Marc Lecas est un flegmatique. Il a toujours été d’un naturel accommodant, un homme doux et calme qui avait pour habitude de laisser les autres choisir pour lui jusqu’au jour où il fit l’expérience du pont, accoudé à la rambarde qui surplombait l’autoroute, là où « la tête se vidait rapidement de toute pensée » et où l’on parvenait « à une sorte de stupeur méditative que le flux des véhicules accroissait jusqu’au vertige. » Une fois rentré chez lui, « n’ayant rien à faire, il se contenta d’être. Il intégra sa place habituelle sur le canapé mais curieusement ne s’y sentit pas bien. » Changeant de place, il se met à considérer la pièce sous un autre angle et, muni d’une loupe, retrouve son enfance dans les arabesques du tapis. Malheureusement, il reste seul avec ses récentes découvertes : « Il brûlait d’envie de raconter à Chloé son éblouissement sur le pont de l’autoroute, et comment il avait retrouvé son enfance dans les méandres du tapis. Mais aurait-elle compris ? Non, elle se serait inquiétée. Il aurait fallu expliquer. (…) C’est l’école qui lui avait appris à dissimuler. Dès le premier jour, il avait compris que dorénavant il aurait deux vies, l’une à l’extérieur et l’autre à l’intérieur, et que cette dernière, il ne pourrait jamais la partager avec personne. »
Dès lors, le réel devient effrayant. Tout ce qui remplissait l’existence de Marc lui semble grotesque, que ce soit la passion de sa femme, Chloé, pour la rénovation des tables de nuit, l’atmosphère d’une brasserie ou la conversation de son meilleur ami : « Marc ne l’écoutait plus. Il voyait bien des mots sortir d’entre ces lèvres grasses, luisantes de sauce tomate, qui lui évoquaient l’accouplement de deux grosses limaces, mais il ne les comprenait pas. C’étaient des mots mâchés, tombant comme des crottes de la bouche obscène de son interlocuteur. » Ecoeuré, il se sauve et erre dans les rues. Ses pas le mènent jusqu’à Boudu, vieux chat malmené échoué dans une animalerie. Il achète l’animal et rentre chez lui pour mieux repartir le lendemain. C’est le jour de visite à l’asile psychiatrique où sa fille de trente-six ans attend son rocher au chocolat. Il décide de l’emmener avec lui. Anne accepte sans réticence mais sans enthousiasme, elle connaît l’absurdité de la vie et n’a plus rien à prouver quant à son inadéquation au monde. Elle vit dans une immédiateté fulgurante, agissant comme bon lui semble. C’est avec cet étrange équipage, deux créatures primitives, que Marc commence son road-movie : « Sur la banquette arrière, entre les barreaux de sa cage, le chat fronçait le nez en plongeant son regard vitrifié dans celui d’Anne qui ne l’était pas moins. » Ensemble, ils forment une congrégation du hasard. Des plages du Touquet à Agen, le père et la fille pousuivent leur route vers le grand loin, semant le trouble, l’incendie et la mort, sous les yeux placides de Boudu qui s’adapte à toutes les situations : « Il est pratique ce chat. Tu le transbahutes ici et là, jamais un miaulement plus haut que l’autre. Il ne lui manque qu’une poignée. »
Jamais cynique ni cruel, Pascal Garnier nous offre ici une amplification du réel aussi séduisante que terrifiante. Le personnage principal, dont la chute était annoncée, se comporte à la fin comme s’il n’était pas là, déréalisé, ayant peut-être enfin rejoint sa fille, Anne. Avec cet ultime roman (Pascal Garnier est décédé le 5 mars dernier), l’auteur nous emmène à la dérive des sensations, là où réel et folie se mêlent dans un enchevêtrement prodigieux.
« Le Grand Loin, c’est l’histoire d’un type qui n’y avait jamais été alors que sa fille l’y attendait depuis longtemps. » (Pascal Garnier)