Toute sa vie, et spécialement durant les années qui précédèrent son internement, Antonin Artaud n’a cessé de réfléchir à la question de l’énonciation et de son sujet dans le théâtre occidental, celle du théâtre et de son double. C’est dans cette question qu’il a trouvé comme la réalisation plastique et physique [1] sur « le terrain organique de la scène » [2], « l’expression dynamique et dans l’espace » [3] de sa propre question, à savoir celle des conditions de son énonciation aliénée et de son incapacité structurelle à se poser comme le sujet même de son énonciation. C’est aussi dans ces mêmes écrits qu’il a analysé le pouvoir illocutoire de l’énonciation, qu’il a cherché à retrouver au théâtre les modalités d’une énonciation archaïque où énoncé et acte énonciatif se confondent, « où l’énonciation équivaut à l’instauration de la réalité. » [4] L’énonciation au théâtre aurait ainsi le pouvoir de créer de toutes pièces une réalité et pourrait donc faire exister son sujet, et l’installerait dans la réalité « en le posant comme celui qui l’impose, et lui conférerait une authenticité et une vérité d’une prégnance sans égale » [5] :
« Entre le personnage qui s’agite en moi quand, acteur, j’avance sur une scène et celui que je suis quand j’avance dans la réalité, il y a une différence de degré certes, mais au profit de la réalité théâtrale. / Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c’est là que je me sens exister. / Qu’est-ce qui m’empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité ? / Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque chose. / Les événements du rêve conduits par ma conscience profonde m’apprennent les sens des événements de la veille où la fatalité toute nue me conduit. / Or le théâtre est comme une grande veille, où c’est moi qui conduis la fatalité. » [6]
Ainsi, en élaborant par l’écriture sa conception de l’énonciation de l’acteur au théâtre, Artaud trouve dans le procès énonciatif qui le place dans la position de l’initiateur et du théoricien d’une forme de théâtre originale, une modalité énonciative qui lui permet de mettre en mot, de donner « existence littéraire » [7] au « lieu idéal [...] de la « mise en place » réunifiante de son corps morcelé. » [8]
Au premier abord, on peut se demander s’il est judicieux de comparer les pratiques théâtrales de deux auteurs apparemment si différents que Marguerite Duras et Antonin Artaud. Il est vrai qu’un contraste existe entre les deux auteurs et appelle quelques remarques qui permettront de mieux saisir sa nature. La première remarque porte sur la question de savoir si la conception de Duras est unique. La deuxième concerne l’attitude des deux auteurs face à des pratiques artistiques liées à la question de la différenciation ou de l’intégration de la littérature et du théâtre. Commençons par nous intéresser à ce théâtre durassien, où la parole dite par l’acteur est à elle seule l’action dramatique. Etrange conception de l’art du théâtre, sans doute, à une époque marquée justement par Artaud qui est à l’origine de l’émancipation d’un théâtre qui s’est libéré de la tutelle de la littérature et de la domination du texte.
Il est important de préciser ici que nous étudierons le théâtre durassien au sens large, et non pas uniquement les textes portant la mention « théâtre ». L’œuvre de Marguerite Duras est frappante à bien des égards, non seulement en raison de l’existence de textes dramatiques où la narration occupe néanmoins une place très importante, mais encore en raison du nombre non négligeable de romans presque entièrement dialogués, ainsi que de textes dits adaptés pour la scène, et de textes qui sont à la fois romans et textes dramatiques. Le texte narratif et le texte dramatique convergent en effet chez Duras.
On parlera chez Marguerite Duras de transposition générique - il s’agit de la réécriture d’un texte pour un autre genre littéraire. Mais il faut savoir que la transposition chez elle ne demande pas forcément deux textes. En effet, il existe des textes indistincts du point de vue des genres, tel India Song, texte indifférencié, intergénérique. Nous avons préféré le terme de transposition à celui d’adaptation [9], car le terme d’adaptation peut poser des problèmes, surtout quand il s’agit de textes qui ne portent pas le même titre. Lorsque deux textes ne portent pas le même titre, la question est de savoir si l’on peut encore parler d’adaptation où bien s’il s’agit de deux œuvres totalement indépendantes. Ainsi, à propos d’India Song, Marguerite Duras écrit dans ses Remarques générales :
« Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consul et projetés dans de nouvelles régions narratives. Il n’est donc plus possible de les faire revenir au livre et de lire, avec India Song, une adaptation cinématographique ou théâtrale du Vice-consul. Même si un épisode de ce livre est ici repris dans sa quasi totalité, son enchaînement au nouveau récit en change la lecture, la vision. » [10]
Compte tenu de la marge d’indécidabilité que crée ce problème de terminologie, on peut néanmoins constater que les transpositions à deux textes (qu’ils portent le même titre ou deux titres distincts) sont très nombreuses chez Duras, qui n’hésite pas à réécrire ses textes pour la scène ou l’écran, et à qui il arrive aussi de tirer un texte en prose narrative de ses scénarii. Pour la prose adaptée au théâtre, les cas les plus connus et les plus souvent cités sont les deux textes intitulés Des journées entières dans les arbres et L’Eden cinéma, deux transpositions théâtrales différentes tirées d’Un barrage contre le Pacifique. Ces transpositions, notons-le, sont souvent élaborées à partir de textes dont la forme est déjà proche de celle du théâtre (romans à dominante dialoguée, comme c’est le cas dans Le Square), et elles aboutissent parfois à des textes qui restent profondément marqués par la narration et qui sont donc très proches de la forme des textes de départ. Considérons plus particulièrement Des journées entières dans les arbres, qui apparaît en 1954 comme un « récit ».
Ce récit, donc, se compose majoritairement de dialogues, tout comme les textes desquels sont tirés les autres transpositions théâtrales que Duras a publiées sous le même titre que les romans. Remarquons que la partie supprimée du « récit » est somme toute relativement peu importante : la disparition du discours du narrateur ne provoque pas un remodelage complet du texte. La longueur des deux textes indique d’ailleurs ce peu de différence : la concentration dramatique ne mène pas ici à un grand écart entre le récit et la pièce, qui n’est qu’un peu plus courte que le texte narratif du même titre. L’espace, il est vrai, est légèrement modifié, plus condensé dans la pièce que dans le récit. La chambre à coucher, si présente dans le texte narratif, disparaît dans le texte dramatique, ainsi que la scène de l’aéroport au tout début de la version en prose narrative. Mais l’inverse est aussi possible : l’achat du lit auquel on renonce dans la version narrative mène au contraire à une promenade sur le boulevard dans la version dramatique, promenade qui constitue à elle seule le deuxième des trois tableaux du texte. Les différences sont donc finalement quasiment négligeables. Peut-on en dire autant de l’intrigue ? Certes non car elle subit deux modifications importantes et qui méritent d’être soulignées, deux modifications motivées par les changements sociaux survenus entre la publication du roman, en 1954, et la représentation de la pièce, en 1965.
La première modification, c’est l’introduction du personnage de Mimi, la fille de la mère qui est restée dans l’usine coloniale - elle permet à Duras de développer le thème de la colonie et de jeter une autre lumière sur la position de la mère dans le champ de force colonialiste. En 1965, en effet, la situation politique a évolué de telle façon que la France ne peut plus être qualifiée de puissance coloniale. Dans ces conditions, la mère ne peut plus être la propriétaire d’une usine. Duras crée donc le personnage de Mimi, la sœur du frère qui a découvert l’amour sur le tard avec le maire de la ville, un autochtone à qui mère et fille doivent la protection qu’il faut pour passer encore pour les propriétaires d’une entreprise dont elles ne sont en fait plus que les gérantes. Tout le deuxième tableau est consacré à cette histoire qui permet à Duras d’actualiser son texte.
La seconde modification apportée par Duras dans la version dramatique des Journées entières dans les arbres concerne l’émancipation des femmes. L’indépendance de Mimi est en effet remarquable : au moment où le pays colonisé se libère de la tutelle de la nation colonisatrice, la fille s’assure du soutien du nouveau pouvoir en place pour rester à la tête d’une usine que la mère voulait transmettre au fils. Mais l’accent féministe est plus net dans l’évolution du personnage de Marcelle, la compagne du fils. Dans le récit, Marcelle est totalement soumise au fils, dans la pièce, au contraire, c’est elle la plus forte au sein du couple. Dans la dernière scène, elle est beaucoup plus perspicace que son amant et c’est elle qui prend la décision de le quitter, décision absente du récit.
Le cas de transposition des Journées entières dans les arbres permet donc de constater qu’il s’agit pour Duras de proposer une autre version idéologique dont les tenants et les aboutissants ne se situent pas sur le plan des genres. Rien d’étonnant, il est vrai, à ce qu’un auteur adaptant son texte en change le contenu. Toutefois, les changements imposés chez Duras par la transposition sont peu importants, ou « semblent si secondaires par rapport aux modifications du contenu indépendantes de l’adaptation générique, que l’adaptation n’est que très partiellement un phénomène générique. » [11] Ainsi, la transposition n’est pas différente de ces textes qui naissent de textes antérieurs dont ils proposent une autre version : on peut penser que La Maladie de la mort devient Les Yeux bleus cheveux noirs, et que La Musica devient La Musica deuxième. En effet, dans La Musica deuxième, Duras reprend (en la modifiant légèrement) La Musica, et la prolonge d’un deuxième acte, menant ainsi les deux amants jusqu’à l’aube et, dit-elle, jusqu’à la tragédie. Sans complexe, Duras propose une autre version :
« C’est en effet les mêmes gens et c’est aussi Evreux et cet hôtel. C’est aussi après l’audience. Mais cette fois-ci, ils ne se quittent pas au milieu de la nuit, ils parlent aussi dans la deuxième moitié de la nuit, celle tournée vers le jour. Ils sont beaucoup moins assurés à mesure que passe leur dernière nuit. Ils se contrediront, ils se répèteront. Mais avec le jour, inéluctable, la fin de l’histoire surviendra. C’est avant ce lever du jour les derniers instants de leurs dernières heures. Est-ce toujours terrible ? Toujours.
Vingt ans exactement séparent La Musica I et La Musica II, et pendant à peu près ce même temps j’ai désiré ce deuxième acte. Vingt ans que j’entends les voix brisées de ce deuxième acte, défaites par la fatigue de la nuit blanche. Et qu’ils se tiennent toujours dans cette jeunesse du premier amour, effrayés. Quelquefois, on finit par écrire quelque chose. » [12]
La conception d’un théâtre qui coïncide avec la littérature est donc moins exceptionnel qu’on pourrait le penser. Il peut sembler étrange, dans ces conditions de confluence de la littérature et du théâtre, que Duras n’ait pas écrit pour la radio [13]. Car, enfin, l’art du théâtre radiophonique n’est-il pas un théâtre lu par excellence ? Dans ce genre de théâtre, l’acteur dit un texte et ce théâtre est donc essentiellement lu. L’art radiophonique n’est-il donc absolument pas un art du spectacle ? Que penser alors de Pour en finir avec le jugement de Dieu, d’Antonin Artaud ? Duras n’a-t-elle point été tentée parce que le corps était absent ? Et que dire d’Artaud ? Mais il peut être dangereux de le formuler ainsi.
Il serait absurde de dire que Duras n’a pas connu la tentation du théâtre radiophonique parce qu’il s’agit uniquement d’un art de la parole. Toutefois, ce que l’on peut avancer comme hypothèse pour marquer cette différence existant entre Duras et Artaud, c’est que pour Duras littérature et art radiophonique, en tant qu’arts de la parole, ne se distinguent pas suffisamment pour tenter le mélange des deux, trop semblables pour qu’il soit possible d’introduire le même dans l’autre. Pour Artaud, tout au contraire, la spécificité du théâtre radiophonique est importante. Cette fameuse émission radiophonique, Pour en finir avec le jugement de dieu, Artaud l’avait conçue comme une messe, noire et athée, d’où l’idée de spectacle gratuit et de représentation serait absente. Ce qui compte, c’est d’envoyer des sons vers l’extérieur, produire des voix, et faire voyager tout ceci par la voie des ondes. L’émission « sera donc une cérémonie sacrée, un acte se propageant sur les ondes et atteignant directement celui qui n’est plus, à distance, un auditeur-récepteur passif, mais l’acteur bouleversé d’un rite. » [14] Evelyne Grossman nous invite à relire les définitions qu’Antonin Artaud donnait du Théâtre de la cruauté dans les années 30, et il est vrai que l’on prend alors conscience du fait que de la scène de théâtre à la scène radiophonique, le projet reste le même :
« [...] les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, - pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens.
Car ces apparitions effectives de monstres, ces débauches de héros et de dieux, ces manifestations plastiques de forces, ces interventions explosives d’une poésie et d’un humour chargés de désorganiser et de pulvériser les apparences, selon le principe anarchique, analogique de toute véritable poésie, ne posséderont leur vraie magie que dans une atmosphère de suggestion hypnotique où l’esprit est atteint par une pression directe sur les sens.
Si, dans le théâtre digestif d’aujourd’hui, les nerfs, c’est-à-dire une certaine sensibilité physiologique, sont laissés délibérément de côté, livrés à l’anarchie individuelle du spectateur, le Théâtre de la Cruauté compte en revenir à tous les vieux moyens éprouvés et magiques de gagner la sensibilité. » [15]
On ne s’étonnera donc pas que l’un des premiers textes choisis par Artaud pour être dit à la radio soit Tutuguri, le rite du soleil noir. En effet, Artaud va pouvoir incarner ici un sorcier tarahumara, scandant ses paroles sur fond de coups de gongs et de tambours. A ce moment, Artaud est un sorcier tarahumara. La langue qu’il invente pour l’émission est orale et écrite à la fois :
« [...] elle s’élabore dans les signes dressés sur la page avant de se déployer dans la polyphonie discordante des sonorités de l’enregistrement. [...] la scénographie théâtrale d’Artaud se fait ici scénoglossie. Les corps animés des mots se déploient sur une partition. » [16]
Désormais, l’oreille regarde, et personne ne songerait plus à voir encore en elle un simple « organe d’enregistrement » :
« Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement. » [17]
En faisant cette émission, Antonin Artaud n’effectuait pas un simple enregistrement, mais il accomplissait un acte authentiquement vivant. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il a préparé minutieusement cette émission radiophonique, ne laissant rien au hasard. Ainsi, l’équilibre dans le jeu des voix qui interprètent les textes a-t-il été rigoureusement établi : deux hommes (Roger Blin et Antonin Artaud lui-même), deux femmes (Maria Casarès et Paule Thévenin) ; entre ces deux pôles judicieusement constitués, Artaud exerce sur sa voix d’extraordinaires effets de modulation qui la font passer de l’extrême grave à l’extrême aigu, du masculin au féminin, retrouvant ainsi les principes de polarité de la voix et du souffle édictés dix ans auparavant dans Le Théâtre de Séraphin : « Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication. » [18]
Cet univers sonore qu’Antonin Artaud a mis au point pour l’émission est essentiellement basé sur une recherche de l’exacerbation : bruits enregistrés, tambours, gongs, chants saccadés, cris et modulations étonnantes des voix : « Abandonnant les utilisations occidentales de la parole, [le théâtre de la cruauté] fait des mots des incantations. Il pousse la voix. Il utilise des vibrations et des qualités de voix. Il fait piétiner éperdument des rythmes. Il pilonne des sons. » [19]
Le titre donné par Artaud à cette émission, Pour en finir avec le jugement de dieu (pour Artaud, « dieu » s’écrit avec une minuscule depuis son reniement de la religion en 1945), était au départ destiné à un spectacle sur le jugement dernier. Il annonce qu’il faut donc en finir avec le jugement de Dieu (c’est le rite de « L’ABOLITION DE LA CROIX » que scande le texte Tutuguri, Le rite du soleil noir), en finir avec cette coagulation parentale abjecte qu’est le « père-mère » (« désencastré de l’étreinte immonde de la mère qui bave » [20]), et qu’il est grand temps de traduire à son tour Dieu en justice. Cette émission, Artaud l’a prise au pied de la lettre, c’est-à-dire de la manière la plus crue. Emettre va donc signifier lâcher, répandre hors de soi : l’émission sera donc émission de cris, crachats, sperme, pets, sang et excréments. Dans une lettre au journaliste René Guilly, Artaud le précise sans ambages : « [...] cette émission était la recherche d’un langage [qui] apportait par la voie de l’émission corporelle les vérités métaphysiques les plus élévées. » [21] Cette émission sera donc explosion organique, avec d’un côté l’abjecte fécalité divine (La Recherche de la fécalité) qui confond création et naissance anale, qui réduit les corps à la production de déchets, à la piteuse défécation, de formes corporelles vouées à la mort, et de l’autre « la matière magique d’une poésie comme force d’éternel sursaut, de « ressaut » hors de la tombe. » [22]
Artaud joue volontiers de la proximité de « caca » et « Kha-Kha » (le Kha du Livre des morts égyptiens évoque pour Artaud ce double, ce spectre immortel du corps physique que l’acteur doit modeler sur la scène théâtrale). Il rejette la résurrection des corps façon christique et prône les corps animés des lettres comme force et projection de souffle, éruption de gaz, explosion de matière. D’un côté donc, une forme morte, de l’autre la force d’un souffle excrémentiel et explosif, exact répondant anal du cri (dans le « corps sans organes » d’Artaud, « l’anus est une bouche et le poète...pète. » [23])
L’émission doit donc faire entendre les détonations d’un corps fécal, cacophonique et dissonant, un corps « xylophène » :
« Alors
l’espace de la possibilité
me fut un jour donné
comme un grand pet
que je ferai ;
mais ni l’espace,
ni la possibilité,
je ne savais au juste ce que c’était,
et je n’éprouvais pas le besoin d’y penser,
c’étaient des mots
inventés pour définir des choses
qui existaient
ou n’existaient pas
en face de
l’urgence pressante
d’un besoin :
celui de supprimer l’idée,
l’idée et son mythe,
et de faire régner à la place
la manifestation tonnante
de cette explosive nécessité :
dilater le corps de ma nuit interne,
du néant interne
de mon moi
[...] qui est explosive affirmation
qu’il y a
quelque chose
à quoi faire place :
mon corps. » [24]
La xylophonie décrit un va-et-vient entre oralité et écriture, graphie et sonorité. Le corps-xylophène fait résonner les plaques vibrantes de ses os, tendons et muscles, tibias et fémurs enfin libérés des tensions articulaires. Le langage retrouve alors lui aussi des possibilités phonatoires oubliées, et fait entendre des cris extraordinaires, des rythmes inconnus. La xylophénie « est donc la mise en acte d’une parole-matière, indistinctement visuelle et sonore : force de percussion des mots-coups, des rythmes corporels et vocaux imprimés dans la caisse de résonance du corps. » [25] La xylophénie apparaît bien comme l’héritière du langage physique de la scène tel qu’il était souhaité dans Le Théâtre de la cruauté, avec ses jeux de jointures et ses dissonances. Il faut écorcher la peau des mots, désaccorder l’oreille et l’on entendra enfin la stridence de leur timbre, « la force d’une langue-coup qui soit l’équivalent poétique et musical, sonore et visuel à la fois, du corps-tympanon des Indiens Tarahumaras » [26] ou du corps désarticulé des acteurs balinais : un corps qui soit un instrument de musique et qui puisse atteindre « un diapason nouveau de l’octave, produire des sons et des bruits insupportables, lancinants. » [27]
Le corps-xylophène de Pour en finir avec le jugement de dieu est un corps qui résonne, qui vibre, un corps percé d’une multiplicité d’orifices, un corps ouvert, anal, le contraire du corps anatomique. Il s’agit du corps d’un « être intégral de poésie » :
« Lorsque je récite un poème, ce n’est pas pour être applaudi mais pour sentir des corps d’hommes et de femmes, je dis des corps, trembler et virer à l’unisson du mien, virer comme on vire, de l’obtuse contemplation du boudha assis, cuisses installées et sexe gratuit, à l’âme, c’est-à-dire à la matérialisation corporelle et réelle d’un être intégral de poésie. » [28]
Une autre pratique esthétique, essentielle quand il s’agit de savoir si littérature et théâtre sont considérés comme deux arts distincts, et une autre différence entre les deux auteurs qui ne se sont pas livrés à cette pratique dans la même mesure, mérite par conséquent d’être mis en relief ici : c’est, bien entendu, la mise en scène. Duras a monté ses propres pièces ainsi que quelques textes dits non dramatiques ; toutefois on ne peut pas dire qu’elle se soit investie au même degré qu’Artaud dans la pratique théâtrale de la mise en scène, même si Artaud apparaît surtout comme un théoricien de la mise en scène.
Après une première expérience dans les années 60 - Marguerite Duras assiste aux répétitions de ses pièces par d’autres, et monte elle-même Yes, peut-être et Le Shaga en 1968 - elle revient au théâtre et à la mise en scène avec Les Eaux et forêts, puis La Musica en 1976, ce n’est ensuite que dans les années 80 qu’elle se remet à la mise en scène pendant une période courte mais intense avec Savannah Bay, monté en 1983, et La Musica deuxième, mise en scène en 1985. Trois périodes finalement assez courtes sur trois décennies : Duras s’est brièvement occupée du sort scénique de ses textes. Quels sont les raisons de cette différence d’attitude face au phénomène théâtral ? Faut-il « incriminer » la préférence marquée de Duras pour la réalisation cinématographique ? De fait, il est vrai que pendant les années 70, elle tourne environ douze films, mais cette activité de réalisation et les contacts avec les acteurs qu’elle entraîne ne sont pas restés sans effet sur son énergie théâtrale. Toutefois, ses activités cinématographiques n’expliquent pas pourquoi Duras n’a pas préféré se consacrer à la mise en scène de ses textes de théâtre. Cette désaffection s’explique peut-être par le concept du théâtre lu. Est-ce à dire que, chez Duras, la mise en scène n’a pas droit de cité dans le champ esthétique ?
Il est vrai que l’on peut faire lire une pièce de théâtre de bien des façons. Néanmoins, faire lire un texte dramatique constitue une activité qui ne possède pas le même degré d’indépendance à l’égard de la littérature que le fait de monter un texte joué par des acteurs. A propos de Savannah Bay, Duras écrit : « C’est dit. C’est pas joué. Racine, c’est pas joué, c’est pas jouable. Il faut en passer totalement par le langage. Tandis que le langage a lieu qu’y a-t-il à jouer ? » [29] Faire coïncider lecture et spectacle relève d’ailleurs plutôt du défi que de l’activité esthétique autonome proprement dite : autrement dit il faut prouver que la chose est possible, et le théâtre pourra alors se concevoir sous le signe de la lecture, sans activité esthétique qui fasse du théâtre un art qui ne soit pas principalement littéraire. C’est peut-être ainsi qu’il faut expliquer la provocation de Duras parlant du théâtre racinien : « Donnez-moi une salle pour faire lire Bérénice[sic], on verra bien. » [30] En somme, le texte est l’action, il est aussi le lieu scénique. De même que le langage existe tout autant derrière les mots que dans les mots, l’enjeu de la scène se situe dans l’injouable, dans la non représentation.
Pour résumer, Duras donne plus d’importance à « l’entendre » qu’au « voir », et si nous lisons attentivement ce que Georges Banu dit du théâtre Nô [31], il semblerait que cela puisse être en conformité avec le théâtre durassien :
« Le Nô est quelque chose qui s’écoute autant qu’il se donne à voir. [...] L’ouïe est continue, la vue est parcellaire ; le son est inépuisable tandis que de l’image on ne voit que les moments forts. De même que dans toute cérémonie, et le Nô en est une. » [32]
Si l’on considère les rôles des personnages, on peut identifier « l’ombre du Nô dans la distribution classique des deux rôles Shite / Naki [33] dans les récits durassiens » [34], notamment dans La Maladie de la mort, Les Yeux bleus cheveux noirs ou Le Vice-consul. Dans ces textes, l’apparition soudaine d’un personnage comme venu d’ailleurs ne manque pas d’évoquer celui du Shite, le personnage principal dans le théâtre Nô, celui qui entre en scène le second, « celui qui agit et se retrouve perçu par le Waki, déjà là, qui l’assiste en lui servant de faire-valoir. » [35] Généralement, chez Duras, le Shite est une femme (La Maladie de la mort, Les Yeux bleus cheveux noirs), à l’exception toutefois du vice-consul, personnage au teint blafard et à la voix d’outre-tombe qui correspond tout à fait à une apparition spectrale. Ainsi, la femme du consul d’Espagne dit de lui : « On voit mal ses yeux, son visage n’est pas expressif. Il est un peu mort, le vice-consul de Lahore...vous ne trouvez pas qu’il est un peu mort ? » [36] Plus loin, Anne-Marie Stretter et Charles Rosset s’interrogent sur sa voix si particulière, comme venue d’ailleurs, justement :
« Il n’a pas, dit Anne-Marie Stretter à Charles Rosset, la voix qu’on lui prêterait à le voir. A voir les gens on leur prête des voix qu’ils n’ont pas toujours, c’est son cas.
Une voix ingrate comme greffée...
La voix d’un autre ?
Oui, mais de qui ?
Le vice-consul les croise. Il est pâle. Il a trébuché sur un fauteuil. Il ne les a pas vus. » [37]
Et en effet, le vice-consul, comme le Shite, semble être à la lisière du monde des vivants, comme s’il appartenait déjà à la communauté des morts. Cette pâleur des visages, on la retrouve chez de nombreux personnages durassiens, mais cela ne suffit peut-être pas à les apparenter à des Shite ? Cependant, il n’est pas que la pâleur qui soit significative. Que dire du carré de soie noire dont la jeune femme des Yeux bleus cheveux noirs, se couvre le visage ? « Chaque soir elle amène son corps dans la chambre, elle défait ses vêtements, elle le place au milieu de la lumière jaune. Se recouvre le visage de la soie noire. » [38] Il ne nous est pas interdit d’identifier ici le masque de l’acteur principal du théâtre Nô. A travers le port du masque, c’est tout un rite qui s’accomplit, et lors de cette prise de voile-masque le rituel établi entre les deux protagonistes s’accentue car cet accessoire amplifie l’effet dramatique en opérant un transfert de personnalité. Ainsi, « la force magico-religieuse de la femme sans nom est vertigineusement accrue au moment où elle abolit son visage sous la soie, cette force est décuplée avec la nudité rituelle qui l’accompagne. » [39] Et, en même temps, ce voile-masque que porte la jeune femme fonctionne comme un spectre ou un double, représentation des peurs ou de l’inconscient, de ce qu’il est impossible de dire. On retrouve la même fonction chez Antonin Artaud, dans l’usage qu’il fait des mannequins, dans Les Cenci :
« Des mannequins interviendront [...]. Et c’est ainsi que je rejoins le Théâtre de la Cruauté par des voies détournées et symboliques.
Il y aura dans Les Cenci d’abord ce que les personnages disent ; et ils disent à peu près tout ce qu’ils pensent ; mais on y trouvera en plus ce que personne ne peut dire [...]. Les mannequins des Cenci seront là pour faire dire aux héros de la pièce ce qui les gêne et que la parole humaine est incapable d’exprimer.
Tout ce qui est reproches, rancœurs, remords, angoisses, revendications, les mannequins seront là pour le formuler et on verra d’un bout à l’autre de la pièce tout un langage de gestes et de signes où les inquiétudes de l’époque se rassemblent dans une sorte de violente manifestation. » [40]
Les mannequins, comme le masque, sont une représentation du non-dit. Corps muets, ils entrent dans la catégorie des signes. Mais il s’agit moins pour Artaud d’user de l’étrangeté de ces simulacres, du vertige né de ces grandes formes vides, glissant de part et d’autre de l’espace comme le feraient les figurines d’un théâtre d’ombre, que de construire à partir de là un nouvel univers scénique, dont le degré de réalité ne se mesure plus par sa ressemblance avec le monde extérieur, mais par l’importance des transformations psychiques qu’il opère chez le spectateur. Il ne s’agit plus de l’imitation d’une action mais de l’action elle-même ; le théâtre use de mannequins démesurés pour casser tout processus d’identification, déstabiliser le public et le persuader que tout est possible : la représentation ne lui renverra plus désormais l’image rassurante de ses certitudes, mais elle le mettra en relation avec des énergies invisibles et pourtant réelles.
Pour en revenir une dernière fois au théâtre Nô, considérons encore que la jeune femme de La Maladie de la mort disparaît tout à fait à la manière d’un acteur de Nô [41] et nous achèverons de montrer qu’il existe bel et bien une parenté entre le théâtre Nô et le théâtre durassien. Voici d’ailleurs les indications scéniques que donne Duras à la fin de son texte :
« Le départ de la jeune femme ne serait pas vu. Il y aurait un noir pendant lequel elle disparaîtrait, et lorsque la lumière reviendrait il n’y aurait plus que les draps blancs au milieu de la scène et le bruit de la mer qui déferlerait par la porte noire. » [42]
Ce qu’il faut bien comprendre avant de poursuivre, c’est que pour Duras la diversité et l’intensité des échanges entre roman et théâtre suggèrent que la distinction entre ces deux formes tend à disparaître. Voici ce que dit le texte des Yeux bleus cheveux noirs sur la mise en scène de ce texte que l’on peut appeler intergénérique : « Des événements qui seraient survenus entre l’homme et la femme, rien ne serait montré, rien ne serait joué. La lecture du livre se proposerait donc comme le théâtre de l’histoire. » [43] Dans la mise en scène prévue par le texte, le texte est donc lu sur scène et non pas joué. Autrement dit, le jeu se réduit à la lecture du texte. Il y a chez Duras, dans son théâtre, une tendance marquée à rapprocher non pas seulement deux genres littéraires, mais encore deux arts : littérature et théâtre. En dernier lieu, il ne reste même sur la scène durassienne rien d’autre que la parole dite par les acteurs. C’est ce que Duras indique aussi dans La Maladie de la mort, où les indications scéniques insérées après le texte proprement dit stipulent : « Ici le jeu serait remplacé par la lecture. Je crois toujours que rien ne remplace la lecture d’un texte, que rien ne remplace le manque de mémoire du texte, rien, aucun jeu. » [44] Cependant, il faut bien prendre en considération le fait que le spectacle esquissé dans Les Yeux bleus cheveux noirs comme dans La Maladie de la mort ne se limite pas à la seule lecture du texte. Dans les deux cas, il existe des acteurs qui lisent le texte et des acteurs qui jouent les personnages. Ainsi, on peut lire ceci dans les rares indications scéniques que donne Marguerite Duras concernant la représentation au théâtre de La Maladie de la mort :
« Seule la femme dirait son rôle de mémoire. L’homme, jamais. L’homme lirait le texte, soit arrêté, soit en marchant autour de la jeune femme. / Celui dont il est question dans l’histoire ne serait jamais représenté. Même lorsqu’il s’adresserait à la jeune femme, ce serait par l’intercession de l’homme qui lit son histoire. [...] / Les deux acteurs devraient donc parler comme s’ils étaient en train d’écrire le texte dans des chambres séparées, isolés l’un de l’autre. / Le texte serait annulé s’il était dit théâtralement. » [45]
Il s’agit encore d’un jeu dans la mesure où ils ne lisent pas un texte et sont présents sur la scène en incarnant un personnage du texte - même s’ils ne jouent donc pas dans le détail l’action du texte telle qu’elle est racontée. Leur présence en tant que personnages d’un texte qui est en même temps lu sur scène montre que le théâtre durassien est néanmoins marqué par une tendance au mélange des arts : théâtre et littérature. Lecture et jeu coexistent, doubles enchevêtrés.
Ces doubles sont d’ailleurs tels pour deux raisons. Ils ne racontent pas seulement les mêmes événements, mais ils les évoquent tous les deux par des moyens qui ne sont pas ceux de la mimésis théâtrale traditionnelle. La parole dramatique durassienne est d’abord ici un récit, et non pas un dialogue ancré dans une situation scénique où les répliques sont censées être la reproduction exacte des propos des personnages. L’image scénique, pour sa part, loin de représenter les événements racontés tels quels, les évoque de façon oblique. Donc, ni la parole ni l’image ne correspondent dans la forme avec les événements évoqués. Toutefois, même sans cette tendance rapprochant l’image et la parole, il est patent qu’au mélange des genres littéraires répond chez Duras un mélange des arts : l’amalgame de la littérature et du spectacle. Amalgame qui, théoriquement, peut prendre deux formes différentes au théâtre, car ce n’est pas la même chose si se côtoient texte lu et action jouée, comme dans les exemples cités ci-dessus, ou s’il n’y a que la parole récitée. Dans le premier cas, spectacle et littérature deviennent des doubles ; dans le second, la parole résorbe son double visuel pour régner seule sur scène. Mais s’agit-il encore de théâtre dans ce cas précis ? Rappelons ce que dit Duras, à propos de La Maladie de la mort tout d’abord : « La Maladie de la mort pourrait être représentée au théâtre » [46], mais le jeu « serait remplacé par la lecture » ; puis des Yeux bleus cheveux noirs : « La lecture du livre se proposerait donc comme le théâtre de l’histoire. » [47] Là réside le paradoxe durassien : le théâtre peut se résumer à la parole, en dernier lieu, sans cesser pour autant d’être théâtre.
D’ailleurs, Marguerite Duras semble dire que l’émotion ressentie par le spectateur est plus forte lorsqu’un texte est lu sur scène, plus fort qu’une pièce jouée. C’est ce qui ressort du dialogue engagé à ce sujet avec Xavière Gauthier, dans Les Parleuses :
« Dans le processus ordinaire du théâtre, prenons le théâtre comme discipline, tu as la salle, tu as la scène, où se passent les choses. Il y a entre la salle et la scène une communication constante, directe. [...]. Là, tu as la salle, tu as la scène, et tu as un autre espace. C’est dans cet autre espace que les choses sont... vécues et la scène n’est qu’une chambre d’écho. [...]. » [48]
Même si cela n’est pas le cas pour les mises en scène indiquées dans les deux livres cités, et en dépit du caractère prononcé des phrases citées, dans la pratique, Duras s’est livrée, à un moment donné, à une résorption totale du théâtre par la parole. En 1984, elle a en effet mis en scène certains de ses textes au Théâtre du Rond-Point, en les faisant uniquement lire par des acteurs. Dans une lettre à Marie-Pierre Fernandes, elle décrit cette expérience :
« J’éprouve un goût nouveau pour le théâtre maintenant, surtout après les Lectures de janvier 1984 avec Catherine Sellers, Nicole Hiss et Gérard Desarthe. Ils lisaient en scène des textes récents de moi.
Ils avaient le livre à la main et ils le lisaient, pas continûment mais selon une mise en scène très précisément définie. Ils se relayaient dans la lecture la plupart du temps. Ils lisaient les uns après les autres. Ils bougeaient, ils s’asseyaient. Ils marchaient, ils nous regardaient, ils ne regardaient plus rien. Ils tournaient le dos à la salle. [...] Quelquefois les temps qu’ils prenaient étaient tout à fait inattendus, surprenants : ils découvraient le texte, devant nous. Beaucoup de gens m’ont dit que ces Lectures étaient le plus beau et le plus important de tout ce qu’ils avaient vu au théâtre durant leur vie. Je le pense aussi. J’oublie, il y avait un décor, des tables, des chaises, des fauteuils, des lampes, des fleurs, des meubles anglais, de la musique à l’entracte. » [49]
La fusion durassienne de la parole et du théâtre ne saurait mieux se définir. Mais cette conception de la mise en scène est bien différente de celle d’Artaud.. D’ailleurs, Duras a-t-elle une théorie ? Il semblerait que non, alors qu’Artaud, lui, est un théoricien de la mise en scène. L’espace scénique, tel que le conçoit l’auteur des Cenci, apparaît avant tout comme le lieu privilégié de la gestuelle, « de la corporéité énonciative. » [50] En effet, en voulant restituer à l’énonciation le primat de la corporéité, Artaud tente de retrouver sur la scène la pureté première du geste énonciatif, « activité dans le sens d’une dépense, d’une productivité antérieure au produit, donc antérieure à la représentation comme phénomène de signification. » [51] Il semblerait que ce soit la fonction réunifiante du geste (qui « englobe dans un même espace [...], dans un même texte sémiotique, le « sujet », l’ « objet » et la pratique » [52]) qu’Artaud cherche désespérément à retrouver, « comme pour conjurer ou invalider la menace permanente de l’éclatement dissociatif. » [53] Artaud trouve, dans l’espace organique de la scène, le lieu où se concevoir et se donner à voir comme le sujet « d’un énoncé organiquement chevillé au corps qui le produit [54] » :
« Mais que l’on en revienne si peu que ce soit aux sources respiratoires, plastiques, actives du langage, que l’on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur ont donné naissance, et que le côté logique et discursif de la parole disparaisse sous son côté physique et affectif, c’est-à-dire que les mots au lieu d’être pris uniquement pour ce qu’ils veulent dire grammaticalement parlant soient entendus sous leur angle sonore, soient perçus comme des mouvements [...], et voici que le langage de la littérature se recompose, devient vivant. » [55]
Il s’agit pour lui de renouer l’énoncé et le réel des pulsions qui divisent son corps morcelé : « le nœud qui permettrait d’enter l’énoncé sur le réel du corps, ce nœud, si mobile, si fragile, si lâche serait-il, amorcerait une liaison dynamique minimale de ses pulsions dissociées. » [56] D’ailleurs, le principe sur lequel Artaud fonde ce qu’il appelle « l’athlétisme affectif » est très significatif :
« Il faut admettre pour l’acteur une sorte de musculature affective qui correspond à des localisations physiques des sentiments. / Il en est de l’acteur comme d’un véritable athlète physique, mais avec ce correctif surprenant qu’à l’organisme de l’athlète correspond un organisme affectif analogue, et qui est parallèle à l’autre, qui est comme le double de l’autre bien qu’il n’agisse pas sur le même plan. » [57]
Il ne propose alors rien de moins que l’élaboration d’une science qui établirait de manière complètement rationnelle un réseau précis de correspondances entre les différents points du corps et les sentiments humains :
« [...] ce langage objectif et concret du théâtre sert à coincer, à enserrer des organes. [...]. / Il s’agit donc de faire du théâtre, au sens propre du mot, une fonction ; quelque chose d’aussi localisé et d’aussi précis que la circulation du sang dans les artères, ou le développement, chaotique en apparence, des images du rêve dans le cerveau, et ceci par un enchaînement efficace, une vraie mise en servage de l’attention. » [58]
En cherchant ainsi à localiser, « canaliser ses pulsions dissociées en les nommant et en les identifiant à des états affectifs eux-mêmes pré-catalogués » [59], Artaud trouve dans ces modalités inédites de l’énonciation au théâtre un moyen de suturer sa fêlure subjective en se fixant des points de repère. Cependant, l’ambition pour l’acteur d’une maîtrise totale de chacun de ses organes, « cette volonté folle de maîtrise paranoïaque omnipotente » [60] constitue malheureusement en elle-même l’extrême fragilité d’une telle conception. En effet, si l’acteur doit être un véritable hiéroglyphe [61] animé, il doit par conséquent être la représentation la plus immédiate de lui-même : à ce titre, il n’est plus acteur, c’est-à-dire une représentation d’un autre par lui-même, il est son propre double, en tant qu’il est son même.
Ainsi, dans cet espace théâtral imaginé par Artaud où régnerait « cette coalescence idéale du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé » [62], où tout acte ou parole serait libéré de « toute idée de simulation, d’imitation dérisoire de la réalité » [63], mais réalité absolue (Artaud parle de « cette physique du geste absolu qui est idée de lui-même » [64]), le signe (quel qu’il soit) ne serait pas « un Sumbolon qui est médiété, mais un Semeion ressemblant et immédiat. » [65] Ne pouvant absolument pas admettre cette autre spécificité de la double énonciation au théâtre, qui fait que l’acteur, sujet de l’énonciation est toujours l’autre du personnage, Artaud tente de la déjouer : « [...] l’hiératisme des costumes donne à chaque acteur comme un double corps, de doubles membres, - et dans son costume l’artiste engoncé semble n’être plus à lui-même que sa propre effigie. » [66]
Il n’est point question de cet « athlétisme affectif » chez Marguerite Duras qui cherche avant tout à créer « un théâtre de la spontanéité et de l’emportement » [67] et qui veut libérer le langage du carcan où il étouffe et nous étouffe :
« [...] il y a une très grande fatigue qui vient de la signification acquise. Les écrivains n’en peuvent plus. On a envie de jouer avec les mots, de les massacrer, de les tuer, de les faire servir à autre chose, et c’est ce que j’essaie de faire. De prendre un mot, de le vider de son sens et de lui en redonner un autre. » [68]
Quelques jours avant la première représentation du Shaga, Duras communiquait aux comédiens un texte dans lequel elle explique sa conception de l’utilisation du langage :
« Le Shaga porte sur la différence qu’il y a entre votre état mental et celui des autres face au langage.
Vous êtes grouillants de mots, comme eux. Mais votre état vous porte à voir passer les mots dans les phrases tandis que les mots passent distraitement dans leurs phrases. Vous, ils vous arrêtent, provoquent des états, ont des conséquences, agissent [...]. Cette différence vous venez la proposer au public. Enfermez-vous à double tour dedans. Accusez-là, il l’ignore. » [69]
Il faut rendre aux mots leur pouvoir d’agir, les redécouvrir, et le théâtre peut y parvenir. Que Duras ait voulu faire ici (tout comme elle l’avait fait avec Les Eaux et forêts) du théâtre comique, c’est fort possible, mais il nous semble abusif de traiter Le Shaga à la légère, comme un simple amusement, « une sorte de répertoire comique des idées reçues » [70]. Certes, Le Shaga est un essai réussi du théâtre comique puisque « l’humour du dialogue ne cesse de se renouveler, que c’est absolument et constamment drôle, tout en ne reposant sur aucun effet ni structure de comédie classique » [71]. Tandis qu’elle développe un échange qui paraît absurde, Duras reste proche de ses personnages et de leur profonde difficulté à vivre.
Dans Yes, peut-être, Marguerite Duras imagine que, corrélatif à l’anéantissement atomique d’un continent, le « je » qui exprime le moi-roi des sociétés occidentales aurait disparu. Il aurait été remplacé par un « on » impersonnel mais égalitaire. Des mots amputés, des fragments de phrase désigneraient les besoins affectifs ou matériels élémentaires. Si elle goûte physiquement le langage, si elle apprécie la chair des mots, les mouvements qu’ils suscitent en nous, elle ne leur concède cependant qu’un rôle restreint
Contrairement aux idées reçues sur ce sujet, Artaud n’a pas cherché, plus que Duras, à supprimer le langage au théâtre, tout comme elle, il a voulu redonner chair au langage, lui rendre sa matérialité au sens physique du terme :
« Il n’est pas absolument prouvé que le langage des mots soit le meilleur possible. Et il semble que sur la scène qui est avant tout un espace à remplir et un endroit où il se passe quelque chose, le langage des mots doivent céder la place au langage par signes dont l’aspect objectif est ce qui nous frappe immédiatement le mieux. » [72]
Le mot n’est donc pas exclu, mais il subit un changement de destination et une réduction de sa place :
« Il ne s’agit pas de supprimer la parole au théâtre mais de lui faire changer sa destination, et surtout de réduire sa place, de la considérer comme autre chose qu’un moyen de conduire des caractères humains à leurs fins extérieures, [...]. / Or changer la destination de la parole au théâtre c’est s’en servir dans un sens concret et spatial, [...] c’est la manipuler comme un objet solide et qui ébranle des choses. » [73]
Rappelons ici que toutes les formes picturales, musicales, gestuelles et autres, une fois introduites dans le théâtre occidental ne font toujours qu’accompagner un texte, « un tissu verbal, un logos qui se dit au commencement. » [74] :
« Si donc ici, l’auteur est celui qui dispose du langage de la parole, et si le metteur en scène est son esclave, il y a là une simple question de mots. Il y a une confusion sur les termes, venue de ce que, pour nous, et suivant le sens qu’on attribue généralement à ce terme de metteur en scène, celui-ci n’est qu’un artisan, un adaptateur, une sorte de traducteur éternellement voué à faire passer une œuvre dramatique d’un langage dans un autre ; et cette confusion ne sera possible et le metteur en scène ne sera contraint de s’effacer devant l’auteur que tant qu’il demeurera entendu que le langage des mots est supérieur aux autres, et que le théâtre n’en admet pas d’autre que celui-là. » [75]
Faut-il conserver une structure classique et conserver la parole au théâtre ? Par le mot et sous l’ascendance théologique (« La scène est théologique tant qu’elle est dominée par la parole, par une volonté de parole, par le dessein d’un logos premier qui, n’appartenant pas au lieu théâtral, le gouverne à distance. » [76]) de cette parole, c’est bien la scène elle-même qui se trouve menacée dans notre théâtre occidental. Cependant, il ne s’agit pas d’établir une scène muette, mais une scène « dont la clameur ne s’est pas encore apaisée dans le mot. » [77] :
« J’ajoute au langage parlé un autre langage et j’essaie de rendre sa vieille efficacité magique, son efficacité envoûtante, intégrale au langage de la parole dont on a oublié les mystérieuses possibilités. Quand je dis que je ne jouerai pas de pièce écrite, je veux dire que je ne jouerai pas de pièce basée sur l’écriture et la parole, qu’il y aura dans les spectacles que je monterai une part physique prépondérante, laquelle ne saurait se fixer et s’écrire dans le langage habituel des mots ; et que même la partie parlée et écrite le sera dans un sens nouveau. » [78]
Qu’adviendra-t-il de cette écriture théâtrale voulue par Antonin Artaud ? Comment développera-t-il ce sens nouveau ? L’écriture théâtrale ne sera plus une simple notation de mots, elle sera « non seulement écriture phonétique et transcription de la parole mais écriture hiéroglyphique, écriture dans laquelle les éléments phonétiques se coordonnent à des éléments visuels, picturaux, plastiques. » [79] Les mots doivent s’inscrire dans le vaste processus d’un langage où tous les moyens d’action sont utilisés, au sein d’un spectacle explorant la matérialité des gestes mais également celle des sons et de la parole. Et, comme pour souligner qu’à tous les niveaux il s’agit d’une expression qui se fonde sur des signes dans l’espace, Artaud introduit la référence à la peinture [80]. Dans La mise en scène et la métaphysique, à propos du tableau de Lucas Van den Leyden, Artaud esquisse une analogie entre peinture et musique afin d’exprimer la puissance expressive et non figurative de la peinture [81]. Comme le rappelle le début du Premier Manifeste, à partir du moment où l’on réintroduit une idée magique du théâtre, c’est le problème de « l’expression dans l’espace » que l’on rouvre, « la seule réelle en fait », qui « permet aux moyens magiques de l’art et de la parole de s’exercer organiquement et dans leur entier. » [82] Ainsi, la parole elle-même peut y retrouver « ses possibilités d’expansion hors des mots, de développement dans l’espace. » [83]
Ce langage dans l’espace peut se cristalliser dans deux types d’écriture : la transcription musicale, ou bien ce qu’Antonin Artaud appelle « une manière de langage chiffré ». De fait, il ne s’agit pas uniquement de transcrire le langage des objets ou celui des corps humains - objets et corps « élevés à la dignité de signes » et pour lesquels, nous précise Artaud, « il est évident que l’on peut s’inspirer des caractères hiéroglyphiques » qui ont cet avantage de permettre la composition sur la scène de « symboles précis et lisibles directement » [84], mais il s’agit aussi de trouver une transcription particulière des intonations et des sonorités. Chiffrage de la matérialité scénique, chiffrage du langage gestuel et chiffrage de la parole sont indissociables. Finalement, Artaud rêve d’un vaste système de mise en signes où chaque signe aurait valeur de symbole - symbole dont Artaud voudrait à la fois exprimer la dimension secrète (le langage chiffré), le caractère de dessin dans l’espace ( le hiéroglyphe) et le caractère rythmique (la notation musicale). « Avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré » [85], cette phrase qui clôt Le Théâtre de Séraphin nous dit mieux que tout commentaire ce rêve d’un langage de signes où la voix elle-même devient trace dans l’espace.
On le sait, le concept du « hiéroglyphe » est au centre du Premier Manifeste du Théâtre de la Cruauté :
« C’est ici qu’intervient, en dehors du langage auditif des sons, le langage visuel des objets, des mouvements, des attitudes, des gestes, mais à condition qu’on prolonge leur sens, leur physionomie, leurs assemblages jusqu’aux signes, en faisant de ces signes une manière d’alphabet. Ayant pris conscience de ce langage dans l’espace, langage de sons, de cris, de lumières, d’onomatopées, le théâtre se doit de l’organiser en faisant avec les personnages et les objets de véritables hiéroglyphes, et en se servant de leur symbolisme et de leurs correspondances par rapport à tous les organes et sur tous les plans. » [86]
Cette notion de « hiéroglyphe » est au cœur de la tentative d’Artaud d’un retour à une efficacité magique du langage. Ainsi, dans le langage oriental, les signes, « véritables hiéroglyphes », composent un système où « l’homme, dans la mesure où il contribue à les former, n’est qu’une forme comme une autre. » [87] L’homme se trouve donc replacé dans ce rapport aux choses, au cosmos, indispensable aux yeux d’Artaud à un théâtre rétabli dans sa dimension magique. Est-ce à dire qu’Artaud recherchait un art total ? Comme le rappelle Gérard Lieber, Artaud n’utilise qu’avec parcimonie la notion d’œuvre d’art totale et le vocabulaire qui l’accompagne [88]. Chez Antonin Artaud, « l’évocation de la totalité engendre une sorte de mouvement infini, de creusement perpétuel, d’appel incessant » [89], il prône un théâtre de l’excès, du débordement.
Pour Duras, la mise en scène au théâtre est beaucoup plus radicale et dangereuse que la mise en scène de cinéma parce que les spectateurs sont là, et qu’une relation s’établit immédiatement entre eux et ceux qui sont sur la scène, et il ne faut jamais l’oublier :
« Je veux que vous soyez face à la salle. Je ne veux pas que vous jouiez de profil. Jouez face au public. C’est ça la théâtralité. C’est une tricherie que de vouloir faire croire le contraire.
Ils se parlent à travers le théâtre, comme si la salle était un témoin. Dans Savannah Bay, il y avait des moments où Madeleine racontait à la salle. Ce sont des moments que j’adore. En somme, c’est un peu la définition de la tragédie. » [90]
Artaud, emporté par sa théorie de l’acteur hiéroglyphe, reproduisant son double narcissique, c’est-à-dire son même sur la scène, va jusqu’à ignorer tout regard autre que le sien, donc par supprimer les spectateurs :
« Pour lancer ce cri je me vide.
Non pas d’air, mais de la puissance même du bruit. Je dresse devant moi mon corps d’homme. Et ayant jeté sur lui « l’œil » d’une mensuration horrible, place par place je le force à rentrer en moi. » [91]
A la scène, Marguerite Duras fait pourtant passer l’image et le mouvement au deuxième plan et restitue au langage un éclat tout intérieur. Ce théâtre est un théâtre du possible, Duras refuse toute certitude. « Ne faut-il pas choisir des certitudes pour faire une mise en scène ? » lui a-t-on demandé. Elle a répondu : « Les gens de théâtre diront oui. Je dis non, pas contre les gens de théâtre, mais contre le conformisme apeuré qui hante le théâtre. » [92]
Artaud se montre beaucoup plus radical et veut supprimer scène et salle afin qu’une communication directe puisse s’établir entre acteur et spectateur :
« Nous supprimons la scène et la salle qui sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. Une communication directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de la configuration même de la salle. » [93]
Dans Le Théâtre de la Cruauté, il se fait encore plus précis : « [...] nous préconisons un spectacle tournant, et qui au lieu de faire de la scène et de la salle deux mondes clos, sans communication possible, répande ses éclats visuels et sonores sur la masse entière des spectateurs. » [94] De cette façon, l’espace ainsi ouvert se traduit en ondes qui enveloppent le spectateur, « bain visuel et sonore [95] où il est littéralement capté » [96], avec lequel il finit par faire corps, perdant alors son individualité :
« Le spectacle, ainsi composé, ainsi construit, s’étendra, par suppression de la scène, à la salle entière du théâtre et, parti du sol, il gagnera les murailles sur de légères passerelles, enveloppera matériellement le spectateur, le maintiendra dans un bain constant de lumière, d’images, de mouvements et de bruits. Le décor sera constitué par les personnages eux-mêmes, grandis à la taille de mannequins gigantesques, par des paysages de lumières mouvantes jouant sur des objets et des masques en perpétuel déplacement.
Et, de même qu’il n’y aura pas de répit, ni de place inoccupée dans l’espace, il n’y aura pas de répit, ni de place vide dans l’esprit ou la sensibilité du spectateur. » [97]
« Je dis que la scène, écrit encore Artaud, est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse » [98] ; et c’est sur cette masse indifférenciée où bruits divers et lumières se mêlent, dans cet espace aussi bien visuel que sonore qu’émergent les corps-signes des acteurs du théâtre balinais :
« Et les correspondances les plus impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l’ouïe, de l’intellect à la sensibilité, du geste d’un personnage à l’évocation des mouvements d’une plante à travers le cri d’un instrument. Les soupirs d’un instrument à vent prolongent des vibrations de cordes vocales avec un sens de l’identité tel qu’on ne sait si c’est la voix elle-même qui se prolonge ou le sens qui depuis les origines a absorbé la voix. Un jeu de jointures, l’angle musical que le bras fait avec l’avant-bras, un pied qui tombe, un genou qui s’arque, des doigts qui paraissent se détacher de la main, tout cela est pour nous comme un perpétuel jeu de miroir où les membres humains semblent se renvoyer des échos, [...] où les souffles des instruments à vent évoquent l’idée d’une intense volière dont les acteurs eux-mêmes seraient le papillotement. » [99]
Ce corps des acteurs balinais, ce corps désarticulé « qui s’inscrit dans une série de jeux de dissonance et de résonance : corps-musique, corps-rythme » [100] parle un autre langage que le langage articulé. Afin de mieux désigner ce corps-langage, Evelyne Grossman propose d’emprunter à Hölderlin le mot « discord [101] », entre discours et corps, ni vraiment l’un ni tout à fait l’autre, et il semble que son choix soit judicieux car Artaud ne dit-il pas lui-même : « Attirer l’unique par corps, / repousser les autres par discorp [sic] » [102] ? Or, précisément, les acteurs du théâtre balinais parviennent à briser les articulations du corps [103], ils parviennent ainsi à lui redonner les possibilités extraordinaires qui étaient les siennes avant que le carcan de la syntaxe anatomique ne le paralyse, et « ce sont leurs corps aux mouvements disloqués et anguleux qui déploient dans l’espace théâtral « l’architecture spirituelle » d’une langue » [104] :
« Ces roulements mécaniques d’yeux, ces moues des lèvres, ce dosage des crispations musculaires, aux effets méthodiquement calculés [...], ces têtes mues d’un mouvement horizontal et qui semblent rouler d’une épaule à l’autre comme si elles s’encastraient dans des glissières, tout cela, qui répond à des nécessités psychologiques immédiates, répond en outre à une sorte d’architecture spirituelle, faite de gestes et de mimiques, mais aussi du pouvoir évocateur d’un rythme, de la qualité musicale d’un mouvement physique, de l’accord parallèle et admirablement fondu d’un ton. » [105]
La langue-corps des acteurs balinais est une écriture dans l’espace : « Chacun de leurs mouvements trace une ligne dans l’espace, achève on ne sait quelle figure rigoureuse, à l’hermétisme très calculé et dans celle-ci un geste imprévu de la main met un point. » [106] Tout comme le langage théâtral qu’Antonin Artaud cherche à définir, cette écriture repose sur la répétition de mêmes thèmes incantatoires. Dans l’atmosphère de suggestion hypnotique qu’il veut recréer au théâtre, la répétition joue un rôle prépondérant, c’est d’ailleurs aussi le cas dans le texte Sur le théâtre balinais. Prenons un exemple afin de bien montrer le rôle clé que jouent les allitérations et les assonances, ce qui donne au texte tout son rythme et sa voix unique. Ainsi, cette alternance de sifflantes et d’occlusives qui ne manquent pas d’évoquer les coups syncopés des « caisses creuses » sur fond de bruissement de robes :
« Ce qu’il y a en effet de curieux dans tous ces gestes, dans ces attitudes anguleuses et brutalement coupées, dans ces modulations syncopées de l’arrière-gorge, dans ces phrases musicales qui tournent court, dans ces vols d’élytres, ces bruissements de branches, ces sons de caisses creuses [...]. » [107]
Répétition encore avec l’emploi du leitmotiv musical des acteurs-papillons : « des allures de grands papillons piqués en l’air », « ces étranges jeux de mains volantes comme des insectes dans le soir vert » [108] ; « Ils sont comme de grands insectes pleins de lignes et de segments faits pour les relier », « comme piqués sur les fonds du théâtre, et prolongent chacun de leurs sauts comme un vol. » [109] A cette poésie toute scénique des Balinais, à leur langage spatial et haut en couleurs, « correspond dans le texte d’Artaud une poésie du texte, sonore et visuelle, un discord ouvert aux jeux de l’écriture déployés sur la page verticalement et dans tous les sens. » [110] Un objet-langue poétique dont l’emblème pourrait être la fausse étymologie qu’Artaud donne dans une de ces Lettres sur le langage :
« Toutes les opérations par lesquelles le mot a passé pour signifier cet Allumeur d’incendie dont Feu le Père comme d’un bouclier nous garde et devient ici sous la forme de Jupiter la contraction latine du Zeus-Pater grec, toutes ces opérations par cris, par onomatopées, par signes, par attitudes, et par de lentes, abondantes et passionnées modulations nerveuses, plan par plan, et terme par terme, il les refait. » [111]
Zeus est à la fois le père tout-puissant et le père mort, père le feu et feu le père, à la fois celui qui détruit et celui qui protège, allumeur d’incendie et bouclier. Triomphe théâtral de l’auteur-acteur-spectateur, ces suppliciés « qui font des signes sur leur bûcher. » [112]
Or, on le voit bien, l’attitude durassienne concernant la mise en scène contraste avec celle d’Artaud pour qui l’art du théâtre requiert un savoir-faire distinct de celui que demande l’art de la parole qu’est la littérature. Ainsi les différentes pratiques et attitudes des deux auteurs dans le domaine de la mise en scène corroborent ce que leurs œuvres et certaines remarques de la part de Duras avaient déjà montré à propos des conceptions esthétiques sur l’art de la littérature et l’art du spectacle. « Le metteur en scène, c’est Racine » avait dit Duras à propos de Bérénice, montrant ainsi combien littérature et théâtre se chevauchent pour elle, écriture et mise en scène se confondant dans la conception durassienne du théâtre. Pour Artaud, le spectacle appelle une littérature spécifique, voire même plus de littérature du tout.
Littérature et théâtre sont chez Artaud deux domaines distincts, et il l’énonce de façon très claire :
« Voilà, il me semble, ce qui plus que toute autre chose est une vérité première : c’est que le théâtre, art indépendant et autonome, se doit pour ressusciter, ou simplement pour vivre, de bien marquer ce qui le différencie d’avec le texte, d’avec la parole pure, d’avec la littérature, et tous autres moyens écrits et fixés. » [113]
Chez Duras, au contraire, l’étreinte entre roman et théâtre prend sur la scène la forme d’une relation entre littérature et théâtre marquée par une tendance à l’intégration. Le mélange des genres aboutit chez elle à un mélange des arts. Que la parole accompagne le jeu ou le remplace en le résorbant, la parole dite égale chez elle le théâtre, la lecture scénique le spectacle, le jeu la récitation.