Introduction au thérémine
Mystérieux instrument que le thérémine ! Lancez ce nom dans une conversation : peu connaissent cet instrument, pourtant tous l’ont à coup sûr entendu à de nombreuses reprises, dans des vieux films fantastiques ou SF, et certainement dans quelques morceaux de rock. Oui, les extra-terrestres qui débarquent, la maison du docteur Edwardes, les fantômes, c’est le théré-mine ! Good Vibrations des Beach Boys, certains vibratos pleureurs de Portishead aussi ! Les sonorités du thérémine sont mondialement connues, même si l’instrument en lui-même est confiné dans une relative marginalité.
Commençons donc par une petite présentation. Inventé en 1919 par un ingénieur russe, le thérémine, primitivement appelé ætherophone, est un instrument mélodique, possédant au minimum deux octaves et demi, composé d’un boîtier muni de deux antennes métalliques (une horizontale, une verticale). C’est un des premiers instruments de musique électronique ; en effet, son signal audio est généré par un oscillateur à tube électronique, ou plus récemment par un transistor (par exemple dans sa version Moog). Les signaux électriques sont envoyés vers un amplificateur, intégré à l’instrument ou non. Le champs électrique du corps humain, à proximité des antennes, affectera la fréquence et produira du son ; la main gauche du musicien contrôle le volume (et donc les nuances), la main droite la hauteur de la note. Le joueur a la particularité de ne pas toucher l’instrument : la première vision d’un théréministe en action, pour quelqu’un qui ignore le fonctionnement de l’instrument, peut être assez surprenante ! Burlesque incongru et gracieux, keatonien, du théréministe, souvent extrêmement raide et concentré (le jeu demande une grande précision, une maîtrise de soi - jusqu’aux respirations - à toute épreuve) et agitant tel un dément ses mains dans les airs... Étrangeté du son également : le timbre de l’instrument ressemble à une voix humaine, à la scie musicale, voire à un violon électrique. On peut le modifier plus ou moins en greffant au thérémine des pédales d’effet (par exemples celles conçues originairement pour la guitare) ; une pédale de flanger, de delay, un octaver donneront des résultats sonores intéressants, bien que nuisibles à la vie sociale.
Le génial inventeur de cet instrument singulier, Lev Termen [1], eut un destin particulièrement mouvementé : le thérémine, né dans la foulée de la Révolution russe, est plébiscité par Lénine, qui en commande un grand nombre afin qu’ils servent à l’apprentissage musical des écoliers russe. Le succès mondial ne tarde pas, et Lev Termen, pour fuir le totalitarisme du “capitalisme d’État”, s’installe aux États-Unis en 1918, où sa création est très bien accueillie et honorée de nombreux concerts. Il est dix ans plus tard kidnappé par des agents soviétiques qui le forcent à rentrer en URSS. Il ne retournera aux États-Unis qu’en 1990, à la fin de sa vie. Un excellent documentaire, Theremin, an electronic odyssey (réalisé par Steven M. Martin en 1994) retrace le destin aussi exceptionnel que tragique du père du thérémine. Pourtant, plus que par son utilisation, plutôt restreinte, dans la musique savante contemporaine (Varèse, Martinu, Chostakovitch [2]), c’est au cinéma que, dans le domaine des effets sonores, le thérémine s’est le plus illustré : citons des grands succès comme Spellbound d’Hitchcock, Le Jour où la Terre s’arrêta ou encore Ghostbusters. La musique populaire n’est pas en reste ; des groupes comme Led Zeppelin, les Beach Boys, Jon Spencer Blues Explosion, Radiohead ont eu recours aux sonorités fantomatiques du thérémine [3]. Malgré sa difficulté d’exécution (l’absence de clavier rendant la justesse des plus ardues à atteindre, même si le joueur est amené, par la pratique, à se former une sorte de “géographie mentale” [4]), son côté capricieux (sa sensibilité aux variations électrostatiques fait qu’il se “désaccorde” facilement), le thérémine traverse les époques et trouve des utilisations hétérogènes, pas simplement limitées aux bruitages : loin d’être muséifié, c’est un instrument vivant ! En témoignent de nombreux groupes actuels [5], et la communauté grandissante de théréministes sur internet.
On peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons de cette pérennité ; qu’est-ce qui plaît autant, encore maintenant, dans le thérémine ? À mon avis, le thérémine est indissociable de son histoire, et particulièrement de ses utilisations cinématographiques. Le thérémine est, depuis les années 50, un instrument connoté de manière décisive ; impossible d’entendre ce son sans penser aux fantômes ou aux petits hommes verts. Lié aux atmosphères fantastiques et SF, il fascine l’auditeur - cependant le son est daté, souvent risible. Ce son immédiatement reconnaissable est devenu un cliché, de là un émoussement des fonctions expressives du thérémine, sans que cela “castre” pour autant l’instrument, le reléguant dans les bas-fonds d’un postmodernisme citationnel et ricaneur ! Il en devient l’instrument idéal de la distanciation ludique ; inconcevable au premier degré, il implique l’auditeur pour qu’aussitôt le poids de la connotation le fasse relativiser et tempère son effroi né d’une “voix” inhumaine, désincarnée. De là, selon moi, son actualité, son charme déviant. Le plaisir né du thérémine est lesté d’histoire, de souvenirs, de références - c’est le plaisir esthétique de la mise à distance de la peur, de sa dé-naturalisation ; l’effet est trop connu pour provoquer l’adhésion naïve, avec cet instrument nous sommes toujours dans le domaine du jeu ; impossible d’oublier en entendant ces étranges sonorités qu’il s’agit d’un artifice, d’une convention générique. Quel réalisateur de films utiliserait le thérémine sans prendre en compte ces données ? Par comparaison, les ondes Martenot, si proches du thérémine, sont largement moins connotées ; ne reste que le pouvoir de fascination pure, le sublime “cosmique”, sans l’aspect ludique. Le son du thérémine, c’est une interpellation paradoxale, striée de brèches de dérision, qui fascine et amuse, fait peur et sourire en même temps. Jouir de ce qui devrait déplaire, sinon effrayer : on touche à l’essence même du plaisir esthétique, de la catharsis. L’inquiétante étrangeté est toujours contrebalancée par un grotesque aimable et léger. Participation et distanciation : le son du thérémine est ressenti comme appartenant au monde du semblant, de la fiction et se maintient donc exclusivement dans ce que Winnicott a nommé “l’aire transitionnelle”. Il n’aliène (!) pas. Voilà donc quelle semble être à notre époque l’esthétique séduisante du thérémine, à travers ses multiples actualisations sous forme de bruitages, de nappes harmoniques ou de mélodies.
Et concrètement, comment pratiquer le thérémine aujourd’hui ? On trouve plusieurs types de thérémine à des prix divers, l’entrée de gamme (mis à part les jouets comme le mini thérémine Gakken, par ailleurs fort amusants dans un tout premier temps) serait le modèle B3 de Dan Burns, qui offre une qualité de son tout à fait satisfaisante, à condition de l’agrémenter d’une pédale de delay digital. La gamme de thérémines Moog (Etherwave standard ou pro), pour un prix plus élevé, fait aujourd’hui référence. Un amplificateur de son est également nécessaire : si un ampli de guitare peut éventuellement faire l’affaire, je conseille plutôt un ampli de synthé, ou mieux : l’ampli Moog TB-15 spécialement conçu pour le thérémine. Les professeurs étant rares, les théréministes novices peuvent puiser sur internet : figurent sur Youtube un certain nombre de vidéos didactiques montrant les bases de la pratique du thérémine, ou donnant quelques conseils techniques pour obtenir un son optimal (je recommande celles de Thomas Grillo et de Chris Howe). À signaler aussi : le site etheremin.com, plateforme francophone consacrée au thérémine, incontournable (rappels historiques, ressources en ligne et forum, permettant d’échanger avec des passionnés de thérémine). Longue vie à ce merveilleux instrument !
Lev Termen fait une démonstration de son instrument