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Les faussaires 

mardi 6 mai 2003, par Radu Lungu (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

Comme le loup ressemble au chien et ce qu’il y a de plus sauvage à ce qu’il y a de plus apprivoisé ! Si l’on ne veut pas se tromper, il faut se tenir toujours en garde contre les ressemblances ; car c’est un genre très glissant.

C’est avec ces mots du "divin Platon" que l’Humanité inaugura l’impitoyable guerre de ses "religions" - le vrai et le faux -, où l’armistice est parfois concevable (on parle alors du "vrai mensonge"), mais la paix n’a jamais de place.
Et pour nous initier dans l’art du mensonge emblématique, Platon inventa de toutes pièces l’Atlantide, récit véridique dit-il, ne "venant" pas des dieux, mais - idée chère aux Grecs - transmis par un homme, le "sage" Solon, bâtisseur de démocratie.
Amicus Plato, sed major amica veritas, parmi des amis de Platon, mais amis plus de la Vérité. Personne n’est donc a priori au-dessus du soupçon ? Peut-être, sauf la Vérité elle-même...

Le faux se présente sous toutes sortes de formes (A. Grafton) ; ce qui fait sa force en face de la vérité qui, selon une boutade d’Anatole France, a la faiblesse d’être unique. Les faussaires inondèrent le champ de la tradition écrite occidentale, de "contrefaçons" - reproductions frauduleuses d’une œuvre littéraire ; d’apocryphes - textes dont l’authenticité n’a pas été suffisamment établie ; de "mystifications" pour abuser de la bêtise humaine ; de pseudépigraphes - faux de bonne foi (!?) ; d’infidèles traductions - traduttore, traditore ; de fragments extirpés de leur contexte - amputations de livres estropiés par préméditation ; de " révisions " en quête du faux "par conviction".

Il y a, d’abord, le faux historique. Tout de suite après le "siècle de Périclès", le IVe siècle avant J.-C. - "âge d’or" des faussaires et critiques - produit au bénéfice de ses cités et sanctuaires des signes d’un passé héroïque. Chef-d’oeuvre de fraude littéraire, l’Histoire d’Auguste (IVe siècle après J.-C.) nous rappelle cyniquement qu’"en ce qui concerne l’histoire, il n’existe aucun auteur qui n’ait fait quelques mensonges". Pour lui apporter de l’eau au moulin, les nouvelles "nations" médiévales s’acharnent à se trouver un ancêtre troyen et, plus tard, les historiographes des Habsbourg attribuent à la Maison d’Autriche une descendance juive antédiluvienne... De quoi renforcer, en pleine période des Lumières, le pessimisme d’un Gibbon convaincu que l’histoire "est, en fait, à peine plus que la compilation des crimes, des folies et des infortunes de l’humanité".

La fraude légale va de pair... Les cités grecques éditent de leur propre gré quantités d’inscriptions officielles prouvant leurs droits et leurs possessions. Le faux médiéval le plus littéraire et le plus complexe, la Donation de Constantin, texte célèbre rédigé au VIIIe siècle, résume la dispute séculaire entre ceux qui essayèrent - papes catholiques et princes chrétiens - de fondre spirituel et temporel en la matrice étroite de leurs intérêts obscurs. L’Empereur Constantin, créateur de l’état chrétien (313 après J.-C.), aurait "légué" à l’Eglise papale l’empire d’Occident tout entier... Pendant des siècles l’autorité papale imposa l’apocryphe comme authentique et digne de foi à des fidèles repentis dans les Canossa de leurs esprits.

Même la foi n’échappe pas à la règle. La Lettre d’Aristée, long texte en prose (IIe siècle avant J.-C.), prétend, brillamment d’ailleurs, nous expliquer la supériorité de la Bible grecque en usage à Alexandrie (la Septante) aux dépens du recueil hébraïque de Palestine. Les premiers chrétiens produisent une grand nombre de textes exclus ultérieurement des écrits canoniques ; Saint Augustin se voit l’oeuvre "complétée" par quelques interpolations...

L’idéologie se permet les coups les plus bas. Tronqués, vulgarisés, défigurés, Marx et Nietzsche reçoivent des geôliers des peuples, l’emploi tragique de l’anéantissement. Des révisionnistes de tout genre "repensent" l’histoire, traitent de faux toute preuve contraire à leur a priori, "assassinent la mémoire".

Et pour que la fête de l’esprit soit au comble, même les Belles-Lettres "s’enrichissent" de quelques Sophocle, Eschyle, Cicéron, César ou Shakespeare, la philosophie de "nouveaux" Platon ou Aristote.

La fortune du faux au travers des siècles nous amène à nous questionner sur la propension de l’homme à s’abuser lui-même, mundus vult decipi, ergo decipiatur, le monde veut être trompé, qu’il donc le soit ! Même les esprits les plus éclairés - lettrés ou scientifiques - se laissent parfois emporter par enthousiasme ou tentation.

Faussaire et Critique - dioscures enlacés dont les efforts de perfectionnement constituent un stimulus réciproque. Parents complices, ils se consacrent, le premier à engendrer des futurs prétendants à la gloire de l’esprit, le deuxième à séparer l’ivraie du bon grain, les "bâtards" des "légitimes", selon les termes utilisés dans les listes dressées par les bibliothécaires athéniens. Partenaires indissociables, faussaire et critique s’entredéchirent dans leur guerre psychologique jusqu’à la compréhension... Reitzenstein, le grand critique du début du siècle, voit dans le faussaire un partenaire digne d’attention.

Faut-il innocenter certains faussaires ? Erasme, l’humaniste, ne dirait pas le contraire... Un des plus grands pourfendeurs du mensonge et de l’erreur fabrique le De duplici martyrio (Des deux formes de martyre), oeuvre patristique majeure à la rencontre de sa vision d’un Christ voisin de l’homme. La tentation guette chacun, même le monde "objectif" des scientifiques où un Ptolémée, un Galilée, un Newton inventent des observations, des expériences au secours des théories qui constituent les remparts de notre certitude physique.

Faut-il condamner les autres, êtres branlants poussés par le diable de l’apparence ?

Il y a ceux qui commettent des faux par bouffonnerie, par amusement ou dérision. Héraclide du Pont (IVe siècle avant J.-C.), le pauvre, en fait les frais par son entêtement : le stoïcien Denys l’Héraclée, habitué des tavernes, insère dans une fausse tragédie de Sophocle, que Héraclide tiendra obstinément pour vraie, des acrostiches railleurs à son sujet.

Il y a ceux qui s’y emploient par haine (et tous les moyens sont bons) : au début du XXe siècle, John Payne Collier, faussaire de Shakespeare, tombe à son tour dans le piège du "Vieux Correcteur" : il considère comme authentiques des interpolations de l’in-folio du Grand Will qu’un de ses adversaires, conservateur au British Museum, avait annotés habilement.

Il y a ceux qui inventent pour réconforter leur conscience. Erasme en est un exemple. Nanni, un dominicain, à la fin du Moyen Age, amplifie et dramatise les faits des saints.

Il y a des faux consacrés à l’amour du passé ou d’un personnage du passé. C’est le cas des Actes de Saint Paul, ou des textes "étrusques" ou "gothiques" rédigés aux XVII-XVIIIe siècles.
Il y a les vaniteux, les ambitieux, les carriéristes, mais la liste est trop longue pour s’attarder à des "notoriétés" du genre.
Et les grands faussaires du XXe siècle, les grands manipulateurs des masses et de leur puissance, dans quelle "galaxie" les situer ?

Quittant aguerris la "galaxie" de Gutenberg, le son et l’image remplacent insidieusement les écrits, pour nous égarer dans les routes labyrinthiques de la propagande, de la communication.
Les techniques changent, les moyens témoignent d’une certaine continuité dans l’exercice de la fraude.

Si la subtilité et la force du détail évocateur restent le principal argument, la parution d’un faux s’accompagne de plus de bruit possible, de publicité tapageuse. La "marchandise" était réunie dans des volumes superbement imprimés et ornés chez Nanni ; on nous propose maintenant de la "réalité virtuelle", pourtant inexistante, par le truchement des raffinées images elles-mêmes truquées.

Et pour donner plus d’éclat à la parution, on utilise les noms de personnages illustres, on leur attribue des faits privés, on agresse leur mémoire. Un faux épitaphe publié en 1485 témoignait de l’affection et de la tristesse de Ciceron, suite à la mort de sa fille unique, Tulliola. Toujours pendant la Renaissance, Pierre Hamon "rédigea" le testament de Jules César ! Aujourd’hui le visuel développe l’"art du spectacle", en impliquant ses hérauts - "stars" et "hommes publics" -, de vrais (?) sources humaines, pour accréditer sa "réalité", pour nous commander les rêves...
Les rajouts, les interpolations d’autrefois, écrits en marge des textes et des vérités, s’apparentent subrepticement aux "images subliminales" collées pour déjouer notre sens critique, nos consciences.

Au révisionnisme "classique", discours qui remplace le réel par le fictif, qui colporte preuves et témoignages, on ajoute un "révisionnisme électronique", colporteur d’images potentiellement manipulables.

On "virtualise" presque tout, la violence comme l’espoir, la sexualité comme l’amour, en nous faisant ignorer les plus beaux mots de passion complice : "The more I have/The more I give/For both are infinite"...

Le propre du mensonge est de se présenter comme étant la vérité. Comme le remarque Pierre Vidal-Naquet, un discours ne devient dangereux que lorsqu’il s’appuie sur un pouvoir d’Etat et acquiert un statut de monopole ; le stalinisme, le nazisme y sont l’"exemple"... "Et s’il appartient à d’autres de mentir, c’est aux chefs de la cité, pour tromper, dans l’intérêt de la cité, les ennemis ou les citoyens ; à toute autre personne le mensonge est interdit" ; malheureux Platon, patron du "mensonge utile" qui "ressource" les mythes nationaux, les nationalismes, les "raisons d’Etat". Mais si le faux peut être l’apanage de l’autorité, "la vérité est fille non de l’autorité, mais du temps" (Bacon).

La fraude - un des signes d’une civilisation décadente (Spengler) ?
Certainement, l’emprise du faux dénote l’infirmité, la perdition d’une société.

"Est-ce à dire qu’il faut capituler devant la négation, glisser peu à peu vers un monde où tout se vaut, l’historien et le faussaire, le fantasme et la réalité, le massacre et l’accident de voiture ?" (Pierre Vidal-Naquet).

Analphabètes de l’image ou apathiques de l’événement, sommes-nous déjà les victimes irrécupérables des nouveaux asservissements de l’esprit ?

La Résistance, le Sens Critique et surtout la Mémoire sont l’outil de notre lucidité ! Dans chaque instant, dans chaque cas, l’Histoire - mémoire et morale confondues - a été la clef de voûte de nos misères, aussi de nos choix, de nos permanences. "Par-delà bien et mal" elle nous permet de nous rapprocher, à chaque fois, un peu plus de la Vérité.

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