« Naître, vivre et mourir dans la même maison. »
SAINTE-BEUVE
Tout au long de ces années, je n’ai cessé d’éprouver un sentiment d’étrangeté quant à ma personnalité. Malgré la volonté commune à tous les hommes de se connaître soi-même, j’ai le sentiment d’avoir toujours été mené par la part obscure de mon être : celle-là même qui m’a poussé à explorer et à franchir mes limites intérieures. Pour comprendre le processus complexe de l’insidieuse déchéance qui allait concourir à ma perte, il faut remonter en amont, durant ma lointaine enfance où sévissait déjà, à la plus grande stupéfaction de mon entourage, mon tempérament fantasque. Comme tous les enfants, j’inventais des histoires à partir des éléments de la vie que je recueillais autour de moi et que je transformais au gré de mon imagination débordante. Comme tous les enfants, je m’identifiais aux personnages de mon invention qui animaient ces histoires que je me racontais. Comme eux, j’entretenais des rêves qui chez moi étaient multiples. Ce qui me différenciait des garçons et des filles de mon âge c’était le sentiment que mon univers était bien réel. J’étais un jour ceci, le lendemain cela, dans un monde conçu par moi et pour moi. Ce processus se poursuivit jusqu’à un âge avancé et l’on alla jusqu’à me prédire une vocation d’artiste. Malheureusement, il n’en fut rien, la virtualité que j’entretenais allait croître à la façon d’un travers n’existant hélas ! que par et pour moi-même.
Étant d’un pays, d’une région, d’une ville, d’un quartier et même d’un milieu duquel il m’eût été bien difficile de m’extraire, j’ai beaucoup vécu d’espoir avant d’échouer lamentablement, de tout rater. Malgré tous les efforts qu’il me fut permis de déployer pour échapper à une destinée par trop établie, force était de constater qu’il ne me serait pas possible de me réaliser dans la vie comme j’aurais pu le souhaiter. Je pratiquai donc un métier de circonstance, avant de basculer dans l’inactivité forcée d’un chômage technique de longue durée. Dans cette sorte de placard encombré qui me servait d’espace de vie, je ruminai tous mes espoirs déçus. Me trouvant dans une impasse morale dont le monde moderne garde le secret, outre de ressasser des nuits entières mes illusions perdues, je dramatisais davantage en pensant à l’avenir. Seul, étendu sur mon matelas des heures durant, à la lueur d’une bougie, je gardai les yeux rivés sur un plafond désespérément vide, et, au fil du temps, sans espérance aucune, ce dernier devint semblable à une page blanche qu’il me fallait remplir simplement pour ne pas devenir fou.
C’est alors que je me mis à longuement songer à tout ce que j’aurais voulu faire dans la vie, tout ce qui, par la force des choses était devenu pour moi inaccessible. Mon inactivité forcée m’offrait tout le loisir de m’y employer. Je fantasmai donc librement sur des perspectives autrement dorées et m’amusai à retracer des destins imaginaires pour lesquels j’obtenais des résultats véritablement remarquables. En me souvenant des rêveries de mon enfance, avec toutes ces histoires que je me racontais, ces exploits que je vivais par procuration en incarnant de multiples personnages qui peuplent les contes de fées, il me semblait pouvoir réinventer la vie encore tout autrement. Ayant eu largement le temps de me sonder, ce qui est l’avantage d’être sans emploi, à ma plus grande surprise et par-delà mes insuffisances, j’exhumai un potentiel enfoui. En quête de ma propre humanité, j’avais le sentiment, qui procédait des mécanismes de mon enfance, dans un monde de tous les possibles, de pouvoir visiter des personnalités diverses, de sonder des caractères à travers mes pérégrinations mentales qui allaient du nerveux au flegmatique, du colérique à l’apathique, de l’amorphe au passionné auxquels je m’identifiais tour à tour ; dans un état d’éveil paradoxal, je passais également en revue les tendances qui eussent pu être miennes en d’autres lieus, les besoins et les désirs nouveaux, selon des principes altruistes, égoïstes, bienfaisants ou malfaisants, sadiques ou masochistes du premier venu. Je m’intéressais à toute raison d’être, notamment celle des êtres doués, des chanceux, des ambitieux, des conquérants, m’abandonnant des jours entiers à survoler en rêve des époques variées, à découvrir des civilisations proches ou lointaines, en étant tantôt ceci tantôt cela, selon les mœurs variées des époques, la sémiologie du moment. Naturellement, je répertoriai aussi des vies sans intérêt desquelles je puisais la quintessence d’un ennui sans fin. Ne mettant aucune limite à mes transports virtuels, en parfait dilettante j’abordais tous les sujets, qu’ils soient anthropologiques, philosophiques, artistiques, historiques, astronomiques, astrologiques, théologiques… désireux de percer le mystère des religions monothéistes, pour ensuite me pencher sur le paganisme et ses symboles occultes ; je m’intéressais ensuite à la démonologie et ses archaïsmes sans pour autant éprouver le besoin de pratiquer des rituels, de croire en la métempsychose ou encore de devenir un adepte du paranormal. J’étais, comme dirait le philosophe : « Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Passionné par la peinture et ses grands-maîtres, le contemplatif en moi avait la conviction de savoir peindre sans éprouver le besoin de mélanger des couleurs sur une palette ; de même pour la musique pour laquelle j’estimais qu’une oreille délicate suffisait : nul besoin d’apprendre à jouer d’un instrument pour en puiser la quintessence ; je ressentais aussi tant de beauté au contact d’un style littéraire que j’alignais élégamment des mots, des lignes, des phrases qui se transformaient en odes exclusivement dans ma tête. Après des années d’aveuglement volontaire, j’estimais n’avoir jamais été évalué à ma juste valeur, et par moi-même et par les autres. Explorant et, passant virtuellement d’une discipline à l’autre, d’un métier à un autre, d’une identité à une autre, d’un état de conscience à un autre, avec une facilité déconcertante. Pour la plus grande satisfaction de mon ego, je m’appropriai le vécu d’autrui que j’imaginais intuitivement dans ses moindres détails, avec des hauts et des bas, de la droiture aux pires travers, des succès foudroyants aux rêves avortés, tout y passait ; et, selon l’idée que l’on fait souvent bien moins que ce qu’on veut, et que l’on projette bien plus que ce que l’on peut, je me bornais à sonder les aspirations des gens sans trop me soucier de vraisemblance, mais toujours en quête de valeurs universelles.
Avec le temps, il me sembla avoir parcouru, par la seule force de ma pensée, toute l’étendue de la condition humaine, de la grandeur à la bassesse, de la profondeur au vide intégral, du savoir absolu à la méconnaissance totale. Vertueux aujourd’hui, décadent demain, je sondais ma sobriété et mes excès. Successivement philosophe, ermite, poète, prophète et martyr, et parfois plus modestement un imbécile, à mes meilleurs moments je sentais sourdre en moi beaucoup d’humanité : il me semblait, en exploitant tout l’éventail de mes capacités cognitives, pouvoir accomplir de grandes choses, réellement. Ce que je me refusais, malgré mon grand intérêt pour le genre humain, mais pour ne rien céder au pouvoir temporel. Voyageant beaucoup sans quitter ma chambre, apprenant beaucoup sans quitter mon lit, j’étais si enthousiasmé par mon activité solitaire que j’en oubliais de sortir, manger et même de dormir. Je me sentais vivre avec une intensité telle, que je réalisai avec le recul avoir éprouvé un récent mal-être auquel je pouvais me féliciter d’avoir mis un terme. Dorénavant, mon élévation intérieure seule importait. Je pouvais ressentir une nette évolution au sein de ma personne morale me permettant d’aborder sans relâche et avec beaucoup d’assurance le principal objet de mes passions : la vie des autres. Ce qui, hélas, ne devait durer encore qu’un temps. J’avais occulté le fait qu’en explorant l’aventure humaine, il me fallait me colleter à la dimension dramatique et tragique de l’existence, à la possible inanité du grand tout. De l’émancipation dans la violence et le sang à la propension inconsciente de tout détruire, je passai en revue un registre autrement mortifère, là où la vie se nourrit d’elle-même et demeure le suprême aliment, là où des forces démoniaques rivalisent d’intentions. Je me confrontai au côté obscur de la nature humaine que nul dieu ne pouvait préserver de l’influence néfaste d’un environnement originairement hostile. Je pouvais visualiser à la fois la voracité du monde et les actes terribles, les infamies que j’eusse pu moi-même être amené à commettre selon les circonstances qui mènent un homme à nuire à un autre. Je répertoriai avec étonnement un lot de tendances négatives en moi, dont cette humeur assassine qui m’éprouvait en toute circonstance. Au détour de ma personnalité multiple, je pouvais distinguer les rôles d’affreux, de scélérats qu’il m’eût été possible d’endosser, les actes innommables qu’il m’eût été possible d’accomplir. Il y avait en moi la plaie et le couteau, le bourreau et la victime, l’ange et le corrupteur. Tout cela ébranlait les fondements de mon être. Ressentant cela dans ma chair et dans mon sang, ainsi que dans les moindres recoins de mon métabolisme défaillant, j’aurais voulu par moment ne plus penser, ne plus être un homme, n’être rien. La pensée du suicide m’étant inconnue jusqu’alors, je me sentais envahi de pulsions de mort récurrentes, de celles qui sont capables d’ébranler le psychisme tout entier. Dans le but d’étudier ce phénomène pour moi nouveau, je me débarrassai sciemment de mes utopies et me privai petit à petit de tous les attraits de l’existence, jusqu’à n’avoir plus goût à rien. J’allai jusqu’à ressentir l’absence de toute volonté de vivre et le frisson de la sensation ultime que l’on éprouve sur les cimes du désespoir. Toutefois, à de telles hauteurs, induisant de conséquentes modifications cérébrales, il n’est pas rare de parvenir aux degrés les plus élevés de la spiritualité inhérente à la pleine perception de l’insignifiance des choses. Au lieu de me suicider je m’exerçais plutôt durant une longue période, au soufisme et au chamanisme, visitant parfois en songes des temples bouddhistes.
Me refusant à l’admettre, j’avais pourtant considérablement changé. Comment aurais-je pu supposer que mon hygiène de vie réelle puisse nuire à mon génie naissant dans une autre dimension ? Le véritable ennemi, je le sentais, était mon corps qui entravait mon extraordinaire expérience. Je me retrouvai contrarié par la synergie que réclame l’organisme dont on est tributaire. La machine corporelle, naturellement conçue pour déployer une somme d’énergie considérable, ne pouvait souffrir chez moi d’un quelconque ralentissement. Mes muscles s’étant atrophiés à force de limiter mes déplacements, mes articulations me faisaient souffrir, je me mouvais péniblement pour effectuer les gestes du quotidien. Ne me désaltérant pas assez, mes reins me faisaient souffrir, mon teint était devenu jaunâtre à cause des dysfonctionnements de mon foie. Les affres qui m’étreignaient graduellement entravaient ma libre pensée, altéraient chacune de mes réflexions. Tandis que les aiguillons de la douleur martyrisait mon enveloppe charnelle, mon esprit, lui, insidieusement vacillait et je sombrai dans une sphère psychique assez mal connue et très peu guérie. Je sentais en moi la mise en œuvre d’une désagrégation complète et définitive. Selon une tournure d’esprit que je ne peux pas expliquer afin de positiver ma situation, j’imaginai faire l’objet d’une heureuse mutation, de devenir quelqu’un d’autre. Celui que l’on n’est pas. À mes meilleurs moments, je me fis l’effet d’une chrysalide en plein devenir, une créature en gestation. Pour ne pas me laisser troubler davantage par les étapes successives et métaboliques devant me mener vers mon apparence finale, je dissimulai les miroirs et évitai autant que possible de croiser mon image dans toute surface réfléchissante. Ce fut, hélas ! sans compter le regard des autres. Bien que je sois l’une des figures les moins connues et les plus insignifiantes de mon quartier, ma transformation ne passa pas inaperçue, j’étais persuadé que les gens se retournaient sur mon passage, m’épiaient dans mes moindres faits et gestes, comme s’ils se trouvaient en présence d’un phénomène de foire. Si certains se demandaient qui j’étais, d’autres plutôt que de s’enquérir de mon état de santé ou d’appeler une ambulance, m’évitaient avec le plus grand soin. Il me semblait en voir changer de trottoir. Je croyais discerner des expressions de peur chez les plus émotifs, du mépris chez les plus aguerris, du dégoût chez la plupart. Nul ne pouvait comprendre que je vivais une expérience unique et que surgissait peu à peu mon véritable moi.
Et puis, il y eut cette journée particulière où me vint un sentiment aussi bizarre qu’insolite. Ayant fait l’objet de cette lente et progressive transformation, je réalisai un beau matin n’être plus du tout celui que j‘avais été, et ne me souvenai même plus de mon nom. Lorsque je me mis à analyser en quoi consistait le changement fondamental qui s’était opéré, devant un miroir je ne découvris pas celui que j’avais espéré devenir. Des années s’étaient écoulées, j’avais un peu vieilli, sans doute étais-je plus proche de ce que j’allais être, de ce que j’avais été. Je notai des rides d’expression qui apportaient beaucoup de vécu à mon apparence délabrée : toutes ces vies que j’ai vécues sans qu’aucune ne me retienne. Pareillement à ces vieux qui vivent dans des corps de jeunes gens, moi, encore aujourd’hui je me sens jeune dans un corps flétri. Outre cela, je sens qu’il existe bel et bien en moi un être affligé d’un terrible fardeau ayant pour nom l’existence, qui évolue en marge de mon être intime ou mon moi profond si l’on préfère. Je sais qu’il est là, puisque à chaque instant je peux le sentir s’agiter, s’insinuer dans les ramifications de mon être intime qu’il cherche à dominer de toutes ses forces. Je devine son don d’ubiquité qui lui permet de m’analyser, d’entraver chacune de mes actions, de désavouer une à une mes pensées avec un semblable dédain. De même, je peux lire son mépris au sujet des quelques espoirs que je peux encore entretenir. La noirceur de son âme est telle qu’il démoralise le vieillard en moi, par moments il me fait même peur. Plus ça va, moins nous nous supportons l’un l’autre ; or, il n’est pas rare que je le sente chanceler, osciller, il voudrait encore goûter aux joies de la vie, s’illusionner encore… hélas ! sa décrépitude le lui interdit. Je le devine à la fois profondément déçu par la vie et désespéré de devoir la quitter un jour. Jusqu’à ce que… je devine, je sente qu’il est au seuil de la mort… soudain je réalise avec stupeur qu’il cherche à m’entraîner avec lui dans sa chute !