour se voir sous un autre jour, pour ne pas oublier la part d’eux-mêmes qui les relie au monde et sans laquelle leur intelligence est atrophiée. La cabane, elle, nous tient tout de suite en éveil, en prise avec ce qui nous entoure. Que ce soit un sentiment de danger ou de sympathie - le bruit des écureuils sur les toits, des mulots ou des serpents sous le plancher -, en l’éprouvant notre esprit se prolonge au dehors, devient lui-même un dehors. " (p. 37).