Maître de la parole, aussi bien dite qu’écrite, il doit pouvoir en premier lieu exprimer ses idées dans des livres ou articles, et trouver le moyen de les faire publier, ce qui n’est pas évident lorsque la machine éditoriale est grippée, et que les livres ont du mal à trouver une place durable dans les librairies. S’il a réussi à passer ce cap, alors naît son autorité, c’est-à-dire le fait que ses travaux soient reconnus par ses pairs et le public spécialisé, public qu’il rencontrera également par l’intermédiaire des colloques. De cette consécration universitaire, et non médiatique, il doit tirer sa légitimité à s’exprimer ensuite dans des journaux sur des sujets qui ne sont pas forcément de sa spécialité.
Un livre, pour vivre, a besoin que l’on fasse parler de lui, et son auteur, qui a déjà eu droit de cité dans l’édition, doit maintenant se défendre auprès des critiques, qui trop souvent phagocytent les nouveaux talents pour n’encenser, sans parfois les avoir lu, que des valeurs sûres et ceux qui entretiennent un réseau journalistique, et qui, avant d’avoir une oeuvre, ont un nom. De sorte qu’il ne s’agit pas, dans les émissions dites littéraires, d’argumenter, mais d’abonder dans le sens du culte de la personnalité : on parle moins du contenu que des anecdotes de forme. Nous n’y avons pas affaire avec la vie intellectuelle, mais avec la vie des intellectuels, qui ensuite s’étonnent des attaques ad hominem, dans un combat qui ne concerne plus des idées mais des personnalités. On ne nous demande pas de lire, pour juger et critiquer, mais simplement d’acheter.
A coup de scandales, de coups médiatiques, et autres best-sellers intelligents, les auteurs entretiennent leur visibilité, et défendent leur image : pourtant un intellectuel ne devrait pas se soucier d’être populaire ou au contraire minoritaire ; indifférent à l’audimat, il est de fait minoritaire s’il pense, et rebelle s’il proteste. Son taux d’audimat ne signe pas la vérité de ses propos, et il n’est pas non plus d’abord le paria d’une société qui l’a élu en tant qu’avant-garde, mais simple ouvrier de la pensée, qui trouve dans ses lecteurs les raisons de son discours.
Certains rêvent d’une révolution pour la révolution, ce n’est qu’ajouter une forme de scandale, creuse par définition, en vue de cette visibilité qui n’est au fond qu’obscurantisme de ce qui reçoit trop de lumière artificielle. Le pouvoir des intellectuels ne tient-il pas essentiellement dans la pensée, dans la capacité à proposer des solutions, au lieu de prôner une radicalité de principe qui n’engage qu’eux-mêmes ? Songe-creux d’une élite en mal d’événement, ce n’est alors pas une révolution qu’ils proposent, mais une révolte, la simple effusion de violences trop longtemps contenues, et qui n’auront pas trouvé de moyens d’expressions adéquats et s’éteindront d’elles-mêmes.
La vie intellectuelle se passe à côté des médias, nécessairement : le temps de la réflexion n’est pas celui du zapping ; l’espace du dialogue n’est plus celui du débat télévisé. Bourdieu disait, à propos de ces intellectuels médiatiques qui cessent d’exister dès qu’il neige sur l’écran, que pour eux, être c’était être vu à la télévision. J’ajouterais pour ma part que ce n’est même pas être, mais avoir, avoir une image, une cote de popularité, un capital-télé. Résister c’est d’abord rester sourd à l’appel des sirènes, c’est-à-dire à ce qui nous empêche de penser, en imposant un temps différent, en créant un espace pour la pensée, autonome et sans la contrainte de rapidité du journalisme.
Quel est donc ce pouvoir que revendiquent ou regrettent les intellectuels médiatiques ? Repose-t-il sur la puissance de l’analyse ? Enoncent-ils la vérité, l’universalité d’idées et de valeurs ? Leur autorité ne vient pas de leur morale ni de leur propos, mais d’avoir su s’imposer en tant que fast-thinkers auprès de journalistes pour qui réfléchir est trop demander. Obligés des émissions dites littéraires, invités aux débats non sur leurs qualités réflexives mais oratoires, voici venu le règne des sophistes, payés pour énoncer ce que tout le monde pense, ou édifier le grand public avec des arguments spécieux. Voici venu le temps de la raison facile, des prêts-à-penser de ceux qui à défaut d’instruire le peuple, le flattent, et s’imposent en tant que démagogues.
Sont-ils bien des intellectuels, ces professionnels de l’éloquence qui promeuvent un marketing de l’auteur ? Ont-ils tant de pouvoir ? Plutôt que de parler de l’autorité des intellectuels, ne vaut-il pas mieux dire pour eux la représentation médiatique éphémère, qui les force à se produire toujours plus en spectacle, à la fin à se ridiculiser ? Ils n’ont jamais représenté qu’eux-mêmes, eux qui jamais ne parlent pour nous et ne disent rien, et qui prennent la parole parce qu’on la leur donne, au lieu de la prendre comme par nécessité, pour exprimer nos soucis, nos révoltes, et résister.
Que l’on cesse d’être gêné par le silence des vrais intellectuels. Il est un travail de la pensée qui ne s’accomplit qu’en lui et dans une durée propice à la gestation de nouvelles idées : leur parole n’est tardive que parce qu’elle est mûrie. L’autorité, qui exige sincérité et intégrité, ne s’accommode pas de la représentation bouffonne des détenteurs de la parole publique, même si elle ne renie pas l’éloquence. Mais il s’agit alors de l’éloquence de l’idée, il s’agit d’argumenter, quand d’autres la mettent au service d’une personnalité, et dépassent le savoir-faire par un savoir-dire qui n’ajoute rien à la maigreur de leurs propos. L’autorité, ici, ne s’accommode pas du pouvoir, des collusions et compromissions nécessaires : elle ne le recherche pas, mais elle l’obtient a force de travail.
Il fut un temps où tout intellectuel acoquiné avec des journalistes était vilipendé ; aujourd’hui malheureusement, un intellectuel qui n’a pas sa tribune médiatique est inexistant. La rapidité des comités de rédaction demande un survol des analyses, tandis que la réflexion demande de se retirer du spectacle, de ne pas tenir un rôle, sans quoi l’on est juge et partie. Cette distance semble nuire quand elle est pourtant inhérente au travail de la pensée : il ne faut pas s’abuser soi-même en cherchant une tribune, mais d’abord produire et créer, puis plus tard tâcher de diffuser. Car le seul pouvoir de l’intellectuel, s’il en est un, tient dans son autorité morale, son intransigeance dans ses idées, par quoi il peut prétendre avoir un ascendant sur le public et les personnes décisionnaires.
Le pouvoir des intellectuels n’est ainsi pas fait de la même matière que celui des hommes et femmes politiques : les uns ont une action concrète, exercent leurs activités dans le cadre d’institutions politiques ; les autres travaillent en amont la capacité d’énoncer des solutions, la matérialité d’idées qui forment éventuellement un programme, ou l’influencent. Les uns raisonnent en terme de droit, d’autorisation légale ; les autres agissent dans la réserve, la retenue qu’imposent certains thèmes de réflexion. Aussi pour agir, il faut de concert posséder un pouvoir concret, et une autorité morale et abstraite qui vient le nourrir et le cas échéant le restreindre. Si le pouvoir des intellectuels est avant tout d’avoir une autorité, il convient pour lui de ne pas chercher une puissance qui dépasserait la force de ses idées.
Tâchant de s’exercer à s’exprimer, il s’essaie sur divers supports. Mais l’abondance des publications et émissions requiert un tri sélectif et critique de la part du lecteur/spectateur, que lui seul peut faire, lui qui finalement, véritablement, a le pouvoir : en tant qu’acteur de l’audimat, il fait et défait ceux qui se disent médiateurs, conseillers en matière de justice, instructeurs de la vérité. C’est donc lui qu’il faut habituer à une certaine hauteur de vue, à un sérieux qui partout fait défaut, et qui l’amènera par suite à opérer sa sélection en conscience et connaissance de cause. Car trop souvent on confond le populaire et le populiste, l’effort de simplicité et le degré zéro de la pensée. C’est lui qui décide de la pertinence des idées, et conforte les intellectuels ou les renie, lui que l’on doit écouter.
Je crois pour ma part à la pertinence de l’analyse, à la profondeur de vue d’un intellectuel digne de ce nom, que la réception de ses articles soit large ou non, dans la durée ou non : et puisque l’on sait que souvent il faut un long temps avant que des idées fassent leur chemin, cette question ne doit pas nous freiner mais au contraire nous inciter à réfléchir sans plus attendre. J’ai la naïveté d’y croire et la prétention de proposer un destin aux idées. Je crois à la cooptation, non des journalistes, mais des penseurs, en vue d’un éclairage que les vampires de la télévision et des tribunes ne sauraient supporter. Il faut dès lors travailler à éclairer les enjeux d’aujourd’hui pour demain, et se battre ensemble pour imposer une nouvelle manière de voir, faite de multiples points de vue, du croisement des disciplines, de la conscience des problèmes.
Le pouvoir de l’intellectuel ne tient-il pas d’abord dans ses mots ? Seuls ils peuvent nous donner une prise sur cette société, dans un travail d’énonciation qui n’est que mise à jour de la réalité. Aussi je voudrais appeler les esprits éclairés de l’Europe à prendre conscience de cette tâche qui nous attend et à me rejoindre dans un effort commun de vérité, à sortir d’un isolement qui ne peut que leur nuire, à côté de cette autre solitude qui est celle de la pensée. Je voudrais qu’ils prennent leurs responsabilités d’hommes et de femmes dont le métier est de réfléchir, et qu’ensemble nous nous mettions à inventer des solutions pour demain, à trouver les expressions dont nos lendemains ont besoin. L’espace public européen est encore en devenir ; il s’agit pour nous de lui donner une réalité, un contenu que déjà quelques-uns cernent comme possibilité.
J’appelle les intellectuels européens à me faire part de leurs idées et propositions, à poursuivre ces quelques articles en guise d’introduction par de vraies analyses de fonds en matière de politique, de données historiques, philosophiques, psychologiques. Si nous avons des droits, nous avons également des devoirs, qu’il est temps d’assumer.