Le « très modeste » [1] livre de Luc Ferry [2] a, depuis sa sortie en septembre dernier, fait un tabac - prix Médicis, interviews sur toutes les chaînes [3]... - et nous a bien aidés. En effet, près de la moitié du Nouvel Ordre écologique étant consacrée au mouvement de libération animale, ce succès fait qu’aujourd’hui, au moins, on sait en France que cette lutte existe.
L’ouvrage est, essentiellement, une défense de l’humanisme, donc une attaque contre la libération animale d’une part, et l’écologie de l’autre - toutes deux accusées de naturalisme. On verra ce qu’il en est - comment cette accusation peut bien se retourner contre l’humanisme et le spécisme. L’attaque de Ferry contre l’écologie est pour nous quelque chose de positif, parce que sur le fond les arguments qu’il développe sur ce thème sont en grande partie les mêmes que les nôtres, et ceci malgré le caractère assez insultant du niveau auquel elle est tombée dans les médias. J’aurais donc du bien à dire de ce livre ; mais j’en dirai surtout du mal, parce que j’en ai aussi beaucoup à dire, et que l’auteur reçoit par ailleurs assez de publicité sans nous [4].
Ferry et les animaux non humains
Que signifie pour lui cette négation des droits des animaux ? Prise littéralement, sa formule n’est pas antithétique à la libération animale. Selon Tom Regan, les animaux, humains ou non, possèdent des droits [8], dont découlent nos devoirs ; mais les utilitaristes comme Peter Singer pensent à l’inverse qu’au niveau éthique fondamental nul ne possède de droits, et qu’il n’existe que des devoirs que les humains typiques ont envers tout être sensible - qu’il soit humain ou non. Ferry partage-t-il la position de Singer ?
Singer et Regan se rejoignent sur un point fondamental : quelle que soit notre éthique, elle doit s’appliquer fondamentalement de la même façon aux humains et à au moins certains autres animaux. Or Ferry accorde des droits aux humains et à eux seuls. En réalité ce qu’il dit en substance dans sa formule est que nous aurions des devoirs non pas envers les animaux, mais à propos d’eux [9]. Nos devoirs les concernant auraient en fait pour objet indirect les humains, leurs sentiments, ou l’humanité au niveau concret ou symbolique - jamais les animaux eux-mêmes [10]. Cette position, celle des devoirs indirects, est très classique et a donc quelque chose de rassurant [11]. Elle semble au moins interdire les cruautés les plus gratuites, pourtant elle est dans son principe tout à fait brutale. Il n’y aurait en effet rien de mal en soi dans la souffrance non humaine, même la plus atroce, tant qu’aucun humain n’en est affecté.
La « zoophilie » et le nazisme
tous les hommes [sont] des nazis.
Isaac Bashevis Singer, Enemies : A Love Story
Une certaine brutalité se dégage aussi de la façon dont Ferry assimile beaucoup de gens aux nazis. Ayant moi-même déjà dit à maintes reprises pourquoi, à mon sens, l’écologie, tant dans sa version intégriste (Deep Ecology, ou « écologie profonde ») que dans sa version apparemment plus « douce » (l’écologie « de tout le monde », qui condamne, mine de rien, l’homosexualité et/ou le végétarisme en tant que pratiques « contre nature ») est une idéologie réactionnaire [12], c’est avec quelque plaisir que je l’ai vu dire la même chose. C’est par ailleurs avec moins de plaisir que je l’ai vu tenter d’assimiler le mouvement de libération animale à l’écologie.
C’est surtout avec beaucoup de déplaisir que je l’ai vu vouloir assimiler tant l’écologie que la libération animale au nazisme. Quand on veut mettre en valeur le caractère réactionnaire d’une doctrine, la tentation est toujours grande d’introduire une comparaison avec le nazisme. Malheureusement, cette facilité, à laquelle Ferry cède sans retenue, transforme rapidement le discours en invective, où le « comme Hitler » tient lieu d’argumentaire. Il devrait pourtant sembler évident que faire quelque chose « comme Hitler » n’est pas en soi déshonorant. Que les nazis aient construit beaucoup d’autoroutes ne fait pas en soi de la construction d’autoroutes un acte barbare - comme le dit Ferry lui-même [13].
Pour rendre significative la comparaison d’une idéologie avec le nazisme, pour qu’elle soit autre chose qu’un simple constat de coïncidence, il faudrait montrer et analyser en quoi les éléments communs qu’elle dégage entre le nazisme et l’idéologie critiquée sont liés à ce qui dans le nazisme est condamnable - par exemple, au racisme, au mépris, à la volonté de tuer et de faire souffrir [14]. Si la démonstration et l’analyse de ce lien ne sont pas pas faites, la comparaison avec le nazisme n’a aucune signification morale ; et si elles le sont, cette comparaison devient, sinon superflue, du moins secondaire : elle ne peut plus servir que d’illustration. Il s’agit néanmoins d’une illustration dangereuse, tellement la charge émotionnelle liée à la référence au nazisme est aveuglante [15]. La campagne médiatique à laquelle Ferry se prête avec complaisance illustre bien ce danger ; elle tend à insulter des militants qui non seulement ne le méritent pas, mais qui très souvent même ont par ailleurs, bien plus que la moyenne des gens, y compris que la moyenne des journalistes, consacré au cours de leur vie une part élevée de leur temps et de leur peine à combattre le racisme et d’autres formes d’oppression et de souffrance humaines. Un certain nombre de militants de la libération animale, ainsi que moi-même, ressentons assez mal que le premier mangeur de viande venu, qui généralement n’a jamais, lui, fait grand chose contre le racisme, s’autorise, aujourd’hui avec encore plus de hardiesse qu’avant la parution du Nouvel Ordre écologique, à nous éructer que « Hitler aussi était végétarien [16] ». Rappelons que les militants de la libération animale sont des progressistes, et se réclament des luttes antiracistes et antisexistes, auxquelles ils ont souvent participé et continuent à participer, et dont ils voient la libération animale comme le prolongement logique [17]. Enfin, même les écologistes, qui sont le plus souvent eux aussi des gens progressistes malgré le caractère intrinsèquement réactionnaire de l’écologie, peuvent s’estimer outragés par l’outrance de la campagne ferrysio-médiatique.
Si la libération animale a eu jusqu’à présent plus de succès dans les pays anglo-saxons qu’en France, c’est peut-être en partie parce que là-bas il existe une certaine tradition du débat démocratique, qui pousse les gens à accepter d’examiner même les thèses qu’ils trouvent a priori extravagantes ou scandaleuses [18]. Au contraire, les intellectuels français de gauche et/ou démocrates ont eu (depuis Sartre ?) fortement tendance à refuser les débats de fond en particulier sur le racisme, classant a priori ces idées non parmi les opinions, mais parmi les symptômes de la mauvaise foi - et leur laissant du coup le champ libre. Aussi, dès lors qu’une idée dérange - et c’est bien le cas de la libération animale - la tentation est grande de trouver un moyen quelconque pour l’assimiler au nazisme et au racisme, et donc à la mauvaise foi, pour faire l’économie d’un débat qu’on ne sent pas gagné d’avance. Quoi qu’en dise Ferry [135], c’est ici plus qu’outre-Atlantique que se ressent la pression de la political correctness.
Venons-en à la substance de sa comparaison entre la libération animale et le nazisme. Elle passe par une voie directe et une autre, indirecte. De la première il ressort que « l’amour des animaux » n’empêche pas « la haine des hommes » ; suivant la voie indirecte, Ferry assimile la libération animale à l’écologie, laquelle elle-même est comparée au nazisme. Comme nous récusons l’assimilation de la libération animale à l’écologie - voir plus loin - je ne m’attarderai pas sur la comparaison entre l’écologie et le nazisme, malgré l’indélicatesse du procédé que j’ai mentionnée.
Examinons la voie directe. Ferry exhibe [181 et suiv.] trois lois nazies datant de 1933 à 1935 : la « loi de protection des animaux », la « loi du Reich sur la chasse [19] », et la « loi du Reich sur la protection de la nature ». L’opération est quelque peu forcée. Ferry s’attribue le mérite de la redécouverte de ces textes, dans une bibliothèque allemande [20], alors que ceux-ci avaient déjà été analysés au début de cette année dans une revue américaine par Arnold Arluke et Boria Sax [21]. Il s’agirait, selon Ferry [29], qui prend pour argent comptant les dires des nazis, des lois les plus avancées pour leur époque, voire jusqu’à nos jours, dans le domaine de la protection animale [22] ; à l’entendre, on croirait que sous Hitler les non humains étaient traités comme le veut la libération animale [23]. En particulier, les nazis auraient été les premiers à protéger les animaux pour eux-mêmes - les lois de protection animale antérieures ayant toujours eu comme but premier, selon Ferry et la propagande nazie, de protéger indirectement les humains [194]. Cela est faux : s’il est vrai que les lois de protection animale du XIXe siècle sont formulées pour autoriser cette interprétation, il n’en reste pas moins qu’elles ont été votées sous la pression de militants dont le but était clairement de protéger les animaux eux-mêmes contre la souffrance [24]. En outre, les lois plus récentes, passées en Angleterre par exemple sous la pression du mouvement de libération animale, protègent certains animaux d’élevage pour eux-mêmes, en dehors de toute vue du public, et contre la volonté de leurs « propriétaires ».
La zoophilie nazie n’en reste pas moins réelle, et constitue donc un paradoxe dont je ne donnerai bien sûr pas la solution définitive. On peut imaginer avec Arluke et Sax que la zoophilie ait « permis aux [dignitaires] nazis de se ’dédoubler’, et ainsi de maintenir une image bienveillante d’eux-mêmes tout en continuant à se comporter de façon insensible ou cruelle envers les humains [25]. » Au niveau idéologique, par ailleurs, il est évident que les non humains, n’étant par définition pas interféconds avec les humains, ne risquaient pas de « polluer » la « race supérieure », ce qui était une des accusations majeures des nazis contre les humains des « races inférieures » ; les nazis ne se voyaient donc pas cette raison-là de haïr les non humains. On voit qu’il y a loin de ces fantasmes aux préoccupations du mouvement de libération animale.
« L’amour des bêtes », donc, n’empêche pas « la haine des humains » - on s’en serait douté. Une telle opposition zoophilie/anthropophilie n’est possible que dans un contexte où l’on attribue déjà à l’opposition animalité/humanité, et aux oppositions biologiques en général, une valeur morale et symbolique puissante, comme le faisaient les nazis, et comme le font la plupart des gens, lesquels comme Ferry sont spécistes [26]. À l’inverse, la libération animale conteste la signification morale que l’on attribue à l’appartenance à l’humanité, et nous sommes donc non concernés par cette opposition zoophilie/anthropophilie [27]. Nous avons dit et répété que nous ne sommes pas des « amis des animaux [28] ». La libération animale n’est pas une forme extrême de zoophilie : elle n’est pas une zoophilie du tout. Nous ne réclamons pas que l’on ait de la sympathie pour les non humains, mais qu’on les traite avec justice, tout comme nous condamnons le génocide nazi non au nom de notre « amour pour les juifs », mais au nom de la justice qu’on devait à eux.
Concernant les sentiments - car ils importent aussi - on peut noter que si l’amour des animaux n’exclut pas la haine des humains, les écrits de beaucoup d’humanistes comme Ferry suggèrent que leur façon d’aimer les humains non seulement n’exclut pas la haine des autres animaux, mais semble nécessairement y conduire. Qu’on réfléchisse aux points de suspension avec lesquels Ferry croit devoir terminer sa phrase : « Un autre [chapitre de la Tierschutzgesetz] consacre des pages inspirées aux conditions d’alimentation, de repos, d’aération, etc., dans lesquelles il convient (...) d’organiser le transport des animaux en train... » [197] Ces trois points en forme de clin d’oeil invitent la complicité facile du lecteur, pour qui ce qui est suprêmement scandaleux est non pas de maltraiter des juifs, mais surtout, de ne pas plus maltraiter les non humains qu’on ne maltraite ces humains. La nécessité pour l’humanisme de haïr transpire aussi quand Ferry se scandalise [69] de la multiplication des cliniques vétérinaires d’urgence pour animaux familiers [29]. Quoi qu’il en dise, la civilité qu’il préconise envers les non humains [128] tient beaucoup de la barbarie ; c’est au contraire la libération animale qui lutte pour sortir l’humanité des quelques centaines de millions d’années de barbarie prédatrice qui la précèdent, et amener une espèce au moins à, enfin, commencer à se comporter de manière quelque peu civilisée.
Enfin, si la citation que j’ai mise en exergue n’est pas plus probante que ne l’est l’assimilation ferrysio-médiatique de la libération animale au nazisme, elle ne l’est pas moins. Isaac Bashevis Singer est quelqu’un qu’on ne peut accuser sérieusement d’antisémitisme ; pourtant, lui aussi, « comme Hitler », était végétarien - mais c’était pour, justement, dans son comportement envers les animaux y compris non humains, ne pas être un nazi.
Danser avec les loups ?
La libération animale, nous n’avons cessé de le répéter dans ces Cahiers antispécistes lyonnais, n’a que faire de la défense des « écosystèmes » et des « ordres naturels » pour eux-mêmes, et lutte en réalité autant contre l’écologie que contre l’humanisme. Et en pratique c’est bien contre la libération animale que se fait l’alliance entre l’humanisme et le sentiment diffus selon lequel il faudrait respecter l’ordre naturel - sentiment dont l’écologie profonde n’est qu’une systématisation. Combien de fois nous a-t-on dit, à propos de la viande : « Mais le carnivorisme est naturel ! » ; ou : « Les animaux se mangent entre eux [32] ! »
C’est vrai, en effet, les animaux se mangent entre eux. La fin du mépris que les humains ont envers les autres animaux nous amènera sans doute à les voir d’un autre oeil, et à admettre qu’il y a beaucoup à apprendre auprès d’eux. Je pense même que le fait d’admettre l’existence de la conscience, de la liberté et de la valeur ailleurs que dans notre espèce peut avoir le même effet dans le domaine de ce qu’on a appelé jusqu’à aujourd’hui les « sciences humaines » que celui qu’eut dans le domaine des sciences physiques le fait d’admettre l’existence de la gravitation ailleurs que sur notre planète. Il n’en restera pas moins que ce seront, par la force des choses, toujours des humains qui exploreront ces autres planètes de sensibilité et de moeurs ; et ce seront des humains qui jugeront de ce qui, sur ces planètes, est à prendre, ou à laisser.
La libération animale ne veut pas nous amener à aller « danser avec les loups ». Elle ne veut pas nous faire « prendre les animaux comme modèles [33] » ; elle a pour but pratique premier de nous amener à cesser, de façon volontaire et consciente - ce que n’ont jamais fait les loups - de nous comporter en prédateurs. Mais il ne s’agit pas non plus de nous cantonner dans un « apartheid des espèces » ; il s’agira aussi d’aller plus loin - d’agir peut-être, comme dit Steve F. Sapontzis, « comme gérants (caretakers) de la nature, de façon à assurer la prospérité de la vie sensible sur la planète [34]. » Déjà, grâce entre autre à ces cliniques vétérinaires d’urgence qui irritent tant Ferry, certains non humains bénéficient de l’explosion culturelle humaine ; par ailleurs, grâce à la volonté de militants de la libération animale, des chiens et chats vivent sans prédation [35]. Ainsi des humains ont-ils accompli quelques premiers pas pour, si j’ose dire, amener les loups à venir danser avec nous.
Le spécisme et le subjectivisme
Le raisonnement est simplement faux. Ce sont des humains qui font de la physique ; l’objet de la physique serait-il uniquement les humains ? Ferry confond - c’est classique - les agents moraux - ceux qui peuvent agir selon une éthique, et les patients moraux - ceux qui sont directement pris en compte dans l’éthique. Tout le monde reconnaît que les nourrissons humains et les fous sont des patients moraux sans être des agents moraux ; il n’y a donc aucune raison pour qu’il ne puisse en être de même des non humains [36].
Par ailleurs, Ferry se sert de ce (faux) raisonnement pour affirmer que la libération animale rejoint l’écologie dans une volonté de voir en l’éthique une science portant sur des « objets » du monde réel [171 et suiv.]. Appelant David Hume à la rescousse, il attaque les « experts en matière de morale ». C’est parce que l’éthique n’est pas objective qu’il ne pourrait selon lui exister de tels experts.
Là encore, il se trompe totalement. La libération animale n’a pas en tant que telle de position quant à l’existence de valeurs morales objectives. Tom Regan y croit - tout en se défendant de commettre la naturalistic fallacy que dénonçait Hume [37] ; Peter Singer, l’utilitariste, n’y croit pas. Pourtant, selon Ferry [174], l’utilitarisme - et « donc » la libération animale - aurait « la prétention à fonder la pratique dans l’objectivité d’une science de la nature ou de l’histoire » - ce qui, de Lénine à Hitler (encore !), se serait toujours soldé par des catastrophes (humaines, bien sûr).
Ferry a raison de se méfier des morales qui se veulent objectives, qui prétendent se fonder sur la génétique, ou sur l’écologie, ou sur l’histoire. Prétendre en effet déduire ce qui doit être de ce qui est conduit très facilement au conservatisme ou à la réaction - à la conclusion selon laquelle ce qui est, ou ce qui était, est ce qui doit être. Telle est la raison pour laquelle l’écologie et la sociobiologie sont des idéologies réactionnaires [38]. Mais la libération animale, elle, ne se fonde pas sur « ce que font les animaux » - il ne s’agit pas d’aller « danser avec les loups ».
Ferry reproche à l’utilitarisme sa croyance en la possibilité de « calculer » et « d’additionner » les plaisirs et les déplaisirs [39] ; et, parce que l’idée de « calcul » lui semble relever de ce qu’on appelle les sciences exactes - qui, comme la physique, sont censées étudier ce qui est - il croit voir en l’utilitarisme une transgression de l’interdit humien.
Il se trompe. Le problème de l’expertise, et du calcul, portant sur des objets qui n’ont pas d’existence « objective », extérieure à nous, ne se pose pas que dans le domaine de l’éthique. Il se pose déjà en mathématiques. « Six » désigne-t-il un objet réel, ou une pure création de l’esprit ? Et si cet objet n’est qu’imaginaire, comment peut-il exister des experts en la matière ? Ce problème délicat a intrigué maints esprits depuis de nombreux siècles. Pourtant, nul ne songerait à nier que l’étude de ce genre d’objets - les mathématiques - ne puisse avoir ses experts, déboucher sur la découverte de nouveautés, et avoir un certain nombre d’applications concrètes [40].
Il en est de même de l’éthique. Le statut plus ou moins « objectif » des valeurs morales est sujet à débats ; cependant, comme l’a clairement explicité Singer dans sa conférence de mai 1991 à Paris [41], il n’y a pas besoin de présupposer cette objectivité pour pouvoir faire intervenir la raison, et avec elle, un certain nombre de contraintes internes et externes, qui seront l’objet de discussions - les « experts » n’étant que des personnes particulièrement rompues à ces discussions, ce qui ne les rend pas d’ailleurs infaillibles [42].
Ce fait est finalement assez heureux. Pourquoi donc Ferry, philosophe par profession, dans un livre centré sur l’éthique, s’en chagrine-t-il ? S’il n’y avait pas la place pour les « experts », c’est qu’il n’y aurait pas la place pour la discussion, pour l’échange, et toutes les morales se vaudraient. La façon dont Ferry interprète le subjectivisme moral le conduit droit au relativisme moral. Pourquoi alors ne pas accepter la morale de Hitler, par exemple ? Simple question de goût ?
Je crois que ce n’est pas qu’une question de goût. Je pense qu’en éthique aussi, les choix peuvent se défendre, s’argumenter. Et cette argumentation, comme en mathématiques, peut, au détour d’un problème, aboutir à la découverte d’une nouveauté. C’est peut-être là que pour Ferry le bât blesse. Singer explique souvent comment, en voulant comprendre et affiner le sens de l’égalité humaine, il s’est trouvé obligé d’admettre qu’il est arbitraire de limiter cette égalité selon les frontières de notre espèce. C’est la même exigence de cohérence interne à la théorie éthique qui nous fait repousser le racisme et le spécisme ; c’est pour les mêmes raisons que nous repoussons la morale de Hitler et celle, spéciste, de Ferry. Et si ce dernier rejette l’expertise en éthique - et donc, en fin de compte, la discussion éthique - c’est peut-être pour pouvoir récuser d’avance l’égalité animale - nouveauté qui lui déplaît, mais qui découle, à mon sens immanquablement, de tout examen logiquement cohérent de ce que nous appelons l’éthique.
Un abîme ?
Passons sur le fait étonnant que cette exaltation ferrysienne de l’humanité se fasse au nom de l’altruisme [45], alors que son but pratique est de tenter de justifier la somme imposante de souffrance que les humains, pour leur propre compte, infligent aux autres animaux - cela faisant irrésistiblement penser à la formule sarcastique de Stephen Clark [46]. Ce qu’il importe de noter est que le fait d’attribuer une dignité, un statut juridique, etc. à certains individus et non à d’autres doit bien pouvoir être justifié autrement que par la naissance, par le simple fait de naître humain ou non humain, sous peine de ne représenter que l’arbitraire le plus pur - cet arbitraire dont avait horreur la Révolution française chère à Ferry. Cette justification doit bien reposer sur une différence entre individus. Pour cela Ferry ne fait pas appel aux différences factuelles que chacun repère facilement entre l’humain typique et les autres animaux ; il prend acte de l’existence, mise en avant par P. Singer, de « cas marginaux » parmi les humains [47] en admettant l’existence d’une « certaine continuité dans la souffrance, dans l’intelligence, voire dans le langage » [104 ; cf. aussi 48] entre les humains et les autres animaux. C’est la liberté, on la vu, qui constitue son critère : « s’agissant de la liberté, les animaux et les hommes paraissent séparés par un abîme » [104].
Quel est donc cet abîme ? Puisqu’il s’agit de justifier l’attribution d’une dignité, etc., à tous les humains et à eux seuls, Ferry doit vouloir dire ici que tous les humains et eux seuls sont libres. Pourtant comment peut-on dire d’un humain débile mental profond qu’il est libre, sans en dire autant d’un chimpanzé adulte en bonne santé ? Ferry poursuit : « [Cet abîme] porte même un nom : l’histoire, qu’il s’agisse de celle de l’individu (éducation) ou de celle de l’espèce (politique). » On a là un niveau individuel et un niveau collectif. Au niveau individuel on ne voit toujours pas comment on pourrait soutenir que les humains sont libres et que les non humains ne le sont pas, sans faire appel aux caractéristiques factuelles dont dépendent en particulier la capacité à l’éducation, quel que soit le sens que l’on donne à ce mot. Or ces caractéristiques - l’intelligence, le langage, etc., qui différencient l’individu humain typique des individus non humains, ne différencient pas, Ferry l’admet, tous les individus humains de tous les individus non humains. Ces caractéristiques ne permettent donc pas d’attribuer la liberté, comme caractéristique individuelle, à tous les individus humains sans l’attribuer aussi à certains non humains. Si c’est réellement au niveau individuel que raisonne Ferry, il lui faut admettre, aussi en ce qui concerne la liberté, une « certaine continuité » entre les humains et les autres animaux, et non un abîme.
Reste le niveau de la liberté collective. Ferry poursuit encore [104] : « Jusqu’à preuve du contraire les animaux n’ont pas de culture, mais seulement des moeurs ou des modes de vie et le signe le plus sûr de cette absence est qu’ils ne transmettent à cet égard aucun patrimoine nouveau de génération en génération. » C’est l’histoire, au sens collectif et non individuel du terme, c’est-à-dire l’existence d’une culture, qui représente pour Ferry le critère clé de distinction entre humains et animaux. La distinction qu’il fait entre la culture et les simples « moeurs » se fonde sur le fait que la première évolue de génération en génération. Le problème est que cette différence concerne le collectif, et non l’individu. On peut dire de l’humanité qu’elle a une culture, et qu’en cela elle se distingue de l’espèce chimpanzé commun, par exemple ; mais il n’est pas possible d’en déduire que tel individu, humain, a une culture, alors que tel autre, chimpanzé commun, n’en a pas. Je vais expliciter cette distinction entre niveaux collectif et individuel par un exemple physique.
Culture et mœurs
Lorsqu’on rassemble une certaine quantité d’uranium d’un certain type, il existe une « masse critique » à partir de laquelle se produit, spontanément, une « réaction en chaîne » qui aboutit à l’explosion nucléaire. En fait, cette réaction en chaîne se produit déjà en deçà de la masse critique, mais elle n’est pas dans ce cas explosive. Dans toute masse d’uranium, les noyaux atomiques subissent sporadiqument des fissions (explosions individuelles) spontanées. Quelques neutrons sont éjectés, dont chacun peut sortir de la masse d’uranium, ou être absorbé par un autre noyau rencontré en chemin, lequel peut alors fissionner à son tour (fission induite). De là résulteront d’autres neutrons, et ainsi de suite.
Cette réaction en chaîne se produit toujours, même dans une petite quantité d’uranium ; les noyaux d’uranium sont instables, et sont toujours susceptibles de fissionner, spontanément ou suite à l’absorption d’un neutron. Il s’agit là de caractéristiques des atomes individuels. Au niveau collectif, par contre, le comportement d’une masse d’uranium diffère radicalement selon le nombre d’atomes rassemblés et selon sa composition moyenne - l’uranium 235 étant plus « fissile » que l’uranium 238. Si la masse est inférieure à la masse critique, un neutron émis provoquera, en moyenne, l’émission de moins d’un neutron à la génération suivante. Chaque réaction en chaîne s’éteindra au bout de quelques générations. Par contre, au delà de la masse critique, la première fission spontanée, ou une des premières, sera à l’origine d’une réaction en chaîne qui gagnera la masse tout entière.
Le comportement collectif de l’ensemble des noyaux d’uranium rassemblés dépend ainsi des caractéristiques individuelles, c’est-à-dire de celles qui qualifient chaque noyau [49], mais également de caractéristiques collectives. Par contre, le noyau d’uranium individuel placé dans une masse sous-critique ou sur-critique est le même noyau. Au niveau individuel, il y a toujours une certaine variabilité (fission spontanée, absorption ou non du neutron qui passe) ; au contraire, au niveau collectif, il y a soit stabilité, soit amplification des variations individuelles menant à l’explosion - et cette différence dramatique peut dépendre d’un seul gramme ajouté, ou d’un changement infime dans la proportion d’uranium 235. Enfin, les caractéristiques précises d’une explosion nucléaire sont imprévisibles ; elles peuvent dépendre par exemple du moment exact de la première fission spontanée.
L’analogie avec le développement de la culture est évidente. Ferry lui-même admet que beaucoup de non humains sont capables d’innovation à titre individuel [48]. Il en est ainsi chez les chimpanzés ; chaque individu, loin de simplement reproduire un comportement préprogrammé, apporte du nouveau. C’est là un fait que ni Ferry, ni aucun éthologiste moderne, ne conteste. Les chimpanzés sont également capables de transmettre ces inventions à leur groupe ; les chimpanzés communs auxquels on a appris un langage gestuel le transmettent à leurs enfants. On peut donc se demander : étant donné les caractéristiques moyennes individuelles des chimpanzés, et les caractéristiques collectives des groupes où ils vivent (taille, environnement...), les innovations et autres variations individuelles seront-elles conservées et amplifiées, donneront-elles naissance dans le groupe à une réaction en chaîne d’innovations, ou au contraire, au bout d’une ou plusieurs générations, seront-elles perdues ? En d’autres termes, le groupe retourne-t-il toujours, malgré les variations individuelles, vers un même comportement moyen, vers un même « attracteur » comme disent les physiciens, ou au contraire les variations individuelles sont-elles, au moins dans certains cas, à l’origine d’une divergence imprévisible dans le comportement, d’une explosion culturelle ?
L’observation suggère la réponse suivante : chez deux des trois espèces de chimpanzés, la capacité de transmission et de conservation des innovations est inférieure au seuil nécessaire pour qu’il y ait amplification. Les chimpanzés communs et nains vivent aujourd’hui à peu près comme il y a dix mille ans, malgré les innovations individuelles incessantes - celles-ci ne se sont pas accumulées, mais au contraire se sont amorties et ont été perdues par le groupe. On peut dire, avec Ferry, que chez ces chimpanzés il n’y a pas de culture ; dans la moyenne, le comportement collectif est déterminé par les gènes et par l’environnement, et varie au cours du temps avec ces facteurs. Par contre, chez la troisième espèce de chimpanzé - Homo sapiens - il y a, dans certaines circonstances, amplification [50]. Ferry note l’existence de nombreuses populations humaines qui jusqu’à tout récemment vivaient sans histoire, reproduisant à chaque génération la même culture [60] ; on peut se demander si dans ces cas on peut parler de culture [51]. On peut se dire que l’humanité n’est pas très loin au-dessus du seuil. Il reste que l’espèce humaine vit aujourd’hui une explosion culturelle - dominée par la culture occidentale, qui se trouva être la première à initier la réaction.
L’importance de cette explosion est clairement capitale pour l’avenir du monde. Mais au niveau des individus ? À quoi correspond le fait qu’un individu donné participe ou non à l’innovation et à la transmission culturelle ? À bien peu de choses. Chaque humain innove quelque peu, et transmet quelque peu la culture qu’il a reçue, augmentée de ses propres innovations, à d’autres générations. On peut en dire de même des chimpanzés communs et nains ; seulement, peut-être le font-ils moins, ou moins bien, en moyenne, que nous. De plus, surtout, il s’agit d’une différence de situation : on ne va pas déclarer non humain celui dont il se trouvera qu’il aura, au cours de sa vie, plus reçu qu’innové et transmis ; pourtant, de tels humains sont fort nombreux au sein de notre société dont c’est seulement dans l’ensemble et en moyenne que les individus innovent et transmettent plus qu’ils ne reçoivent. Tous participent à la culture, parce que c’est la situation dans laquelle ils baignent, de même que dans une explosion nucléaire tous les noyaux sont dans la situation de cette explosion, même ceux qui ne fissionnent pas ou qui fissionnent en produisant peu de neutrons. Les bombes atomiques doivent contenir une proportion suffisante d’uranium 235 ; les noyaux d’uranium 238 seraient incapables à eux seuls de provoquer une explosion nucléaire. Pourtant, lorsque celle-ci se produit, ils y participent, mais en moyenne moins que les noyaux d’uranium 235. De même peut-on dire à la limite que les chiens et les chats que nous avons comme compagnons participent à l’explosion culturelle - parce qu’ils y sont immergés, et ils en bénéficient, même si à eux seuls ils seraient loin d’être capables de la provoquer. Mais cela ne constitue pas leur nature. À l’inverse, si par un fait du hasard un humain se trouvait isolé définitivement de la collectivité - échoué sur une île déserte, par exemple - et donc de par sa situation dans l’impossibilité de participer à l’explosion culturelle, il n’en changerait pas pour autant de nature, cela ne deviendrait pas ipso facto moralement juste de l’engraisser pour le manger.
Nous participons tous à une explosion culturelle, due à une certaine conjonction de circonstances et à une lente évolution des caractéristiques moyennes de notre espèce. Ce sont là des éléments extérieurs à nous. Celui qui se laisse aller à croire comme Ferry que cela constitue sa nature commet en fin de compte la même erreur naïve que le téléspectateur qui se sent fier de voir gagner l’équipe de football de son pays. « On a gagné ! »... « On », c’est qui ? C’est le « nous » de Ferry, qui, sous sa plume, désigne toujours les humains - sans que rien ne justifie cet usage [52].
Le sens de la liberté
Une explosion atomique est un simple phénomène physique ; en tant que telle, malgré sa « liberté », elle n’a pas de sens. En tant que simple phénomène biologique, l’explosion culturelle, bien qu’indéterminée, n’a elle non plus pas de sens par elle-même ; elle peut très bien rester de l’ordre de l’éthologie, tout comme le temps qu’il fait, bien qu’indéterminé physiquement, reste de l’ordre de la météorologie. Rien ne nous interdit de voir en l’explosion culturelle aussi un « fait de nature ».
Ferry donne comme suprême argument à l’encontre de la libération animale (et/ou de l’utilitarisme) le fait que rien ne nous oblige à accorder une valeur éthique à la souffrance des non humains [101]. En effet. Rien ne nous oblige à prendre en compte quoi que ce soit au niveau éthique - c’est bien là l’argument de Hume, et on voit mal comment le simple fait de faire appel, comme le fait Ferry, à notre participation à l’explosion culturelle - à ce qui est - résoud le problème. On voit mal comment la liberté, entendue comme simple indétermination, de plus collective, peut fonder un abîme entre les individus humains et ceux des autres espèces.
Il n’empêche que l’éthique existe, et ne peut pas ne pas exister, dès lors que se pose la question « que faire ». La liberté joue un rôle dans l’éthique, non en tant que hasard, indétermination, mais en tant que description du point de vue du sujet. Cette liberté n’est pas antithétique au déterminisme, comme l’exprime P. Singer [53] :
Certaines personnes disent que si un observateur pouvait prédire nos choix, cela montrerait que notre croyance en notre aptitude à choisir n’était qu’illusion ; mais c’est là une erreur. Nos choix resteraient de vrais choix. (...)
La distinction entre le point de vue de l’observateur et celui du participant est impossible à éliminer. Même si mes théories [du comportement humain] étaient à tel point précises et complètes que je puisse en déduire quel choix ferait une personne exactement comme moi, il me resterait encore à faire un choix. De plus, aussi bizarre que cela paraisse, il est significatif de noter que mon choix peut alors être le contraire de celui que ma théorie prédit pour une personne exactement comme moi - sans que ma théorie en soit réfutée.
Et ceci, en raison de la différence entre observateur et participant (sujet). Dans la suite, Singer montre comment en articulant cette liberté à la réalité (biologique et sociale) des humains et à la raison on aboutit à une éthique [54]. Son explication me paraît convaincante, plus que l’absence d’explication que donne Ferry ; notons seulement ici qu’en ce sens, rien n’implique que les non humains, de leur point de vue, ne soient pas libres. De mon point de vue, je suis le seul être libre. Autrui, qu’il soit humain ou non, est pour moi un objet. Ce n’est pas seulement vis à vis des non humains que se pose le problème du pourquoi l’on prendrait en compte autrui.
Je crois qu’on peut dire de l’éthique qu’elle consiste justement à prendre en compte autrui, malgré son statut d’objet, comme s’il était sujet. Et quels êtres dois-je prendre en compte ? Quels êtres puis-je traiter comme s’ils étaient des sujets ? Puis-je traiter une pierre comme si elle était un sujet ? Une pierre est-elle un sujet de son point de vue ?
En tant que sujet, je n’agis pas au hasard. J’agis parce que les choses m’importent. Ma vie, comme dit Regan, peut se dérouler bien ou mal [55] ; celle des autres aussi - celle des humains comme celle des porcs - mais pas celle des pierres. Les pierres n’ont pas un point de vue, car elles ne voient rien, ne sentent rien. Elles ne sont pas sensibles. C’est donc là - dans le fait que certainsêtressontsensibleset ont des intérêts (à éprouver le plaisir, la satisfaction, à ne pas souffrir...), et que d’autres ne le sont pas - que réside la différence cruciale entre les êtres que je peux prendre en compte dans mes actes, parce qu’ils ont un point de vue, et ceux que je ne peux pas prendre en compte. Et si je prends en compte autrui alors que rien ne m’y oblige - il reste, de mon point de vue, toujours objet - simplement parce que je peux faire comme s’il était sujet, alors je dois, logiquement, prendre en compte tous ceux dont je peux faire comme s’ils étaient sujets ; c’est-à-dire tous les êtres qui ont des intérêts : tous les êtres sensibles. Et ceci, de façon égale : la raison pour laquelle je les prends en compte est la même dans chaque cas.
Dire que l’éthique ne peut se fonder que sur la sensibilité, ce n’est pas violer l’interdit humien, ce n’est pas déduire ce qui doit être de ce qui est ; c’est simplement dire que la liberté de nos choix n’implique pas qu’ils soient déconnectés de ce qui est. Par contre, pour attribuer aux intérêts des humains une importance éthique [56] supérieure à celle des intérêts de non humains (et Ferry n’attribue aucune importance directe aux intérêts des non humains), il faudrait montrer en quoi une frontière strictement naturelle - la frontière d’espèce - peut justifier cette différence. Il semble donc clair que ce sont les humanistes, et non les partisans de la libération animale, qui auraient à expliquer comment ils évitent la naturalistic fallacy.
Le totalitarisme humaniste
Nous voyons donc a contrario comment la défense des normes de respect des individus pour eux-mêmes et non en tant que porteurs de valeurs extérieures à eux implique d’étendre le respect, et la protection sans laquelle ce respect n’est qu’un vain mot, à tous les individus susceptibles d’en bénéficier, quelle que soit leur situation, quelle que soit en particulier leur naissance ; et ceci de façon égale. La libération animale, en se réclamant des valeurs de justice, en affirmant une égalité indépendante de la situation où la biologie et/ou les traditions sociales nous placent, peut prétendre elle aussi, et avec plus de raison que l’humanisme, se référer aux meilleurs acquis de la Révolution française. La légitimité de cette prétention ne peut se juger en se demandant simplement si les auteurs de la Révolution française étaient partisans de la libération animale. À ce compte-là, il ne faudrait même pas donner le droit de vote aux femmes. La poursuite du progrès, de l’explosion culturelle que représentèrent les bouleversements de cette époque ne consiste pas à se cramponner à la lettre des idées qui y sont apparues, mais plutôt, à chercher à les approfondir dans le sens de l’abstraction, de comprendre leurs implications malgré la fausse évidence aveuglante du concret. Et la libération animale représente un grand pas de plus vers cette abstraction - un pas qui nous amène à voir que l’égalité d’une vache et d’un humain est la même que celle d’un noble et d’un roturier.
Historiquement, les idées de la Renaissance et du siècle des Lumières sont généralement vues comme des progrès [58] parce qu’elles ont inclus l’ensemble des humains dans la sphère morale - parce qu’elles ont donné aux roturiers, aux Noirs, les droits réservés jusque là aux nobles, aux Blancs. Les connotations positives du mot « humanisme » viennent de ce caractère inclusif. Cependant, Ferry tente de transférer cette faveur à son caractère exclusif : à l’affirmation humaniste que seuls les humains sont des patients moraux [59]. C’est là la raison de la présence, au début de son livre, de douze pages sur les procès d’animaux de la fin du Moyen Âge (et jusqu’au XVIIIe siècle).
Ferry veut faire passer la libération animale pour une volonté de refermer la « parenthèse » que représenterait alors l’humanisme [20] ; à l’entendre, on croirait qu’au Moyen Âge les non humains étaient traités comme le veut la libération animale. Cela n’est pas sérieux. L’attitude dominante au Moyen Âge concernant les animaux non humains est celle que Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) résuma clairement : « Il n’importe pas comment l’homme se comporte envers les animaux (...) [60] ».
Dans ce contexte, il est indéniable que ces procès d’animaux constituaient un paradoxe historique - encore un -, qui a intrigué plus d’un historien, et dont je ne donnerai pas non plus la solution. Il est paradoxal qu’on ait parfois senti le besoin d’un procès pour condamner à mort des porcs qui par ailleurs n’étaient élevés que pour leur viande. En tout cas, l’exécution de quelques sangsues du lac de Berne simplement pour « témoigner du sérieux de la mise en demeure » [19] montre bien que contrairement à ce qu’affirme Ferry [19] les animaux n’étaient nullement considérés comme « personnes juridiques » en tant qu’individus, mais seulement en tant que représentants de leur genre. C’est là une nuance qui échappe bien sûr à Ferry, lequel comme tout le monde confond systématiquement les animaux et « l’animal ».
L’humanisme est un naturalisme
Cette illusion, tout comme l’illusion raciste, consiste à vouloir, pour reprendre la formulation heureuse de Ferry [61], lire dans notre situation une destination, y repérer les signes d’un programme. La formulation est heureuse, car c’est là justement ce que fait Ferry quand il nous dit : « les animaux n’ont pas de culture (...) et le signe le plus sûr de cette absence est... » [104]. La lecture des signes d’animalité/humanité est l’obsession des spécistes - je l’ai dit ailleurs [61]. On a vu l’impossibilité qu’il y a de passer de la liberté de l’humanité, réalité collective, à une dignité individuelle de chaque humain ; mais cela ne gène pas Ferry, parce qu’en réalité il ne considère pas que la liberté constitue la dignité humaine ; pour lui, elle n’en est pas la substance, mais le signe, la preuve. La substance de cette dignité est pour lui physique (elle a un symptôme objectif - la liberté - mais elle demeure même chez les individus et peuples chez qui d’autres circonstances matérielles empêchent ce signe de se manifester), mais aussi métaphysique, puisqu’elle est en tant que nature une destination capable de fonder la morale.
Ferry se dit partisan d’un « humanisme non métaphysique » ; le projet est raté. Il est d’avance voué à l’échec : on ne peut déduire d’une réalité biologique - même aussi prégnante que l’espèce - une vérité morale ; on ne peut déduire ce qui doit être de ce qui est. Penser que notre situation - et notre espèce, comme notre sexe, n’est que notre situation - constitue notre nature, c’est vouloir y lire un destin. Vouloir voir en notre réalité biologique notre destin, c’est nous enfermer dans une volonté de la nature, et nier notre liberté, celle que nous avons de nous comporter en êtres éthiques - comme le demande le mouvement de libération animale.
Ce que dit Ferry de la libération animale constitue en fin de compte un énorme contresens. Ce n’est pas la libération animale qui représente une variante du naturalisme ; c’est au contraire le spécisme, l’humanisme, la volonté d’interdire la transgression de la frontière naturelle d’espèce et de refuser d’admettre que, moralement, tous les animaux sont égaux, qui en est le dernier avatar [62].