Ernest Wallace était dans sa voiture lorsqu’il entendit la nouvelle. Nellie lui avait demandé d’aller acheter du lait et des légumes au supermarché. Il avait protesté, en expliquant qu’il était en train de corriger la thèse de Stephen Green. Il avait promis à son meilleur étudiant de la réviser avant la fin de l’été. On était déjà le vingt-sept août et il n’en était qu’à la moitié des cinq cents quarante pages. Un pavé sur les métaphores célestes dans la poésie occitane.
-Je suis au téléphone avec Stacey, lui avait-elle rétorqué. Et le supermarché ferme dans vingt minutes. Il n’y a plus de lait pour ton café du matin et je n’ai rien pour accompagner les entrecôtes pour ce soir...
Stacey était leur fille unique. Elle était dans sa dernière année d’université et faisait une dépression nerveuse. Depuis deux mois, elle leur téléphonait presque tous les soirs en pleurant. Au début, il avait pensé que c’était à lui de s’occuper de sa fille, comme il était prof et qu’il avait déjà aidé des étudiants dans des passes difficiles, mais il se rendit bientôt compte qu’elle préférait parler avec sa mère. Il avait pensé à une déception amoureuse, puis à un avortement, mais Nellie lui avait dit non, ce n’est pas ça du tout, elle simplement très malheureuse en ce moment. Il s’était alors mis à angoisser à propos d’un suicide, mais il n’en avait rien dit à Nellie.
Donc il avait posé en soupirant son crayon de papier entre les pages de la thèse et était sorti pour prendre la voiture. Le ciel de l’été finissant était d’un bleu doré et profond et il pouvait entendre un oiseau invisible chanter dans le jardin des voisins. Sa nuque lui faisait mal à force de s’être penchée sur le texte de Stephen et il se dit que dix minutes de conduite le détendraient peut-être. Comme d’habitude, il mit la station classique et Scriabine remplit l’habitacle de ses notes subtiles.
Le panneau géant du supermarché venait juste d’apparaître à l’horizon lorsqu’un jingle mélodieux annonça le bulletin d’informations. La nouvelle arriva en quatrième position, juste après la crise de Wall Street, l’attentat dans le métro de Moscou et les résultats de base-ball.
-Et maintenant une mauvaise nouvelle pour tous les amateurs d’OVNIs, dit le speaker d’une voix joviale. Les derniers résultats du radio-télescope spatial Ptolémée viennent d’être confirmés : il n’y a pas d’autres planètes habitables dans notre galaxie.
Ernest ne réagit pas sur le moment, mais cela le frappa soudainement alors qu’il tendait le bras vers un carton de lait dans le supermarché. Il crut d’abord qu’il avait une attaque. Son cœur commença à s’emballer comme un cheval fou et un vertige étrange le saisit. Il dû s’appuyer des deux mains sur le rayonnage métallique pour ne pas tomber le nez en avant dans les cartons de lait. Il lui fallut quelques secondes pour se remettre, la respiration haletante, les yeux remplis de larmes.
« Hé oui, nous sommes seuls au monde, seuls au monde, seuls au monde. »
La voix du speaker résonnait joyeusement dans sa tête comme une réclame. Ernest attrapa le lait et le posa dans le caddy, à côté des brocolis et des haricots verts. Il paya distraitement et plaça le sac de courses sur le siège du passager. Une fois derrière le volant, il leva le bras pour mettre le contact et s’arrêta net.
Il se sentait complètement vidé. Quand il était môme, il avait suivi la conquête spatiale avec passion. Les histoires de la colonisation de la Lune, puis de Mars l’avaient fait rêver. La tragédie de la navette Armstrong, dans laquelle avaient péri vingt-quatre jeunes astronautes, avait profondément marqué ses dix-sept ans et il avait même écrit une chanson qu’il n’avait montré à personne, mais qu’il avait gardé quelque part dans ses archives. Lorsqu’il était étudiant en littérature médiévale, il s’était passionné pour les anciennes cartes du ciel et la croyance en l’astrologie. Les étoiles avaient toujours fait partie de son moi profond, de son âme même. Tout comme l’espoir secret qu’un jour l’on découvre de la vie ailleurs. Comme des millions d’autres Terriens, pensa-t-il. Des millions comme lui, abandonnés ici pour toujours.
-Des brocolis, constata Nellie avec satisfaction. C’est bien. Je suis surprise que tu n’aies pas acheté de pommes de terre, pour une fois. Je suis heureuse de voir que tu es un grand garçon maintenant.
Ernest sourit faiblement et dit à Nellie qu’il serait dans son bureau, à travailler sur la thèse de Stephen Greene. Elle opina du chef tout en examinant le contenu du réfrigérateur.
Le crayon de papier jaune était toujours coincé entre les pages de l’énorme manuscrit. Ernest s’assit à son bureau et regarda le ciel qui s’assombrissait lentement à travers les carreaux. Il voyait le bungalow du voisin, les fenêtres illuminées comme les yeux du Géant de Fer. Il ramassa le crayon, qu’il fit rouler entre ses doigts.
Plus de Martiens. Plus de Klingons, de Vulcains ou de monstres extra-terrestres. Plus d’alertes aux OVNIs ni de cercles dans les champs. Seulement des humains à la conquête de l’espace comme ils avaient conquis la terre, mais sans les indigènes, les massacres et les légendes. Seulement les humains et le Dieu qu’ils avaient créés, jusqu’aux confins de l’univers.
-Nous sommes seuls au monde, murmura-t-il, contemplant les étoiles mortes qui se levaient lentement au-dessus de l’horizon.
Stacey lui vint brusquement en mémoire et il eut envie de lui téléphoner. A ce moment précis, il lui semblait qu’elle seule aurait pu le comprendre. C’était vraiment une première, pensa-t-il, et il adressa un triste petit signe de la main à son visage reflété dans la vitre noire comme le visage vide d’un Dieu impuissant et grisonnant.