« Que ferai-je demain ? Je marche sans but sur le trottoir où on voit encore les traces de la dernière pluie. Très souvent, je ne sais pas ce que je ferai demain. »
Nguyễn Việt Hà, Une opportunité pour Dieu.
« Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. »
J.P. Sartre, Situations I.
Vingt ans après l’avènement du Đổi Mới, mouvement de renouveau économique et culturel lancé par le parti communiste sous l’influence de la perestroïka soviétique, les écrivains controversés d’alors - Bảo Ninh, Dương Thu Hương, Nguyễn Huy Thiệp, Phạm Thị Hoài - sont devenus classiques au regard d’une nouvelle génération d’auteurs qui prend forme. Ceux-ci sont jeunes : Khương Hà Bùi est née en 1985, Lynh Bacardi en 1981, Vi Thùy Linh en 1980, Nguyễn Thị Thúy Quỳnh en 1979, Bùi Chát en 1979, Lý Đợi en 1978, Nguyễn Ngọc Tư en 1976, Phan Huyền Thư, Nguyễn Hữu Hồng Minh, Văn Cầm Hải en 1972, Thuận en 1967, Nguyễn Bình Phương en 1965, Nguyễn Việt Hà en 1962, pour ne citer qu’eux. Ils sont les porte-parole des cinquante millions de Vietnamiens qui ont grandi loin des combats et des désillusions idéologiques. Diplômés d’université mais exerçant divers gagne-pain pour jouir d’une plus grande liberté, ils boycottent l’Union des écrivains [1]. Avec la ferme intention de franchir les frontières géographiques et idéologiques qui ont longtemps séparé le Nord et le Sud, l’intérieur et l’extérieur, ils lisent la littérature étrangère, les auteurs de la diaspora et débattent avec ceux-ci grâce à l’internet.
Leurs textes, précurseurs, tentent de renouer avec les valeurs artistiques que leurs devanciers ont souvent délaissées au profit des thèmes politiques - la véritable nature du conflit trop souvent réduit à la “guerre américaine”, la réforme agraire, la corruption des cadres, le déclin de la morale. Créer pour eux, c’est décrire le monde tel qu’il est et non tel qu’il doit être. Sans fermer les yeux sur les problèmes sociaux, ils parlent de leur vie, de leurs préoccupations, de leurs rêves, de leurs traumas. Le “moi”, autrefois rejeté par la littérature officielle, fait partie intégrante de leur univers.
Conscients de l’incapacité des modèles classiques à traduire la société, sa complexité, ses transformations croissantes, les jeunes auteurs quêtent la pluralité de l’expression littéraire. Comment écrire ? Telle est, à leurs yeux, la question capitale. Désormais, la qualité d’une œuvre dépend davantage de la musicalité, de la sensibilité, du style, que du sujet. À travers un monde opaque, les écrivains brouillent les frontières entre le réel et l’imaginaire, plongent le lecteur dans les zones troubles de l’inconscient et le déroutent. Plus qu’une arme idéologique, un simple véhicule de la pensée ou un espace de représentation, la littérature est un lieu de création, d’où la volonté chez certains d’accomplir consciemment l’acte d’écriture. Dans l’œuvre de Bùi Hoằng Vị, Nguyễn Việt Hà, Trần Vũ, Thuận, Nguyễn Bình Phương, Nguyễn Thị Thúy Quỳnh, elle se met en scène pour s’interroger sur sa propre aventure.
Le groupe Mở Miệng (Ouvrir la bouche), récemment fondé à Hô Chi Minh-Ville par Lý Đợi, Khúc Duy, Nguyễn Quán, Bùi Chát, jeunes poètes marginaux vivant sur le trottoir, dans les taudis, les marchés aux puces, les bars, les gargotes, au milieu de la violence et du sexe [2] est un témoignage vivant du nouveau dynamisme littéraire. Ce groupe, comme le suggère son nom, revendique la liberté d’expression et le désir de rendre à la poésie sa forme orale. Ils appellent leur poésie “thơ rác” (poésie-ordure), “thơ nghĩa địa” (poésie-cimetière), “thơ dơ” (poésie-saleté), pour désigner son caractère non officiel, anti-esthétique, de “récupération”, d’où le nom de leur propre maison d’édition “Giấy Vụn” (papier usagé). Leur œuvre qui n’existe que sous forme de photocopie et sur internet pour contourner la censure, recourt à des procédés techniques classiques tels le pastiche, la parodie, ou post-modernistes tels “copier-coller”, “mixer”, emploie un vocabulaire familier, brut, parfois vulgaire, composé de termes d’argot, de paroles courantes, d’un langage direct. Depuis sa naissance, Mở Miệng anime de manière formidable la vie littéraire au Viêt-nam et celle de la diaspora parce qu’il a proposé une nouvelle conception poétique, en s’opposant non seulement à la tradition qui veut que la littérature soit portée par un projet d’édification, mais aussi à la poésie contemporaine, ses règles, sa rhétorique et sa sentimentalité devenues académiques. Pour ces jeunes poètes, une œuvre artistique est avant tout un produit de consommation et d’information, d’où l’importance qu’ils accordent à l’usage et à l’appropriation du texte. À partir d’un poème connu ou des slogans, ils travaillent par exemple à en détourner l’émotion et l’objectif. Mở Miệng ne semble-t-il pas incarner la désinvolture de l’ancienne Saigon, métropole du Sud souvent sous-estimée par Hanoi, la capitale hautaine ? Rien d’étonnant donc à ce qu’une soirée autour de ce groupe prévue à l’Institut Goethe (Hanoi) le 17 juin 2005 en la présence des quatre poètes, ait été interdite par les autorités vietnamiennes.
Nguyễn Việt Hà, né en 1962, de confession catholique et ancien cadre d’une banque d’État à Hanoi, est considéré comme l’un des chefs de file de cette nouvelle génération en raison de sa recherche inlassable de nouvelles techniques narratives et de son regard aigu sur la jeunesse urbaine en ces années à la charnière de deux millénaires. Il domine la scène littéraire dès son premier roman paru en 1999, Une opportunité pour Dieu (Cơ hội của Chúa [3]). Son récent recueil de nouvelles, Objet perdu (Của rơi [4]), a été lui aussi reçu avec enthousiasme.
Le premier roman de Nguyễn Việt Hà constitue l’objet de notre étude. Écrit de 1989 à 1997, il met en scène de jeunes citadins intellectuels confrontés dans les années 1980 et 1990 à une impasse, non seulement matérielle mais aussi morale. Désespérés, ils se réfugient dans l’exil, l’argent ou la mort. Hoàng, catholique et fonctionnaire comme l’auteur, préfère la solitude et le retrait à l’action. Du, son ami le plus proche, poète et boat-people, se suicide en exil. Son amie Nhã, belle, intelligente mais déçue par l’amour et la société, se lance dans une course effrénée au dollar. Tâm, le frère cadet de Hoàng, abandonne ses études universitaires pour partir en Europe de l’Est comme des centaines de milliers de jeunes vietnamiens, pendant les années 1980, dans le cadre de la politique d’“exportation de la main-d’œuvre” vers les pays frères, programme destiné à régler les dettes du Viêt-nam. Souffrant du climat, des conditions de travail et de nostalgie, ils font de la contrebande, de tabac en particulier. De retour au pays en 1987, Tâm crée grâce à un capital accumulé en RDA, une entreprise privée que la bureaucratie corrompue fera échouer. Quant à Thủy, jeune étudiante et amante de Hoàng, elle suit le chemin de Tâm pour la Tchécoslovaquie en quête d’argent.
Depuis cinq ans, Une opportunité pour Dieu ne cesse de fasciner. Par son ampleur - alors qu’en général les écrivains vietnamiens s’essoufflent, ses cinq cents pages représentent un cas exceptionnel ; par la richesse des sujets qu’il exploite - l’amour, l’amitié, le rapport subtil entre le héros et son frère-, la corruption de l’homme par le pouvoir et l’argent ; par la diversité des domaines qu’il aborde - religion, politique, économie, culture ; par la variété des milieux sociaux dont il traite - citadins, étudiants, fonctionnaires, dirigeants, intellectuels, trafiquants ; par la complexité des temps qu’il décrit - passé, présent et futur ne cessent de s’y entrecroiser ; par le nombre impressionnant de lieux qu’il traverse - Hanoi, Haiphong, Đồ Sơn, Saigon, Huê, Berlin, Dresde, la Pologne, Prague.
Une pluralité de “je”
Une opportunité pour Dieu séduit avant tout par son art. Le livre est un véritable laboratoire littéraire où se côtoient de multiples techniques narratives - récit à la troisième personne, journal fictif, pastiche, mise en abyme, essai. Avec des moyens très divers tels le dialogue, le monologue intérieur, le journal intime, la lettre, la création littéraire, ses personnages occupent incessamment la scène du roman, prennent tour à tour la place du narrateur omniscient traditionnel pour exprimer leur “moi”. S’ils font tout à cœur, que ce soit l’amour ou les affaires, c’est dans les mots qu’ils vivent avec le plus de passion. Pour déclarer son amour à Thủy, Bình écrit successivement trois lettres interminables, auxquelles elle répond par une missive non moins longue tout en le rejetant. Puis lors du rendez-vous qui suit, les deux jeunes gens vont longuement parler, l’un cherchant à convaincre l’autre. De la Tchécoslovaquie, Thủy envoie à Nhã des lettres “de quatre pages de grand format et remplies de sa petite écriture bien serrée” (p. 456). Pendant son séjour en Allemagne, Tâm en reçoit dix-sept de Huyền, sa petite amie. Les dialogues entre Nhã et Hoàng durent des nuits entières. Nombreuses sont les conversations sur la poésie ou la philosophie au cours desquelles le plus réservé se transforme en orateur.
Notre intérêt porte sur l’emboîtement de monologues intérieurs ou de journaux intimes de quatre héros et héroïnes du roman - Hoàng, Tâm, Nhã et Thủy. Précisons d’abord que chacun des extraits est d’une longueur de vingt pages, ce qui fait un total de deux cents pages, et que leur fréquence s’accroît à mesure que l’œuvre progresse. L’existence de ces “vies intérieures” explique pourquoi l’auteur accorde peu de place à l’apparence physique de ses personnages : pour lui, le langage révèle davantage. Alors que de Nhã, le lecteur sait seulement qu’elle est “une jeune femme d’une trentaine d’années, d’une grande beauté et d’une intelligence rare”, il peut lire jusqu’à soixante pages de son journal. De façon identique, Nguyễn Việt Hà, sans faire le portrait de Tâm, nous montre vingt-sept pages de son monologue.
Quelles sont donc les conséquences de ce procédé technique ?
Tenir un journal intime ou pratiquer des soliloques, faut-il le préciser, ne constitue guère une habitude ou un besoin partagés par la multitude. Cela implique l’attrait de la solitude, un certain niveau intellectuel et la conscience de soi, trois conditions difficiles à remplir au Viêt-nam dont les structures sociales et mentales sont encore aujourd’hui influencées par deux doctrines anti-individualistes, à savoir le néo-confucianisme et le marxisme-léninisme. Si l’individu apparaît déjà dans les “classiques” vietnamiens, il ne s’exprime que par métaphores et allusions. Souvent, les fonctions morales et sociales y triomphent des sentiments intimes. En témoigne le Chinh Phụ Ngâm, roman en vers [5] écrit en 1741 en caractères chinois par Đặng Trần Côn et traduit en caractères démotiques (nôm) par la poétesse Đoàn Thị Điểm, qui dit la souffrance d’une jeune épouse de guerrier. Ce texte pourtant novateur car présenté comme un long monologue dans lequel l’héroïne exprime incertitude, angoisse et amertume face à la séparation et la vieillesse, dissimule scrupuleusement ces troubles derrière l’amour conjugal. À partir du XIXe siècle, l’émergence du christianisme basé sur un dialogue entre l’homme et Dieu favorise l’essor de la subjectivité. Truyện thầy Lazao Phiền [L’histoire de Lazaro Phiên], paru à Saigon en 1887, dont l’auteur est le catholique Nguyễn Trọng Quản, est un récit en prose et en quốc ngữ, transcription alphabétique du vietnamien savant et populaire. Dans un langage proche du quotidien, rédigé à la première personne, il propose une analyse complexe de la vie intérieure de son héros passionnel. A l’aube du XXe siècle, sous l’influence de la culture occidentale, l’être humain, surtout dans les milieux urbains, prend plus conscience de son existence en tant que personne singulière. Les auteurs, particulièrement ceux du mouvement des années 1930 Tự Lực Văn Đoàn (Groupe littéraire autonome), réclament pour le sujet le droit légitime de vivre et d’aimer à travers une riche prose, apte à traduire l’actualité ainsi que les nuances psychologiques et sociales [6], sans que les fictions à la première personne ne soient nombreuses, à l’exception du Tố Tâm (1925) de Hoàng Ngọc Phách qui introduit l’échange épistolaire et le journal intime à l’intérieur d’une intrigue. Quant aux poètes, leur lutte ardente contre les règles tyranniques de la poésie de la manière des Tang qui domine depuis des siècles la littérature vietnamienne, a pour but d’affirmer la sensibilité individuelle. Elle inspire alors diverses tendances dont les plus prestigieuses sont Thơ Mới (Nouvelle poésie) et Trường Thơ Loạn (Ecole poétique de la révolte). Mais bientôt cette subjectivité sera condamnée par le réalisme socialiste, cadre officiel de l’art vietnamien à partir de 1954 où les sentiments s’effacent devant l’idéologie, le moi étant confondu avec un “nous” collectif. Cependant depuis le Đổi Mới qui accorde davantage de place à la création personnelle, la littérature vietnamienne explore de nouveau le “je”, fréquent aujourd’hui chez Dương Thu Hương, Phạm Thị Hoài, Phan Thị Vàng Anh, Nguyễn Huy Thiệp, Phan Triều Hải, Nguyễn Việt Hà, Thuận...
Cette brève analyse de la mutation du statut du “je” dans la littérature vietnamienne à travers quelques fictions représentatives permet de mieux apprécier la pluralité de “je” du roman de Nguyễn Việt Hà. Notre étude tente de montrer que c’est là son originalité. Ses protagonistes, au milieu des soucis matériels du quotidien, s’arrêtent de temps à autre pour interroger leur passé et leur avenir. Leurs journaux et monologues révèlent leur quête - pas forcément d’un idéal, mais d’une élévation morale ou spirituelle. Ces moments constituent pour eux un îlot, une mise en suspens. Si cette recherche est aisée à comprendre chez Hoàng et Thủy, des personnages de caractère “romantique”, elle ne l’est point chez Nhã et Tâm, prototypes même d’un esprit pragmatique, ce qui contribue d’ailleurs à souligner leur véritable nature.
Le journal de Nhã, rédigé aux moments clefs de sa vie, souvent lors de ses anniversaires - “L’été dernier, j’ai fêté mes trente ans” (p. 81) - ou de ses nouvelles passions - “Un après-midi d’averse, Sáng m’a déclaré son amour” (p. 435) - autorise une plongée dans la profondeur de son âme pour découvrir la lassitude, l’amertume et le désir d’être aimée chez cette femme trop souvent considérée comme “volontariste”, “sûre d’elle”, “orgueilleuse” :
« Je suis restée allongée chez moi les trois jours du Têt sans sortir une seule fois. Je n’ai pas quitté ma chambre quand quelques amis m’ont rendu visite, sous prétexte d’une maladie. Le plafond était d’une couleur blanchâtre. [...] Le quatrième jour, dans l’après-midi, j’ai décidé d’aller au dancing. [...] Je sortais ma moto. Derrière la grille du portail, un couple d’amants s’embrassait. Je suis retournée sur mes pas. Le visage contre le bureau, j’avais envie de pleurer. J’avais déjà trente-deux ans selon le calendrier lunaire. » (p. 227)
Une opportunité pour Dieu, à travers le journal intime ou le monologue, introduit le lecteur directement dans l’intériorité des personnages sans avoir recours au narrateur.
« J’ai vingt et un ans et dans deux mois, je terminerai mes études universitaires. Amoureuse depuis trois ans, j’ai connu beaucoup de bonheur et en garde de profonds souvenirs. Je regarde les choses de manière plus calme et me laisse parfois déranger par des soucis inexplicables. [...] Les jours se succèdent et me laissent un sentiment de vide sans que je comprenne pourquoi. » (p. 308)
Nguyễn Việt Hà respecte par ailleurs strictement la parole des personnages : Nhã copie avec minutie les lettres de Thủy, d’où l’emboîtement de deux “je”.
Cette technique narrative se singularise de celle de Phạm Thị Hoài dans La messagère de cristal (Phạm Thị Hoài 1990) ou de Nguyễn Huy Thiệp dans Un général à la retraite (Nguyễn Huy Thiệp 1990) qui sont de simples récits à la première personne. La différence réside d’abord dans le ton : il s’agit d’une écriture brute qui évoque souvent un sentiment flou, tandis que celle de Phạm Thị Hoài, par le biais d’un “je” unique, se veut claire, convaincante et bien structurée. Elle est aussi dans le fond : si le journal intime, centré sur son rédacteur, est un processus d’auto-analyse, une aventure dans sa propre intériorité, Un général à la retraite raconte l’histoire d’un père mais du point de vue du fils. Plus, dans Une opportunité pour Dieu, la première et la troisième personne existent parallèlement, ce qui permet d’observer le même personnage de différents points de vue. De “il” ou “elle” à “je”, le lecteur s’identifie au personnage, vit sa vie et découvre le monde à travers lui. En revanche, de “je” à “il” ou “elle”, il se trouve du côté du narrateur invisible qui reste souvent à l’extérieur pour avoir un jugement objectif. Ainsi, Une opportunité pour Dieu, composé de quatre journaux intimes, présente ses personnages avec davantage de finesse. Tracés à trois niveaux différents, leurs portraits sont souvent subtils, parfois contradictoires. Voici Hoàng, vu par le narrateur omniscient : “Hoàng s’approche d’une maison à deux étages puis appuie sur le bouton de la sonnerie” (p. 41) ; par sa maîtresse Thủy : “Il existe chez lui quelque chose d’étrange, une sorte de faiblesse assez courante chez les spiritualistes. [...] Il manque de virilité” (p. 152-163) ; par son frère Tâm : “Mon frère et moi n’avons pas les mêmes goûts. Cependant, depuis toujours il est mon idole. Aujourd’hui encore, il demeure l’homme le plus intelligent et le plus généreux que je connaisse” (p. 294) ; par son amie Nhã : “L’existence de Hoàng dans le monde où je vis est une chose étrange. Quelqu’un comme lui doit mourir jeune. Je ne l’ai jamais vu mentir” (p. 458), par Hoàng lui-même : “Je suis rongé par une lassitude mélancolique. Je ne m’en sors pas et dérange mon entourage. Pourquoi ?” (p. 430). Voilà deux portraits de Thủy dressés par Nhã à deux moments différents : “Je la trouve assez sympathique, un peu coquette [...] superficielle” (p. 75) et “Je sens qu’elle est douée pour les affaires. Le temps forgera sa personnalité. Dans six mois environ, elle gagnera suffisamment d’argent pour perdre toute sa douceur” (p. 457). Et deux portraits de Nhã brossés par Thủy à quelques mois d’intervalle : “Une jeune femme belle et hautaine” (p. 155), “Nous nous sommes brouillés, Hoàng et moi. Il prétextait alors une mission pour partir loin. Impatiente, trois fois par semaine je venais voir Nhã et me laissais consoler par elle” (p. 156). Pour prendre la mesure de la supériorité de la vision multiple choisie par Nguyễn Việt Hà, il suffit de rappeler que dans Un général à la retraite, le lecteur ne voit l’officier qu’à travers le regard de son fils, un regard sincère, tendre mais parfois ironique, sans jamais recueillir directement les secrets de son âme.
Tant la similitude que le contraste conduisent à regrouper quatre “je”. Hoàng, Tâm, Nhã, Thủy, deux hommes et deux femmes, s’éclairent comme des miroirs, les uns par les autres. Hoàng et Tâm, deux frères, incarnent deux caractères opposés : l’un irrésolu et l’autre opiniâtre, le premier méditatif et le second actif. Nhã et Thủy, deux femmes, deux types de beauté et deux personnalités opposées - l’une expérimentée et l’autre naïve - connaissent cependant l’une comme l’autre des échecs sentimentaux. Thủy et Hoàng sont deux amants malheureux malgré l’amour : la jeune fille veut “atteindre un idéal clair et net” (p. 214) tandis que l’homme pose sur le monde un regard dubitatif. Hoàng et Nhã, un homme et une femme, forment un couple idéal d’amis. Nhã et Tâm sont animés par la même adoration pour Hoàng et une passion identique pour les affaires. Alors que la femme préfère le trafic, l’homme rêve de gagner honnêtement son argent. Hoàng, Tâm, Nhã, Thủy forment quatre destins originaux qui aiment éperdument avant d’éprouver la désillusion. Dotés d’une vie intérieure sensible, profonde, mais égarés dans l’existence, ils sont les seuls à avoir le privilège d’exprimer ce “je” secret. Lâm, Bình, Sáng ne tiennent pas de journal intime : leur psychologie ne doit pas être complexe. Les lettres de Bình ne sont pas sincères. Il suffit de le voir comme une “copie des acteurs des feuilletons de Hong Kong. D’une peau claire. D’un nez droit qui va parfaitement avec des lunettes Made in Germany” (p. 13), le lecteur peut facilement deviner ce qui est caché derrière cette apparence. Pour Nguyễn Việt Hà, la meilleure façon de décrire ce personnage est de le faire jouer dans une pièce de théâtre de quatre sous ayant pour décor quelques “reproductions de tableaux de Picasso ou Matisse”. De même, Sáng, archétype de la réussite politique, intellectuelle et financière, n’apparaît qu’à travers le journal de Nhã et celui de Hoàng : le lecteur n’a pas besoin de fouiller les zones obscures de sa conscience. Son existence est d’ailleurs de courte durée : après une entrée tardive dans le roman, il est vite démasqué par Nhã.
Non seulement les personnages mais les faits sont vus sous des angles différents. Les informations fournies par le narrateur omniscient, les monologues ou les journaux intimes, se complètent, se confrontent, parfois se contredisent. Si la rencontre imprévue dans un bar est rapportée par Thủy en quelques lignes, elle occupe plusieurs pages du journal de Hoàng. Pareillement, la déclaration d’amour est deux fois décrite, d’abord par Hoàng (p.119) :
« Je lève la tête. Thủy me fixe. D’un regard limpide. Autour de moi, tout brille puis fond petit à petit. »
Ensuite par Thủy (p. 151) :
« Je lève lentement la tête. Mon corps tremble de froid. C’est Hoàng. [...] Tout tourne autour de moi. [...] Il lit avec attention. Une mèche tombe mélancoliquement. Oui, je l’aime. Pourquoi en avoir honte ? Je veux lui dire quelque chose. Avec calme, j’ouvre mon cahier puis enlève une feuille double sur laquelle j’écris : “Hoàng, pourrions-nous parler comme de vrais adultes ?” Hoàng me regarde. Ses yeux sont d’une beauté rare. Il écrit en grosses lettres : “Je t’aime.” »
Si les tristes retrouvailles entre Nhã et Lâm, l’amant infidèle, sont résumées en quelques mots par Hoàng - “Leur conversation a duré quatorze minutes” (p. 51), elles sont soigneusement décrites vingt pages plus tard par Nhã dans son journal où se mêlent mépris, haine et regret : “Je le fixe. Le visage a rendu douloureux mes rêves. [...] - Tu fumes trop...” (p. 70). De la même manière, la rencontre entre Hoàng et Tâm à cinq années d’intervalle se produit dès le début du roman, mais il faut attendre trois cents pages pour que l’on puisse se représenter Hoàng ce jour-là à travers les paroles de Tâm : “Hoàng est blafard et amaigri. Classique, son veston est propre et bien repassé” (p. 293). Par ce procédé, Nguyễn Viêt Hà détruit la linéarité du temps, caractéristique des œuvres classiques.
Dans Une opportunité pour Dieu, les souvenirs sont restitués non pas dans l’ordre chronologique mais en fonction de l’imagination du personnage. Dans la narration de Thủy, le passé et le présent alternent sans mot de liaison ni transition. Ainsi le bar de Haiphong surgit soudain entre deux souvenirs de Hoàng à deux moments différents (p. 316) :
« Je ne reproche rien à Hoàng surtout en ce qui concerne l’argent. Cependant peut-on continuer à vivre comme ça, mon chéri ? Un gars à la table d’à côté entreprend de m’inviter à danser. Une seule fois Hoàng m’a entraînée sur la piste de danse. Un de ses amis avait été adjudicataire lors de la construction de cette salle. »
D’autre part, c’est en fonction du contenu de ce qui est raconté que l’auteur détermine l’ordre chronologique. La narration de Tâm, enflammée et pleine d’espoir, se tourne donc vers l’avenir : les années en Allemagne (p. 208), le retour (p. 292), la construction de la maison (p. 297), les retrouvailles avec la jeune fille qu’il épousera (p. 297), la création d’une entreprise (p. 306). En revanche, le monologue de Hoàng, en particulier le deuxième extrait, mélancolique, remonte le temps : le départ de Thủy (p. 385), leur dernière entrevue (p. 402), leur avant-dernière rencontre (p. 418).
Ainsi, le temps d’Une opportunité pour Dieu éclate : il s’arrête, recule puis avance sans cesse. C’est aussi le cas de l’espace, composé de lieux juxtaposés sans aucun principe directeur. La vie, selon Nguyễn Việt Hà, n’est pas un fil droit ou une succession de faits régis par la loi de cause à effet, mais c’est un ensemble d’éclats, de vides, d’échos. Les personnages donnent souvent l’impression de perdre non seulement leur maîtrise de soi mais aussi celle des situations : la narration à la première personne produit une vision limitée et ils ne peuvent parler que de ce qu’ils ont vu ou entendu. D’autre part, le lecteur découvre des informations qu’ignorent certains personnages. Jamais Hoàng n’accédera aux missives de Bình à Thủy ni ne connaîtra les véritables sentiments qu’éprouve cette dernière depuis leur séparation. Si “une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier” comme le dit Sartre, les regards subjectifs de différents “je” permettent à Nguyễn Việt Hà d’exprimer un monde hétérogène, ouvert, plein de mystères, d’insécurité et d’incertitude. “La vérité est une notion radicale. Une notion vide, juste pour les uns et fausse pour les autres. Où se trouve alors la vérité absolue ?”, écrit Hoàng (p. 214). C’est aussi la tendance générale de la philosophie contemporaine, influencée par la relativité d’Einstein.
Lorsqu’un personnage est écrivain
Présent au début et à la fin du roman, lors des retrouvailles émouvantes avec son frère cadet et son amie intime - l’un revient après cinq années d’exil, l’autre au terme de plusieurs jours d’arrestation par la police, Hoàng est de loin le personnage le plus cher à l’auteur. Très souvent, le regard du narrateur omniscient correspond au sien. Lisons les premières pages qui le mettent en scène attendant Tâm à l’aéroport (p. 6) :
[Dans le bar] Hoàng boit et regarde d’un œil distrait lorsque son voisin se retourne. Un homme d’une quarantaine d’années vêtu d’une veste militaire au col crasseux. [...] Puis l’homme se lève. Il est assez comique par sa petite taille, surtout quand il trottine vers l’autre bout du couloir.
Les descriptions fines et attrayantes de Saigon et Haiphong ne sont-elles pas narrées à travers le regard de Hoàng :
« Hoàng arrive à Haiphong vers neuf heures. [...] Cette petite ville cherche à grandir. [...] Ses jeunes filles sont brutes et leur voix a un timbre légèrement mat. » (p. 194)
« Sous le ciel de Saigon aéré, peu nuageux, éclairé par une faible lumière de l’après-midi. [...] Hoàng quitte la place devant la Poste centrale et entame une ballade à pied. » (p. 242)
Mais la richesse intérieure de ce personnage est sans conteste la plus grande recherche de Nguyễn Việt Hà.
Hoàng est un jeune solitaire. En dehors de son travail de fonctionnaire qui lui permet d’avoir une position sociale, il est musicien et écrivain. Hoàng est aussi croyant. De mère catholique, élevé dans le quartier catholique de Hanoi à proximité de la cathédrale, il a reçu une éducation chrétienne tout en allant à l’école socialiste, du primaire à l’université. La religion est devenue chez lui une obsession. Il va de temps en temps à la messe, fréquente les prêtres avec qui il débat de questions métaphysiques. Les références bibliques émaillent ses réflexions : il assimile sa lâcheté à celle de saint Pierre qui renie par trois fois son maître lors de la Passion (p. 106).
Esprit critique, Hoàng est un croyant sceptique. Ses convictions chrétiennes sont sujettes à remise en cause. Ne dit-il pas en lisant le Nouveau Testament (p. 407) :
« Dans une certaine mesure, en tant que lecteur, je pense que beaucoup de messages de Dieu doivent être prouvés de manière scientifique. Pourtant mon oncle, le père Đức, m’a conseillé d’adopter un esprit intuitif. »
Cependant, persuadé de la valeur salvatrice de la religion, il continue à y chercher un idéal. La culture vietnamienne le pousse vers d’autres religions et pensées orientales. Ainsi chez Hoàng, le catholicisme se confond avec le bouddhisme et le taoïsme. Dans une nouvelle, il met en scène Zhuangzi [7] (p. 185-186). Hoàng s’intéresse également au zen vietnamien - à travers la figure de Tuệ Trung Thượng Sĩ, un maître du XIIIe siècle, dont le mode de vie, la vision du monde, l’éthique le fascinent [8] - et japonais - incarné par Suzuki, un maître contemporain [9] (p. 114). De même, il discute du Classique du changement (Yijing) et des questions spirituelles avec des amis (p. 411). À la fin du roman, conscient que le catholicisme, comme toute religion, ne peut résoudre ses problèmes, Hoàng s’enferme davantage dans la solitude.
Le texte de Nguyễn Việt Hà évoque le déclin du marxisme-léninisme et du confucianisme. La déception de Hoàng quant au catholicisme montre que celui-ci n’est pas non plus un remède au mal, d’où l’essor d’un individualisme teinté de nihilisme. Une opportunité pour Dieu marque un tournant dans la littérature vietnamienne : il est un des tout premiers romans à décrire un héros “anti-héroïque”. Attiré par l’alcool, seulement apte au rêve et à la méditation, il voit échouer successivement ses amours et ses ambitions : “Que ferai-je demain ? Je marche sans but sur le trottoir où on voit encore les traces de la dernière pluie. Très souvent, je ne sais pas ce que je ferai demain...”, se dit Hoàng (p. 430). La foi, au cœur de la littérature officielle, en une double émancipation, sociale - par le marxisme-léninisme - et nationale - par la guerre, a fait place ici à l’absence d’idéal dans la jeunesse de l’après-guerre. Vingt-cinq ans après la fin du combat contre les Américains, le Viêt-nam est en effet aussi “pauvre en héros qu’en événements” pour reprendre une expression de Marx (Marx 1852).
Hoàng est aussi le personnage qui va le plus loin dans l’écriture : il compose des textes littéraires. Et c’est justement le seul domaine où il ne connaît pas d’échec, comme si l’insuccès amoureux était indispensable à la réussite artistique. Il est clair que la littérature a creusé un peu plus le fossé qui séparait déjà Hoàng et Thủy.
“Est-il vrai que tu écris des nouvelles ? - Oui, mais il y a longtemps déjà. - Tu ne me les as pas montrées. Pourquoi ? - Elles ne te plairont pas. [...] - Tu ne m’aimes pas”, note Thủy dans son journal avant de conclure :
« J’étais triste sans raison apparente. Maintenant je comprends pourquoi : Hoàng ne m’appartient pas, aujourd’hui et sans doute jamais. L’orchestre continue. Le visage de Hoàng devenait flou. Lointain. » (p. 323)
On peut lire dans le roman deux nouvelles intégrales où Hoàng trace avec dérision et tendresse les portraits de sages : Zhuangzi, Huizi, Tuệ Trung Thượng Sĩ. Par ailleurs, à travers les récits de son personnage de l’écrivain, Nguyễn Việt Hà semble vouloir développer ses réflexions originales sur la religion et le rapport de l’intellectuel au monde.
L’écriture comme thème littéraire continue à obséder Nguyễn Việt Hà. Son récit Révélation tardive (Khải huyền muộn, 2003 [10]) a pour protagoniste un roman en cours de rédaction. Dès le début, une jeune fille dont on ignore le nom, ancienne “miss de beauté”, précise qu’elle est l’héroïne du roman en question dans lequel elle s’appellera Cẩm My et aura un amant nommé Vũ. Avec cette mise en abyme, l’histoire devient plus complexe : très souvent, le lecteur ne réussit pas à distinguer le vrai du faux, les personnages de Révélation tardive de ceux du roman fictif. Le passage portant sur la conversation entre Cẩm My et Vũ sur le personnage de l’écrivain - auteur du roman en question - en est un exemple :
« Il [Vũ] est couché sur le ventre, contre moi. Nous sommes seuls sur une plage de Phú Quốc au sable d’une blancheur déconcertante. Le temps est ensoleillé mais doux. Comme d’habitude, je m’endors paisiblement à ses côtés. Il lit avec attention le livre que l’écrivain m’a offert. [...] - Alors, ce livre te plaît-il ? demandé-je d’un air distrait. - Je ne l’ai pas encore achevé. Il est vieux, cet écrivain ? - Non, il est très jeune. Il a le même âge que toi. »
Nguyễn Việt Hà décrit d’autre part de manière subtile le rapport délicat, d’égal à égal et plein de complicité entre l’écrivain et son modèle - le terme “modèle” est utilisé ici à double sens car Cẩm My, mannequin professionnel, lui sert de modèle pour son héroïne. La jeune fille est d’ailleurs parfaitement consciente de l’ambiguïté de la démarche : si le “je” romanesque lui permet d’exprimer son intériorité trop souvent masquée sous les apparences vestimentaires, elle risque de ne pas se retrouver dans cette fiction littéraire. De même, au milieu des monologues, s’intègrent des conversations interminables entre l’écrivain et son modèle :
« Nous étions d’accord sur ce point : je dis ce que je pense tandis qu’il écrit ce qu’il veut. En conséquence, je dois accepter mon personnage tel qu’il l’imagine. »
La mise en scène d’un personnage de l’écrivain est le point commun de nombreux romans vietnamiens contemporains, signe d’un phénomène nouveau. Citons en premier lieu Le Chagrin de la Guerre (Nỗi buồn chiến tranh) de Bảo Ninh [11]. Comme le Marcel de Proust, son héros a trouvé sa vocation littéraire dans une “recherche du temps perdu”. Cet ancien vétéran, torturé par des souvenirs de combats, décide en effet d’écrire son premier roman pour raconter la guerre telle qu’il l’a vécue. Le lecteur assiste donc à ses instants mystérieux et uniques, parfois ses révélations. Le texte nous transmet constamment ses tensions, ses vibrations, ses passions :
« Kiên posa son stylo. [...] Il faisait froid, pourtant il étouffait de chaleur, se sentait mal à l’aise, comme pris sous l’oppression d’un ciel orageux d’une nuit d’été. Il se sentait amer, déçu. [...] Il écrivait, puis attendait, et de nouveau écrivait et attendait, brûlant, tendu, bouleversé, seul avec ses sensations [...] il vieillissait à vue d’œil. » (p. 67-68)
L’œuvre avance et le lecteur s’aperçoit que le roman qu’écrit Kiên est justement celui qu’il est en train de lire, d’où cette interrogation inéluctable : “Kiên est-il Bảo Ninh ?”
Le Prêtre (Giáo sĩ), un récit de Trần Vũ [12] (2002), imagine la double passion de Tuyết, l’héroïne d’Une vie orageuse (Đời mưa gió), roman célèbre du Tự Lực Văn Đoàn, mouvement littéraire vietnamien des années 1930, pour les écrivains Khái Hưng et Nhất Linh - ses créateurs. Entre les déclarations et les scènes d’amour, s’insèrent nombre de discussions, parfois hardies, entre Tuyết et ceux-ci :
« - Tu te comportes comme un voyou avec les femmes ! lui dit-elle en poussant des injures. [...] - Tu n’as été inventée que pour servir ma thèse, la sermonna-t-il d’une voix cruelle. Tu n’as donc pas de droit d’exiger quoi que ce soit ! C’est déjà une chance pour toi d’être prostituée ! C’est quand même un gagne-pain, d’être pute ! Sinon, je peux très bien te faire Vietminh ! Arrêtons désormais de nous voir ! J’ai réussi à démontrer ma thèse et rempli ainsi mon devoir à ton égard. Alors va-t’en ! »
Le récit met en lumière les rapports mystérieux et complexes entre l’artiste et son œuvre, entre celle-ci et le public. Dans une écriture parodique, Trần Vũ pousse le plus loin possible l’imaginaire romanesque et le fantasme sexuel :
« Elle avait pour lui [Nhất Linh] ce qu’éprouve une lycéenne pour son professeur, une enfant pour son père, une sœur pour son frère, une héroïne pour son auteur. L’ensemble de tous ces sentiments sublimes constitue ce qu’on appelle l’amour. »
Dans Quête de personnage (Đi tìm nhân vật), roman de Tạ Duy Anh (Tạ Duy Anh 2002), le héros et narrateur, journaliste de profession, rencontre par hasard Bân, un écrivain qui compose alors un roman portant le même nom Quête de personnage. Plus, le protagoniste du roman en cours et le journaliste ont des traits identiques : “L’écriture a été pour moi un choix douloureux [...] une façon de me délivrer”, déclare le “romancier” ; « Mes idées commencent à s’embrouiller. Votre apparition m’oblige à revoir mon plan initial [...] à refaire mon enquête », avoue le personnage de l’écrivain à celui qui est devenu son modèle malgré lui. Il importe de remarquer que si cette rencontre est essentielle pour l’artiste, elle marque un tournant dans la vie du journaliste : avec Bân, il revient dans son village natal pour faire face au passé qu’il a fui depuis de longues années.
Made in Vietnam, un roman de Thuận (Thuận 2003) explore avec humour et finesse le rapport qu’entretient son héroïne, la journaliste Phượng, avec l’auteur d’un roman précisément nommé “Made in Vietnam” dont la protagoniste s’appelle aussi Phượng. À la différence des textes de Nguyễn Việt Hà ou Tạ Duy Anh, leur lien n’est ni étroit ni intime : elles ne communiquent entre elles que par fax et téléphone et très souvent l’une ignore l’autre. Mais c’est là l’originalité de Thuận : s’affranchir de toute analyse psychologique, fondement du roman traditionnel. Le texte s’obscurcit d’autant plus qu’à la fin, l’auteur déclare : “Tous les personnages de Made in Vietnam sont réels” avant de “remercier ceux qui sont restés pendant deux mois dans cette histoire et ont créé des situations imprévues : Dương Tường, traducteur vivant à Hanoi, dans le rôle du traducteur célèbre, soixante-dix ans ; Phương Thanh, chanteuse, dans le rôle de Madonna ; six millions d’habitants de Saigon dans le rôle des six millions d’habitants de Saigon, etc.”, en particulier “Phạm Thị Hoài, dans le rôle de l’auteur de Made in Vietnam”.
Tout récemment, L’Origine (Thoạt kỳ thủy), roman de Nguyễn Bình Phương (Nguyễn Bình Phương 2004), reprend dans son “annexe” le manuscrit de “Et l’herbe” - une nouvelle inédite de Phùng, le personnage de l’écrivain qui meurt juste avant la fin du récit. Solitaire, d’origine citadine, celui-ci se résigne à vivre dans un monde rural et sauvage. En vain espère-t-il que l’écriture littéraire le mènera à la gloire. La présence de motifs similaires (la lune et les rêves) et d’un personnage commun (celui de la vieille folle qui chante une mélodie sur “l’herbe blanche” et “l’oiseau brun”) font de “Et l’herbe” une sorte d’écho de L’Origine, une extension des méditations de Nguyễn Bình Phương sur le lien étroit entre la création, le rêve et la folie. Il est important de souligner que Nguyễn Bình Phương ne cherche jamais à idéaliser son personnage de l’écrivain. Phùng est décrit avec beaucoup de dérision, et il s’agit là de la particularité de L’Origine : lorsque la jeune héroïne le rejoint après avoir été insatisfaite par son mari dès la nuit de noces, Nguyễn Bình Phương le laisse impuissant face à ses désirs :
« Hiền s’abat sur le lit à plancher. Malgré tous ses efforts, Phùng reste impuissant : “Que je suis vieux”, se plaint-il. Déçue, Hiền se rhabille. Sur le chemin de retour, elle ne cesse de faire des faux pas. »
Conclusion
Ainsi, faisant montre d’une imagination fertile, les écrivains vietnamiens ont transformé la littérature en un tour de magie. Pour eux, plus qu’un besoin, un devoir, une délivrance ou un défi, la littérature doit être un jeu, un divertissement. L’atelier d’écriture, entrouvert pour la première fois au lecteur, semble plus intéressant que le contenu du récit lui-même : amour, guerre, religion ou encore enquête policière.
Du journal intime à l’atelier d’écriture en passant par le postmodernisme, cet itinéraire des jeunes auteurs vietnamiens révèle une prise de conscience des fonctions premières de la création littéraire : expression subjective et recherche artistique. Est-ce à dire qu’ils restent captifs d’une pure quête esthétique ? Ce serait oublier que dans un pays tel que le Viêt-nam, revendiquer la subjectivité et l’invention est aussi un engagement, un acte politique.