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Les Cahiers d’Antonin Artaud : de Paule Thévenin à Évelyne Grossman
ou d’une impossible retranscription et édition 

lundi 1er juin 2015, par Alain Marc

À la première ouverture des Cahiers d’Ivry retranscrits par Évelyne Grossman ce qui se remarque d’emblée est la présentation des cahiers d’Artaud en « poèmes ». Grande surprise. L’édition de ces cahiers par Évelyne Grossman, qui prennent donc la suite des Cahiers du retour à Paris, premiers Cahiers d’Ivry ainsi nommés par Paule Thévenin [1] , présente en effet ces derniers sous la forme apparente de poèmes. Mais sont-ils vraiment des poèmes, ou de la poésie ? On peut légitimement se le demander. Le choix d’Évelyne Grossman est de retranscrire au plus prêt l’écriture manuscrite, la graphologie, d’Antonin Artaud. Cette retranscription est cependant incomplète. Incomplète par le manque de nombreux dessins et par le format non identique aux cahiers utilisés par Artaud, ce qui vient pervertir la retranscription. Elle est incomplète car elle ne reproduit que le texte sans les dessins, ne transcrivant que sa morphologie. L’édition d’Évelyne Grossman, quant à elle, est la reproduction de la seule forme du texte qu’Antonin Artaud a esquissé tout au long de ses cahiers.
L’édition d’Évelyne Grossman traduit pourtant, autant que faire se peut, que le permet le choix de la transcription typographique en caractères d’imprimerie, comme par exemple l’écriture verticale sur un côté de feuille, l’écriture d’Artaud : sa spécificité, comme le manque d’apostrophes et d’accents récurrent dans quasiment tous les cahiers d’Artaud, les soulignements, mots barrés, corrections, etc. Ce qui donne une impression de bizarrerie : la modernité avant la modernité, ou plutôt l’avant-garde avant l’avant-garde, toujours tellement prégnante aujourd’hui. Mais le choix éditorial des Cahiers d’Ivry induit en erreur le lecteur et la lecture en ôtant son cadre, en ôtant le cadre de son écriture. Les retours à la ligne n’étant bien souvent que dictés par le seul rebord de la feuille, petite, du cahier d’écolier, l’impossibilité physique de continuer et de poursuivre la phrase en train de naître, de se penser, sur la même ligne et linéarité. Les textes des Cahiers d’Antonin Artaud ne sont la plupart du temps pas des poèmes : le simple fait de retourner à la ligne produit-il un vers, fût-il libre ? Bien évidemment non.

Parfois les retours à la ligne semblent intentionnels : par exemple les pages 4 recto et verso du cahier 397 de février 1948 écrites lors de l’interdiction de la diffusion de Pour en finir avec le jugement de dieu, reproduites page 2244 et 2245, tome II, mais surtout dans tous les derniers cahiers ? Mais parfois non… Prenons par exemple cette “coupure en poème”, dans cette page retranscrite de la façon suivante qui de premier abord se présente comme un poème – qui pourrait très bien être édité aujourd’hui :

« ceux qui m’auront
demandé une
idée de génie
par jour
pour se taire
grilleront dans
les flammes
de gehenne
sans fin » (cahier 233, page 2 verso du premier cahier retranscrit, page 21, tome I)

qui aurait pu tout à fait être retranscrite par la main de Paule Thévenin linéarisée de cette façon :

« ceux qui m’auront demandé une idée de génie par jour pour se taire grilleront dans les flammes de géhenne sans fin »,

et ce n’est tout de même pas la même chose !…

« Paule Thévenin construit quelque chose qu’Artaud aurait peut-être fait mais qu’il n’a pas effectué. Faut-il le regretter ? Non, c’est un formidable instrument de travail. Faut-il en rester là ? Non. La publication en fac-similé des carnets […] ¬ apaiserait bien des querelles », analysait déjà Jean-Pierre Thibaudat avant l’édition d’Évelyne Grossman [2].

Parfois l’écriture manuscrite d’Artaud est “allongée” (espacée, étendue), un mot s’étalant quasiment sur la largeur entière de la petite page du cahier d’écolier : voir par exemple les reproductions du cahier 378 de novembre 1947, pages 2023 et 2029, tome II. C’est la différence entre l’écriture manuscrite et l’écriture dactylographiée. Parfois l’écriture, toujours découpée en “poèmes” par Évelyne Grossman, se poursuit sur plusieurs pages du cahier : par exemple sur les pages 6 verso et suivantes du cahier 233, page 23 et suivantes, tome I, pour ne prendre qu’un exemple parmi le premier présenté. Il aurait fallu respecter le format des cahiers d’Artaud : ce que tente sûrement de faire Évelyne Grossman par le choix du double colonage, de la reproduction des cahiers sur deux colonnes. Une solution aurait peut-être été de faire figurer, apparaître, le cadre de la feuille du cahier d’écolier qui a forcé les simples retours à la ligne.
Mais alors : lire les “poèmes” d’Artaud/Grossman comme des phrases continues, en rétablissant la linéarité coupée le plus souvent facticement par la transcription typographique, ou garder les pauses/respirations des poèmes ainsi créés ? Car le contrôle par la visualisation du cahier réel, avec les dessins qui pourrait être effectué préalablement avant de décider, est souvent impossible ou difficile vu son absence ou sa présence repoussée : soit en tête du cahier reproduit, soit au milieu si ce dernier comporte un nombre de pages plus important, rendant difficile le choix de l’une ou l’autre des options et choix de la lecture à adopter. Amaury da Cunha, dans sa citation finale relinéarise les mots d’Antonin Artaud : les deux premières pages du cahier 234 de février 1947 [3]. Quant à François-René Simon, il n’est vraiment pas dupe du problème que soulève l’édition d’Évelyne Grossman [4]

À la linéarité excessive de la transcription de Paule Thévenin a répondu la brisure excessive de la transcription d’Évelyne Grossman. Et s’il « reste cependant que bien des revues publièrent régulièrement pendant des années des “textes” inédits d’Artaud dans lesquels ces montages n’étaient pas indiqués [5] », il est indéniable que dorénavant nombres de revues publieront ces mêmes textes d’Artaud comme des poèmes… Si l’édition d’Évelyne Grossman par rapport à celle de Paule Thévenin est assurément une étape, celle-ci sera totalement réalisée avec la reproduction systématique des dessins au milieu de la retranscription de l’écriture d’Antonin Artaud à chaque page de cahier retranscrite.

Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry, Février 1947-mars 1948, tome I cahiers 233 à 309, tome II cahiers 310 à 406, texte établi, préfacé et annoté par Évelyne Grossman, éditions Gallimard.

Notes

[1Dans les derniers volumes des Œuvres complètes publiées dans la « Collection blanche » par Gallimard.

[2« L’affaire des manuscrits d’Artaud, thèse et antithèse », pages « Culture » de Libération, 21 mars 1995. On peut lire l’article en ligne sur http://www.liberation.fr/culture/1995/03/21/l-affaire-des-manuscrits-d-artaud-these-et-antithese_126354

[3« “Cahiers d’Ivry. Février 1947 - Mars 1948”, d’Antonin Artaud : Artaud, dernières imprécations », Le Monde des livres, 8 décembre 2011. . On peut lire l’article en ligne sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/12/08/cahiers-d-ivry-fevrier-1947-mars-1948-d-antonin-artaud_1614652_3260.html

[4« Artaud sans fin – Cahiers d’Ivry », La Quinzaine littéraire n°1053, 15 janvier 2012. On peut lire l’article en ligne sur https://laquinzaine.wordpress.com/2012/01/25/artaud-sans-fin-cahiers-divry/

[5« Avertissement » d’Évelyne Grossman reproduit en tête des deux tomes après les préfaces respectives.

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