Maintenant c’était la fin.
Subienkow, le Polonais, après avoir, depuis Varsovie et la Sibérie, suivi une longue piste d’amertume et d’horreur, et comme le ramier qui tend à tire-d’aile vers son colombier, avoir sans cesse, du regard, fixé dans sa course les capitales salvatrices de l’Europe civilisée, s’était écrasé sur le sol, plus loin que jamais de son but, dans ce coin perdu du monde polaire.
Ici, dans l’Amérique du Nord, la piste cessait. Il était accroupi dans la neige, les bras liés derrière le dos, dans l’attente de la torture. Il fixait du regard un énorme Cosaque, couché devant lui la face sur la neige. Les hommes avaient terminé avec le géant, qu’ils venaient de repasser aux femmes. Et les hurlements de la victime attestaient que, pour le raffinement de la souffrance, les femmes dépassaient les hommes.
Subienkow contemplait la scène et frémissait. Ce n’était pas qu’il craignît de mourir. Trop longtemps la vie lui avait été à charge, au cours de son long calvaire, pour que la pensée de la mort le fit trembler. Mais contre la torture il se révoltait. Elle était une insulte à sa dignité d’homme. Une insulte, non pas seulement par la douleur qu’il lui faudrait endurer, mais aussi par l’ignominieux spectacle que la douleur ferait de lui.
Il savait qu’il prierait et supplierait ses bourreaux, qu’il mendierait sa grâce, tout comme le gros Ivan, couché là, et tous les autres qui l’avaient précédé.
Voilà qui ne serait pas beau ! Passer bravement de vie à trépas, élégamment, avec un sourire et une plaisanterie au coin de la lèvre, ah ! cela était la bonne manière. Ce qui était révoltant et terrible, c’était de sentir tout son être s’abandonner, de voir son âme chavirer dans les affres de la chair, et de baragouiner, comme un singe, des cris perçants.
D’espoir d’échapper, il n’y en avait pas. Toujours, dès le temps où il avait vécu son rêve farouche de l’indépendance de la Pologne, il avait été une marionnette entre les mains du sort. Depuis Varsovie et Saint-Pétersbourg, à travers les mines de Sibérie et le Kamchatka, il avait suivi son destin, qui était d’aboutir à cette fin épouvantable. Elle était gravée pour lui, sans nul doute, aux tables éternelles du monde, pour lui qui n’était qu’un paquet de nerfs, de nerfs sensitifs et délicats, à peine abrités dans la peau, pour lui qui était un poète, un rêveur et un artiste. Avant même qu’il ne fût conçu au sein de sa mère, il avait été écrit que l’être palpitant qu’il était serait condamné à vivre sauvage et sordide, et à mourir sur cette terre de nuit, aux derniers confins de l’univers.
Il eut un soupir angoissé. Il était à peine croyable que cette masse agonisante et hurlante encore fut le gros Ivan, Ivan le Géant, le Cosaque devenu écumeur de mers, l’homme de fer, aussi flegmatique qu’un bœuf, et dont le système nerveux était à ce point rudimentaire que ce qui était douleur pour un homme du commun lui semblait à peine être un chatouillement. Allez, allez, vous pouvez vous fier à ces Indiens, pour trouver les nerfs du gros Ivan et en remonter le fil jusqu’aux racines de son âme frissonnante ! Ils y avaient, assurément, bien réussi. Il était inconcevable qu’un être humain pût à ce point souffrir et quand même survivre. Le gros Ivan payait pour son endurance physique et pour la capacité de souffrance qui était en lui. Il avait duré, déjà, deux fois autant qu’aucun des autres.
Subienkow sentit que, si le supplice du Cosaque continuait à se prolonger, il ne pourrait plus même en supporter la vue, sans devenir fou. Oui, pourquoi le gros Ivan ne mourait-il point ? Pourquoi ses cris ne cessaient-ils pas ?
Mais, quand ils cesseraient, ce serait alors que son tour, à lui, serait venu. Iakaga était là, qui l’attendait, et qui ricanait en le regardant, anticipant déjà sur sa souffrance. Iakaga qu’il avait, pas plus tard que la semaine précédente, chassé du fort à coups de pied et dont il avait, avec la longue lanière de son fouet à chiens, balafré la figure. L’Indien s’occuperait personnellement de lui, sans aucun doute, et lui gardait ses tourments les plus raffinés, sa plus atroce torture des nerfs. Ah ! ce devait être un bon bourreau, à en juger par les cris d’Ivan !
Les squaws, à ce moment, s’écartèrent à leur tour du gros Cosaque, sur qui elles étaient penchées, et se reculèrent de quelques pas, en riant et en claquant des mains. Subienkow vit la chose monstrueuse et cauchemardesque qu’était devenu Ivan, une chose à ce point horrible qu’il se prit à éclater d’une sorte de rire hystérique. Les Indiens le regardèrent, stupéfaits qu’il pût rire encore. Mais il n’était pas en son pouvoir de mettre un terme à son rire, si absurde que fût celui-ci.
Il parvint enfin à se dominer et les contractions spasmodiques qui lui secouaient la gorge disparurent peu à peu.
Il y eut encore un répit. Subienkow, s’efforçant de détourner ailleurs sa pensée, la reporta vers son passé.
Il se souvint de son père, de sa mère et du petit poney tacheté qui le portait lorsqu’il était enfant, et du précepteur français qui lui avait enseigné à danser et lui avait, un jour, dans un accès d’indignation, arraché des mains un vieux volume usé de Voltaire qu’il lisait. Il revit passer, devant ses yeux, et Paris et Rome, et le morne Londres, et Vienne si gai. Il lui sembla qu’il se retrouvait en compagnie du groupe ardent de ses jeunes concitoyens, qui rêvaient comme lui d’une Pologne indépendante, avec un roi polonais, sur le trône de Varsovie.
Là commençait l’interminable piste. À tous ses amis il avait seul survécu, et de tous ces nobles cœurs disparus il refit le compte, un à un. Deux avaient été exécutés à Saint-Pétersbourg, pour commencer. Un autre avait été battu à mort, par son geôlier. Puis, sur cette grande route, tachée de sang où ils s’en allaient vers l’exil sibérien et où ils avaient marché durant des mois entiers, maltraités et frappés par leurs gardes cosaques, un quatrième était tombé d’épuisement, pour ne plus se relever. Ses derniers camarades étaient morts dans les mines, de fièvre ou sous le knout. Deux d’entre eux, qui survivaient comme lui, avaient tenté de s’évader, en sa compagnie. Ils avaient péri dans la bataille avec les Cosaques. Il était, personnellement, parvenu à gagner le Kamchatka, grâce à l’argent et aux papiers volés d’un voyageur rencontré, qu’il avait laissé gisant sur la neige.
Toujours la barbarie l’avait enveloppé, bestiale et brutale. Elle l’avait cerné, invisible et le guettant déjà, dans les lieux mêmes de plaisir ou d’étude. Tout le monde avait tué autour de lui. Le même jour, il avait eu, avec deux officiers russes, un double duel. Pour sauver sa propre vie et se procurer ce passeport, il avait tué cet inoffensif voyageur.
Derrière lui aucun salut n’avait été possible. La longue route de la Sibérie et de la Russie, qui lui avait paru durer deux mille ans, il n’avait pu songer à la refaire en sens inverse. La seule issue concevable avait été d’aller toujours plus avant, de traverser la sinistre Mer Glaciale et, à travers le détroit de Behring, de passer dans l’Alaska, en s’enfonçant, de plus en plus dans la barbarie.
Dans ce but, il s’était acoquiné, en faisant ses preuves, avec des voleurs de fourrures et, sur leurs voiliers, pourri de scorbut, à demi privé de nourriture et d’eau, souffleté par les interminables tempêtes de cette mer orageuse, côte à côte avec ces hommes qui étaient retournés à la bête, il avait trois fois tenté de cingler vers l’Est, à travers le fatal détroit. Trois fois, après mille privations et mille souffrances, lui et ses rudes compagnons avaient été refoulés vers le Kamchatka.
Une quatrième fois, l’aventureuse traversée avait mieux réussi. Un des premiers Européens, il avait foulé les fabuleuses îles des Phoques. Mais il n’était pas, comme les autres, revenu ensuite s’enrichir, au Kamchatka, de la contrebande des fourrures ni dépenser cet argent en de folles orgies. C’est à travers l’Amérique qu’était la route de l’Europe. C’était l’Amérique qu’il fallait gagner à tout prix.
Demeurant donc en ces parages maudits de la mer de Behring et des îles Aléoutiennes[1], il s’était embarqué sur d’autres bateaux, en compagnie d’autres chasseurs de fourrures, aventuriers slavoniens ou russes, mongols, tartares ou sibériens, qui laissaient derrière eux une longue traîne de sang.
Partout où l’on touchait terre, les indigènes étaient tenus de fournir un lourd tribu de fourrures. Des villages entiers, qui s’y refusaient, avaient été massacrés. Ailleurs, c’étaient les indigènes, ou d’autres pirates, qui, lorsqu’ils étaient les plus forts, massacraient quiconque de la bande leur tombait sous la main.
Naufragé finalement sur une île déserte, avec un seul autre survivant, un nommé Finn, il y avait passé tout un hiver, dans la solitude et la faim. Toujours l’atroce et l’implacable barbarie qui l’étreignait ! Au printemps, par une chance miraculeuse, un bateau, qui vint à passer, les avait recueillis.
La nouvelle bande et lui avaient enfin atteint l’Alaska et, au cours d’une navigation terrible, avaient tenté d’aborder au continent américain. Mais ce n’étaient partout que hautes falaises inhospitalières, qui surplombaient les flots, fjords et récifs farouches où, sous la tempête, écumait la mer. Là où il était possible d’aborder, il fallait lutter contre les hordes sauvages qui apparaissaient en hurlant, sur leurs pirogues. Les faces peintes du tatouage de guerre, les indigènes venaient faire connaissance, à leurs propres dépens, avec la vertu redoutable de la poudre et des fusils des écumeurs de la mer.
Sans se décourager pourtant, la flottille naviguait toujours vers le Sud, à la recherche de terres plus hospitalières. Par là, disait-on, des aventuriers espagnols, de race mexicaine, avaient établi une colonie. Subienkow rêvait de se rencontrer avec eux. Avec leur aide, et en y mettant tout le temps nécessaire, un an, deux ans s’il le fallait, il gagnerait la Californie ou le Mexique[2]. Passer de là en Europe ne serait plus ensuite qu’un jeu.
Mais les mythiques Espagnols n’apparaissaient toujours pas. Le mur de barbarie continuait à s’étendre, indéfiniment. Si bien que le commandant de la flottille ordonna de rebrousser chemin et de remettre le cap sur le Nord.
Les années passèrent. Subienkow prit part à la construction du Fort Michaëlowski et, durant deux étés successifs, il se rendit, au mois de juin, au Golfe de Kotzebue[3].
De nombreuses tribus y venaient, à cette époque, pour trafiquer. On trouvait là, peaux de daim tacheté de Sibérie, ivoire et peaux de morse des côtes de l’Arctique, et d’étranges lampes de pierre, fabriquées on ne sait où, qui transitaient dans le commerce, de tribu à tribu. On vit même paraître une fois, un couteau de chasse, de fabrication anglaise.
C’était là, pour Subienkow, une occasion sans pareil d’apprendre la géographie et de faire connaissance avec des peuples ignorés. Il voyait défiler des Esquimaux du golfe de Norton, de l’île Saint-Laurent, du cap du Prince-de-Galles et même de la pointe Barrow. Dans leur langage, ces divers lieux portaient d’autres noms, et les distances se mesuraient, pour eux, par « journées » ou par « sommeils » qui variaient selon la difficulté de la marche[4].
Ces étranges négociants venaient de leur pays, qui était souvent très éloigné, et les lampes de pierre et le couteau d’acier arrivaient de bien plus loin encore. Subienkow se faisait amener tous ces errants et entreprenait, en les intimidant ou en les amadouant de son mieux, de les faire parler.
Et toujours il était question de fantastiques dangers, de bêtes sauvages, de tribus hostiles, de forêts impénétrables et de prodigieuses chaînes de montagnes. Puis, de plus en plus distante, parvenait la rumeur d’hommes à la peau blanche, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, qui étaient sans cesse à la recherche de fourrures, et se battaient comme des diables. Ils étaient à l’Est, loin, loin à l’Est. On connaissait leur existence, mais personne ne les avait jamais vus. La rumeur s’était transmise de bouche en bouche.
Par suite de la différence des dialectes et de l’obscurité de ces cerveaux, la réalité se mélangeait à la fable. Mais une rumeur lui vint enfin, qui rendit à Subienkow tout son courage. À l’Est coulait un grand fleuve, où l’on rencontrait de ces hommes blancs, aux yeux bleus. Ce fleuve s’appelait le Yukon[5]. Il avait pour affluent, ajoutait la rumeur, un autre grand fleuve, qui se vidait dans le Détroit de Behring, au Sud du Fort Michaëlowski, et que les Russes appelaient le Kwikpak[6].
Subienkow revint à Michaëlowski et poussa une vaine expédition en amont du Kwikpak.
C’est alors que surgit, venant du Kamchatka, le métis russe Malakoff, qui conduisait la bande la plus féroce d’aventuriers hybrides que l’on eût jamais vue. Subienkow se fit son lieutenant. Malakoff avait abordé dans le delta du Kwikpak, avec ses canots de peaux, chargés jusqu’au bord de marchandises et de munitions. Subienkow leur fit remonter sans encombre, durant cinq cents milles, le rapide courant du fleuve qui coulait, dans son profond canal, avec une vitesse de cinq nœuds à l’heure.
Là, Malakoff décida de faire halte, sur le territoire des Indiens Nulatos, et d’y construire un fort. Subienkow aurait souhaité de pousser plus avant et de reprendre immédiatement l’expédition avortée. Mais le long hiver approchait. Attendre était préférable. Au printemps suivant, quand la glace aurait fondu, il entraînerait avec lui le métis, qu’il abandonnerait, le cas échéant, pour traverser ensuite tout le Canada, vers la Baie d’Hudson »[7].
On se mit donc à construire le fort. Ce fut un rude travail, imposé par force aux Indiens Nulatos, et les murs de bûches superposées s’élevèrent accompagnés de leurs geignements et de leurs plaintes. Les coups de fouet pleuvaient sur leur dos, appliqués par la main de fer des écumeurs des mers. Beaucoup d’entre eux s’enfuirent et, quand on les rattrapait, on les ramenait au fort, pour les coucher par terre, bras et jambes en croix, et enseigner sur eux, à leurs frères, l’efficacité du knout. Il y en eut qui en moururent. D’autres survécurent et, satisfaits de la leçon qu’on leur avait inculquée, ne se sauvèrent plus.
La neige d’hiver commençait à tourbillonner avant que le fort fût complètement achevé. C’était la saison des fourrures qui arrivait, et un énorme impôt en fut prélevé sur la tribu. Les coups de fouet continuèrent à pleuvoir, pour le faire rentrer, et l’on prit pour otages, jusqu’à son paiement complet, les enfants et les femmes, qui furent traités avec toute Ia barbarie nécessaire.
On avait semé le sang et la haine, et le temps de la moisson était venu.
Le fort était tombé et avait été livré aux flammes. À la lumière de l’incendie, la moitié des aventuriers avait été abattue. L’autre moitié avait été passée à la torture. Seul Subienkow demeurait, ou plus exactement Subienkow et le gros Ivan : s’il était permis de donner encore ce nom à ce qui se lamentait et agonisait dans la neige.
Sur la face ricanante de Yakaga, les balafres des anciens coups de fouet étaient encore visibles. L’Indien allait appliquer sa revanche et Subienkow, après tout, ne pouvait pas lui en vouloir. Mais la torture l’épouvantait. Il songea à s’adresser à Makamuk, le chef de la tribu, et à le prier d’intercéder pour lui. Mais il sentait bien l’inutilité d’une telle prière. Il songea aussi à faire éclater ses liens et à s’engager dans une lutte à mort avec ses bourreaux. Cette fin serait plus rapide que l’autre. Mais les liens étaient plus forts que lui et les lanières de peau de caribou[8] ne céderaient pas.
Puis, à force de se retourner le cerveau, une autre idée lui vint. Il cria à Makamuk de venir près de lui et demanda qu’un Indien, capable de traduire ses paroles, servît entre eux d’interprète. Et il parla ainsi.
— Oh ! Makamuk, je désire ne point mourir. Sache que je suis un homme bien trop supérieur pour cela et, je te le dis en vérité, je ne mourrai point. Non, je ne suis point pareil à toutes ces autres charognes qui gisent là.
Il porta ses yeux méprisants vers cet objet gémissant qui avait été autrefois le gros Ivan et, du bout du pied, le remua avec dédain.
— Oui, Makamuk, continua-t-il, je suis beaucoup trop savant, en toutes choses, pour me laisser mourir. Contre la mort je possède un remède surnaturel, que je suis seul à connaître. Et je vais, si tu consens à m’écouter, te le faire connaître tout à l’heure.
— Quel est ce remède ? interrogea Makamuk.
— Un remède étrange et merveilleux...
Subienkow parut, un instant, lutter intérieurement avec lui-même, comme s’il hésitait à livrer son secret. Puis il reprit :
— Je suis décidé à te le dévoiler. Mais sache d’abord qu’il suffit d’un peu ce remède, frotté sur la peau, pour rendre celle-ci aussi dure qu’un rocher. Oui, aussi dure que le fer, si bien qu’il devient impossible, à aucune arme tranchante, de l’entamer. Le coup le plus violent demeure sans effet, Un couteau d’os est aussi impuissant que s’il avait été pétri avec de la boue. Même les couteaux d’acier que nous avons apportés parmi vous émousseraient leur fil. Si je te confie mon secret, que me donneras-tu ?
— Je te donnerai la vie, répondit Makamuk par le truchement de l’interprète.
Subienkow eut un rire sardonique.
— Parfait ! Et tu me feras esclave, dans ta maison, jusqu’à ma mort ? Le rire du Polonais devint plus railleur.
— Tout d’abord, si tu veux que nous causions, délie mes mains et mes pieds.
Le chef fit un signe.
Lorsque Subienkow fut désentravé, il se remit debout et prit, dans une de ses poches, du tabac qu’il roula. Puis alluma sa cigarette.
— Tu railles ! reprit Makamuk. Un tel remède n’existe pas. À un bon tranchant rien ne peut résister.
Makamuk était incrédule et demeurait pourtant indécis. Il avait vu se réaliser tant de sorcelleries des voleurs de fourrures que, tout en doutant, il ne doutait pas complètement.
— Je te donnerai la vie et ne ferai pas de toi mon esclave, déclara-t-il.
— Il me faut mieux encore.
Subienkow jouait son rôle aussi froidement, en apparence, que s’il eût marchandé une peau de renard.
— C’est, je le répète, un remède vraiment surprenant. Bien des fois, je lui ai dû la vie. Je veux un traîneau et des chiens, et six de tes meilleurs chasseurs, pour remonter le fleuve avec moi et me mettre en toute sécurité, à un « sommeil » de l’endroit où nous sommes.
— Je refuse cela, répondit le chef. Tu dois demeurer ici, afin de nous enseigner toutes les sorcelleries que tu connais.
Subienkow haussa les épaules et se tut. Il lançait dans l’air glacial la fumée de sa cigarette, tout en regardant curieusement le gros Cosaque.
— Qu’est cette cicatrice ? dit soudain Makamuk, en désignant le cou du Polonais, où une marque blanchâtre révélait l’entaille d’un couteau. Entaille dont Subienkow avait écopé, au cours d’une rixe, dans le Kamchatka.
« Le remède, tu le vois, ne vaut rien. »
Subienkow parut réfléchir, puis affirma :
— C’est un homme fort qui porta le coup. Il était plus fort que toi, plus fort que le plus fort de tes sujets. Et le coup, cependant, n’alla pas plus avant.
De l’extrémité de son mocassin, il poussa de nouveau le Cosaque, qui avait perdu toute conscience. Mais, spectacle horrifique, dans ce corps même, tout disloqué par la torture, la vie s’agrippait, pour souffrir encore et ne prétendait pas s’en aller.
— Le remède, d’ailleurs, poursuivit-il, était faible. Lorsque je le composai, il me manquait une certaine sorte de baies, qui faisaient défaut là où je me trouvais et qui, au contraire, abondent dans ce pays. Le remède, ici, aura toute sa force.
— Eh bien, je te laisserai remonter le fleuve, approuva Makamuk. Je te donnerai aussi et le traîneau, et les chiens, et pour guides les six hommes que tu désires.
— Tu es long à te décider, répliqua le Polonais impassible. Tu as offensé mon remède en doutant de lui et en rejetant, tout d’abord, mes conditions. Résultat : j’exige maintenant davantage. Je veux cent peaux de castor.
Makamuk grimaça.
— ... Je veux cent livres de poisson séché.
Makamuk acquiesça de la tête, car le poisson séché abondait et valait peu.
— ... Et j’exige deux traîneaux. Un pour moi, le second pour mes peaux de castor et mes poissons. Il faudra aussi me rendre mon fusil. Si ces conditions ne te conviennent pas, dans un petit moment elles auront grandi.
Yakaga alla chuchoter quelque chose à l’oreille du chef, qui demanda :
— Mais, comment pourrai-je vérifier l’efficacité de ton remède ?
— C’est très facile. Tout d’abord, tu me laisseras aller dans les bois...
De nouveau Yakaga murmura quelques paroles à l’oreille de Makamuk
qui parut se reprendre à hésiter.
— Tu peux, continua Subienkow, envoyer vingt de tes hommes, pour me surveiller. Il est indispensable, tu le comprends, que je me procure les baies et les racines qui entrent dans la composition de mon remède. Cela fait, après que tu m’auras amené les deux traîneaux, que tu auras commandé de charger dessus les poissons, les peaux de castor et mon fusil, et quand tu auras donné tes ordres aux six chasseurs qui doivent m’accompagner, alors, lorsque tout sera prêt, je me frotterai le cou avec mon remède, comme ceci, et je me poserai sur cette bûche, qui est là. Le plus vigoureux de tes sujets pourra prendre sa hache et l’abattre trois fois sur mon cou. Toi-même, si tu le préfères, tu frapperas.
Makamuk demeurait bouche bée. Buvant cette dernière et merveilleuse magie des voleurs de fourrures.
— Il est entendu toutefois, rectifia le Polonais, qu’entre chaque coup il me sera permis de procéder à une nouvelle application du remède. Les haches sont lourdes et tranchantes, et il ne faut pas que, sur ce point, il y ait malentendu.
— Tout ce que tu demandes te sera accordé ! cria Makamuk, trop heureux de souscrire. Commence, dès à présent, à préparer ton remède.
Subienkow dissimula la joie qui s’exaltait en lui. Il jouait une partie désespérée et qu’une imprudence pouvait perdre. Il se fit donc arrogant et proclama :
— Tu as abusé de ma patience. J’en suis offusqué, mon remède t’en garde rancune. Tu dois, pour réparer, me donner ta fille.
Et, ce disant, il désignait du doigt la jeune fille en question, une hideuse créature, avec un œil qui louchait et des crocs de loup, qui pointaient hors de sa bouche.
Makamuk était furieux, mais le Polonais demeurait impassible. Il s’occupait à rouler et à allumer une autre cigarette.
— Il faut te hâter, menaça-t-il. Si tu tardes encore, mes exigences continueront à monter.
Un silence suivit, durant lequel, oubliant le drame qui se jouait aux confins de la Terre du Nord, Subienkow revit une fois de plus, dans son imagination, et sa terre natale, et la France. Comme il regardait la fille aux crocs de loup, il se souvint d’une autre femme, d’une petite théâtreuse, qui chantait et dansait, toute charmante, et qu’il avait connue quand, étant jeune homme, il vint à Paris.
— Que prétends-tu faire de la jeune fille ? grogna Makamuk.
— Je veux qu’elle remonte le fleuve avec moi, répondit Subienkow en examinant la jeune fille d’un air de connaisseur. Elle me fera une bonne épouse et c’est un honneur dont mon remède n’est pas indigne, que je m’allie à ton sang.
La petite Parisienne repassa devant ses yeux et il se mit à fredonner une chansonnette, qu’il avait apprise d’elle. Il revécut rapidement cette heure heureuse de son existence, mais comme un spectateur étranger. Il lui semblait qu’un autre que lui en avait été l’acteur et que ces images défilaient dans sa mémoire, distinctes de sa propre personnalité. Brisant le silence, la voix de Makamuk le fit tout à coup tressaillir.
— Cela encore, dit-il, sera exécuté. Ma fille remontera le fleuve avec toi. Mais il est bien entendu que moi-même je frapperai sur ta nuque les trois coups.
— Et, entre chaque coup, j’appliquerai le remède ? répondit Subienkow dont l’angoisse commençait à percer sous la joie.
— Tu appliqueras le remède entre chaque coup ! Pars dans la forêt, pour cueillir ce qu’il te faut. Une partie des hommes qui sont ici t’accompagneront afin de veiller à ce que tu ne t’échappes point.
La rapacité du Polonais avait achevé de convaincre le chef. Il fallait, de toute évidence, qu’il fût bien sûr de ce qu’il avançait pour se permettre, en face de la mort, de hausser ainsi la voix et de marchander comme une vieille femme.
Encadré de ses gardes, Subienkow disparut entre les sapins. Makamuk et Yakaga étaient restés en tête-à-tête.
— Tu pourras toujours, insinua Yakaga, après avoir appris son secret, trouver un moyen de le faire périr.
— Et comment y parviendrai-je ? rétorqua Makamuk. C’est ce que son remède rend impossible.
— Il y aura bien, quelque part sur son corps, un bout de peau qu’il n’aura point frictionné avec sa drogue. Par ce coin-là nous le détruirons. Ce sera, par exemple, par les oreilles. Nous ferons entrer une lance par l’une et elle sortira par l’autre. Il y a encore ses yeux. Son remède est certainement trop violent pour qu’il puisse s’en frotter les yeux.
Le chef acquiesça de la tête.
— Yakaga, tu parles sagement, dit-il. S’il ne possède pas d’autre sorcellerie, nous le détruirons ainsi.
Subienkow, cependant, ne perdait pas son temps à choisir. Il ramassait tout ce qui lui tombait sous la main. Aiguilles de sapin, pellicules intérieures d’écorces de saule, une bande d’écorce de bouleau, quantité de baies et de mousses qu’il faisait, par ses gardiens, déterrer sous la neige, tout était bon. Quelques racines gelées, complétèrent sa provision et il revint au campement, en ouvrant la marche.
Makamuk et Yakaga s’accroupirent près de lui, en observant avec attention les ingrédients successifs qu’il jetait dans une marmite et à quelle dose.
— Remarquez-bien, observa complaisamment Subienkow, que j’ai commencé par ces petites baies, qui croissent sous la mousse... Parfait ! C’est parfait ainsi... Ah ! j’allais oublier. Il manque encore quelque chose. Le doigt d’un homme. Approche-toi, Yakaga, et laisse-moi te couper un doigt.
Mais Yakaga mit prestement ses mains derrière son dos et prit une mine renfrognée.
— Rien que le petit doigt... pria le Polonais.
Makamuk commanda :
— Yakaga, donne-lui ton doigt !
Yakaga grogna :
— Il ne manque pas de doigts autour de nous.
Et il montra, dans la neige, les débris humains de la vingtaine de voleurs de fourrures qui avaient été torturés à mort.
— Il faut que ce doigt provienne d’un homme vivant, objecta Subienkow.
— Tu auras ce que tu désires, dit Yakaga, allant vers le Cosaque qui lui trancha un doigt.
Il jeta son sanglant trophée dans la neige, aux pieds du Polonais, et annonça :
— L’homme n’est pas mort encore.
Et il ajouta :
— C’est un très bon doigt, car il est très grand.
Subienkow laissa tomber l’objet dans la marmite, qui bouillait sur le feu, et se mit à entonner une incantation magique. C’était une chanson d’amour française, qu’il débitait, avec grande solennité, tout en remuant le mélange magique.
Ce faisant, il déclara :
— Les paroles que je prononce sont indispensables à la vertu du remède. Sans elles, il ne vaudrait rien. Elles lui donnent la majeure partie de sa force... Tout est terminé.
— Répète lentement ces paroles, édicta Makamuk, afin que je les apprenne à mon tour.
— Tout à l’heure, après que l’épreuve aura eu lieu. Quand la hache aura bondi trois fois sur mon cou, alors je te les enseignerai.
— Comment pourras-tu le faire ? demanda Makamuk avec anxiété, si le remède ne vaut rien et si tu es mort ?
Subienkow laissa éclater son courroux.
— Mon remède est infaillible ! Je ne permets pas que tu doutes de lui. Si pourtant je t’ai trompé, alors tu seras libre de me faire subir le même sort qu’à tous ceux-ci... Je t’autorise à me dépecer en aussi menus morceaux que le doigt du gros Cosaque.
Puis, se penchant sur la marmite, qu’il avait, depuis un instant, retirée du feu :
— Le mélange est déjà froid. C’est le bon moment. Je vais m’en frotter le cou, en chantant une autre incantation.
Et toujours aussi gravement, il entonna lentement un couplet de la Marseillaise, tandis qu’il se tartinait sur la nuque l’immonde mixture.
Un cri perçant interrompit la scène. C’était le Cosaque géant qui, dans un dernier réveil de sa formidable vitalité, s’était dressé sur les genoux. De grands éclats de rire et des applaudissements éclatèrent parmi les Indiens, tandis que le gros Ivan se jetait de nouveau sur le sol et s’y roulait dans la neige, parmi les spasmes ultimes de sa puissante agonie.
Subienkow sentit son cœur lui monter aux lèvres, devant ce spectacle diabolique. Mais, refrénant ses nausées, il cria, irrité :
— Occupons-nous de notre affaire ! Fais-les taire, Yakaga, et commençons l’épreuve.
Se tournant ensuite vers Makamuk, tandis que Yakaga imposait silence aux Indiens :
— N’oublie pas, surtout, qu’il faut frapper de toute ta force ! Ce n’est pas un travail de bébé que tu as à accomplir. Tiens, prends ta hache et frappe devant moi sur la bûche, afin que je voie si tu es un homme digne de ce nom.
Makamuk obéit. Par deux fois, il abaissa le tranchant d’acier, en coups nets et vigoureux, qui fit jaillir un large éclat de bois.
— Parfait ! dit Subienkow.
Il regarda, autour de lui, le cercle de faces sauvages, qui lui semblaient être comme le symbole suprême de ce mur de barbarie qui l’avait enclos, depuis le jour où la police du Tsar l’avait, pour la première fois, arrêté à Varsovie, et qui jamais plus ne s’était entrouvert.
— Prends ta hache, Makamuk ! et place toi ici. Je vais m’allonger sur la neige. Frappe, quand je lèverai la main, frappe de tous tes muscles. Et veille à ce que personne ne se tienne derrière toi. Le remède est bon et, rebondissant sur mon cou, la hache pourrait t’échapper de la main.
Subienkow jeta ensuite un coup d’œil sur les deux traîneaux, auxquels les chiens étaient attelés, et qui étaient chargés des fourrures et des poissons, son fusil posé sur le tout. Les six Indiens qui devaient lui servir d’escort étaient debout, à côté.
— Où est la jeune fille ? demanda-t-il. Qu’on l’amène jusqu’au traîneaux, avant que commence l’épreuve !
Ainsi fut fait.
Alors le Polonais, se couchant sur le sol, posa sa tête sur la bûche, avec l’abandon d’un enfant las, qui va s’endormir. Et las, il l’était vraiment, après tant de sombres années qu’il avait vécues.
— Allons-y ! dit-il à Makamuk. Je me ris de toi et de ton arme. Frappe un coup vigoureux !
Il leva la main.
Makamuk, au signal convenu, brandit sa hache, une large hache qui lu servait à équarrir les troncs d’arbres. La lueur de l’acier étincela dans Ia pureté du ciel glacé et on la vit se balancer, le temps d’un éclair, au-dessus de la tête de l’Indien, pour descendre sur le cou nu de Subienkow.
À travers la chair et les os, l’acier se tailla nettement sa route et mordit au-delà, profondément dans la bûche. Stupéfaits, les Indiens virent bondir la tête à un mètre de distance du corps, d’où fusait un jet de sang.
Il y eut tout d’abord, parmi eux, une stupeur silencieuse, tandis que dans ces cerveaux obtus germait l’idée que le fameux remède n’existait pas. Et quand ils se furent clairement rendus compte que le voleur de fourrures les avait passés en astuce, que seul de tous leurs prisonniers Subienkow avait su échapper à la torture, gagnant l’enjeu redoutable qu’il avait joué, alors ils furent pris d’un rire qui éclata dans l’air.
Makamuk, honteux, baissait la tête. Le voleur de fourrures l’avait dupé. Devant tous ses hommes, qui continuaient sans trêve leur rire tumultueux, le chef qu’il était avait perdu la face. Il tourna le dos et s’en alla, le front courbé, tout en affectant une majestueuse dignité.
Il n’ignorait pas que, désormais, il ne serait plus connu, nulle part, sous le nom de Makamuk. Il ne serait plus que la « Face Perdue ». L’histoire de sa mystification et de sa honte le suivrait jusqu’à la mort. Elle se transmettrait de bouche en bouche, de feu en feu, de tribu en tribu.
Et quand, au printemps, ces tribus se réuniraient, pour leur négoce coutumier, il croyait entendre déjà quelque insolent demander, à haute voix, devant lui :
— Qui est donc, savez-vous, la Face Perdue ? Et tout le monde répondrait en chœur :
— La Face Perdue, c’était celui qu’autrefois on nommait Makamuk, avant le jour où il trancha, de sa hache, la tête du voleur de fourrures.