J’avais commencé à lire directement en français vers l’âge de douze ans. La comtesse de Ségur, Alphonse Daudet, Alexandre Dumas. J’empruntais leurs livres à la bibliothèque de l’école de l’Alliance israélite universelle que je fréquentais. Cela coïncidait avec mes balbutiements d’écrivain. Ma langue était l’arabe et j’étais fier d’être le premier de la classe en grammaire française. Ma première nouvelle fut publiée dans un ouvrage collectif de l’école alors que je venais d’avoir quatorze ans. Grâce à M. Capon, mon professeur de français originaire de Salonique, je découvrais Balzac et Zola, puis Péguy et un peu plus tard, Gide, Malraux et Roger Martin du Gard. Cependant, celui qui souleva mon enthousiasme fut Romain Rolland. Je m’identifiais à Jean-Christophe, le jeune artiste qui partait de chez lui et était comblé d’amour. Le rêve d’être un écrivain ne m’a jamais quitté, mais, en ces années-là, un rêve plus puissant prédominait : me trouver en tête-à-tête avec une femme. Rêve impossible alors, dans une ville où la femme était absente.
Quand adolescent, je me suis éveillé à la politique, la France m’apparaissait, à travers ses écrivains, comme le pays de la liberté. Je commençais, certes, à mal supporter le contrôle que la Grande-Bretagne exerçait sur notre pays. Le premier français que j’ai connu fut Jean Gaulmier, venu de Beyrouth nous faire passer l’examen du brevet élémentaire. Pour l’épreuve de la récitation, j’avais choisi un poème de Baudelaire. Il me demanda si j’avais jamais vu un ostensoir, mot contenu dans le poème. Quand je répondis par la négative, il se mit à m’expliquer le vers que, faussement, je croyais comprendre. Je m’informais alors si je pouvais aller étudier dans son établissement à Beyrouth. « Non, vous irez à Paris », me dit-il. Cela ressemblait une plaisanterie. La France était occupée par les Allemands et j’étais un juif d’une famille modeste. Gaulmier, rallié alors à de Gaulle, m’annonça : « La France sera libérée et vous aurez une bourse. » Il a tenu parole et, en 1947, j’ai eu la première bourse que la France a accordée à un Irakien.
A Paris, j’ai perdu le privilège que je détenais à Bagdad : parler de Gide, de Valéry et de Malraux. On m’interrogeait sur ma ville natale, sur la littérature arabe et sur la communauté juive à laquelle j’appartenais. Avant mon départ, j’avais participé à la fondation de deux revues littéraires : Al Fikr al Hadith (La Pensée moderne) et Al Wakt al Dha’i (Le Temps perdu). J’y faisais part de mes découvertes et de mes enthousiasmes : le surréalisme, Gide, Malraux. J’y ai traduit des poèmes de la Résistance d’Aragon, d’Eluard et de Pierre Emmanuel. A Paris, j’ai découvert l’autre face de la transmission, l’autre part de l’échange. Pour en parler, j’ai repris conscience de mon origine, redécouvert ma ville natale. Pendant les sept années que j’ai passées à Paris, j’ai poursuivi mon écriture en arabe comme journaliste, correspondant du quotidien du Bagdad, Al Chaab. En même temps, je me suis à écrire des articles en français, consacrés, en grande partie, au monde arabe, alors que je réservais mes observations et mes rencontres à Paris ou en Europe à mon journal de Bagdad. J’agissais, inconsciemment, comme passeur d’un monde à l’autre mais au ras du sol, sans aller vers l’essentiel, sans faire la distinction entre l’important et l’insignifiant.
En 1954, j’ai décidé de partir au Canada pour m’y installer. J’ai continué à faire parvenir des articles à mon journal de Bagdad, mais quand, quelques semaines plus tard, j’ai reçu les éditions où ils avaient parus, j’ai mesuré la distance qui me séparait de ma ville d’origine, d’autant plus que j’avais implicitement décidé de faire de Montréal mon nouveau lieu de ville, ma ville.
J’ai ensuite mis près de quinze années pour revenir à la littérature. Le changement de langue m’était imposé par les circonstances de ma vie, mais je ne mesurais pas encore la profondeur de son effet. Mon silence était souterrainement nourri par la prise de conscience tant du déplacement dans l’espace que d’une modification du temps. J’ai écrit alors un ouvrage de réflexion : Le Réel et le théâtral, où je tentais de décrire ce qui m’arrivait et, au-delà de mon expérience personnelle, ce qui survient chez une personne qui change de langue et de culture. Je revendiquais, en sourdine, ma langue et ma culture de naissance, décrivais le changement qui bouleversait mon rapport avec le réel, non comme un simple transfert, un déplacement, mais comme une métamorphose et, dans un certain sens, un métissage. J’appartenais désormais à l’Orient et à l’Occident, à l’extrême Occident américain. J’éprouvais le désir de raconter au singulier cet itinéraire en revenant à la source : ma communauté d’origine, les Juifs qui furent amenés par Nabuchadnetsar à Babylone, il y a vingt-cinq siècles. Prisonniers, ils avaient triomphé de l’exil en étudiant le Livre, en le commentant par ce qui est devenu le Talmud, relu et discuté aujourd’hui encore. C’est sur un plan personnel que j’ai essayé d’évoquer cette communauté, dans son existence présente, dans mon premier roman : Adieu Babylone.
Notre rapport avec le passé permet à chacun de nous d’établir un lien avec le temps. Celui-ci nous habite à la fois comme souvenir et comme mémoire, et nous pouvons nous trouver alors au seuil de la légende et du mythe. Montréalais au quotidien, je n’emprunte pas un exotisme de façade, exhibant fallacieusement un passé de pacotille, mais plonge dans une mémoire d’autant plus indélébile qu’elle se trouve inscrite non seulement comme témoignage mais surtout comme trace.
Aujourd’hui, en rendant compte des œuvres littéraires du monde arabe dans mes chroniques du quotidien montréalais Le Devoir, je ne fais que poursuivre ma démarche de toujours, celle de passeur, continuant à m’abreuver à la même source, même si, entre-temps, d’autres portes se sont ouvertes pour moi, d’autres mondes sont devenus accessibles. Ainsi, en dépit des circonstances, malgré mes déplacements, le monde arabe émerge désormais dans mes écrits comme source, fut-elle souterraine et imperceptible.
Récemment on a traduit en arabe mes deux premiers livres : Le Réel et le théâtral et Adieu Babylone. Me lisant en traduction dans ma langue maternelle, je me suis aperçu qu’on ne se déplace pas impunément à travers les cultures et les civilisations. Ma première réaction, épidermique, fut de me sentir à l’ « étranger » dans ma propre langue. Situé socialement, j’allais dire territorialement, à Montréal, je m’adresse dans mes livres au public qui m’entoure, celui de ma ville et de mon pays d’adoption. Plus tard, en lisant les articles consacrés à ces ouvrages dans les journaux de Bagdad, de Beyrouth et de Damas, je me retrouvai dans un temps qui traverse la chronologie et les frontières, dans un durée qui sous-tend une décision consciente de ne rien effacer, de ne rien nier et de ne pas me soumettre à la tentation de l’oubli.
Je vis en français, un français du Québec et, cependant, le garçon de Bagdad qui avait déchiffré les mots de cette langue et qui s’en servit pour écrire ses premiers textes littéraires, persiste à exister, fidèle non pas à une racine immuable mais à une origine qui, sans se nier, accueille avec bonheur la métamorphose et le métissage.