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Europe (Paris. 1923)
Source : Bibliothèque nationale de France
XXIII
RÉCIT DE PLUVINAGE
AU milieu de décembre, Laforgue, qui ne se sentait pas gai et qui se préparait à partir en Alsace, reçut rue d’Ulm un paquet de feuillets dactylographiés, qui n’étaient accompagnés d’aucune lettre. Le dernier feuillet portait simplement la signature de Serge. Voici ce qu’avait écrit Pluvinage :
Au fond, si mon père n’avait pas exercé ce métier, peut-être ne se serait-il absolument rien passé…
Mon père était fonctionnaire à la préfecture de la Seine, ça n’a l’air de rien, il se faisait graver des cartes de visite avec son titre de chef de bureau, mais il ne s’occupait pas des choses possibles, de l’éclairage ou des transports ou de la voie publique ou des carrières ; il n’avait pas ces fonctions agrestes et célestes de la conservation des promenades ou de la subdivision spéciale des horloges et des paratonnerres, il n’était même pas chargé de la régie des poêles, rue d’Ulm en face de l’École normale : quand j’avais douze ans, il était devenu chef de bureau des inhumations à la direction des affaires municipales et du contentieux. Dans son bureau, sous les combles de la préfecture, dans l’annexe de la rue Lobau, de sages aquarelles étaient pendues contre la tapisserie jaune vert à bandes vert foncé, c’étaient des vues de cimetières et de chapelles généralement représentées sous un ciel d’automne avec des feuilles mortes dans tous les coins. Comme ces fils d’industriels ou d’ingénieurs qui font leurs premiers découpages dans des catalogues de machines-outils, j’ai découpé dans ma petite enfance des modèles de catafalques, de corbillards et de caveaux.
L’un des meilleurs amis de mon père était un petit vieillard qui exerçait les fonctions de géomètre en chef des cimetières. Je suppose qu’il est mort maintenant ; tel que je l’ai connu, il n’a pas dû survivre à la disparition de la cavalerie des Pompes funèbres et à la motorisation des chars. Il devait être assez fou, il faut bien l’être pour se passionner si furieusement pour le décapage des tombes et l’alignement des morts, mais nous voyions à la maison des individus si bizarres que personne n’a jamais songé autour de moi à le juger singulier. Un autre ami de mon père était commissaire à la direction des Renseignements généraux : il s’appelait Eugène Massart et nous lisions assez souvent son nom dans les journaux. Mes parents devaient être assez fiers de lui, puisque lorsqu’il venait dîner, il y avait toujours sur la table une bouteille de moulin-à-vent. Mais j’aurai l’occasion de reparler de Massart…
Je crois que ma famille était vraiment impossible et que j’avais bien raison de rougir d’elle.
Ma mère était une de ces femmes qui accablent leur mari et leurs fils d’une tendresse pleureuse, exigeante et molle : elle a empoisonné mon enfance ; je ne me suis aperçu que très tard de sa laideur, dans le temps que je découvrais qu’elle était sans doute devenue, deux ou trois ans après son veuvage, la maîtresse du commissaire Massart.
Ma sœur Cécile, qui a quinze ans de plus que moi, était aux environs de trente ans une grosse femme qui nous envahissait presque tous les dimanches avec son mari et ses deux enfants et qui parlait d’une voix plaintive et haute de ses malheurs de bonnes, et de recettes de cuisine. Mon beau-frère dirigeait un assez grand garage dans le 12e vers le boulevard Diderot ; il était aussi gros que sa femme et je me demandais comment ce couple qui représentait un si puissant volume de muscles et de graisse, une si ample circulation de lymphe et de sang avait pu créer des descendants aussi maigres et aussi ingrats que mon neveu et ma nièce. J’éprouvais, malgré l’espèce d’horreur qu’ils m’inspiraient, comme une pitié pour ces enfants nerveux et giflés, mais je ne pense jamais sans un mouvement de dégoût aux gros seins de Cécile, cette femme que je n’ai pu de ma vie embrasser sans retenir mon souffle et sans fermer les yeux.
Mes parents voyaient beaucoup une sœur de ma mère, qui s’appelait Antoinette. Ma tante, qui me paraissait vieille, bien qu’elle ne dût guère avoir plus de cinquante ans, était paralysée et presque entièrement aveugle : comme dans toutes les familles de la petite bourgeoisie, on ne parlait de sa maladie qu’avec beaucoup de précautions qui cachaient mal une sorte de sournoise fierté. Quand j’ai travaillé avec Rosenthal et toi à Sainte-Anne, dans un service de neuro-psychiatrie, je me suis aperçu que la tante était simplement parkinsonienne et qu’il n’y avait pas de quoi être si vains. Comme elle habitait dans la banlieue ouest de Paris, au Vésinet — ai-je dit que nous avions un petit pavillon à Neuilly ? — nous allions de temps en temps la visiter ; ma mère disait qu’elle n’avait plus que sa sœur et qu’il fallait se hâter d’aller la voir, de profiter de sa présence sur terre avant sa mort. Mais la tante Antoinette n’en finissait pas de mourir. Elle avait la méchanceté raffinée des très grands malades ; elle occupait son interminable agonie de paralytique à ronger l’existence de sa fille Jeanne, qui la soignait et ne la quittait pas. Elle avait deux autres filles mariées en province, qui venaient rarement à Paris et qui fermaient les yeux sur la vie effrayante que menait leur sœur. Jeanne, qui, il y a cinq ans, avait une quinzaine d’années, et qui doit être devenue très belle si sa mère n’a pas achevé avant de mourir de la rendre folle, était tout à fait inculte, parce qu’elle avait quitté le lycée à douze ans pour s’occuper de sa mère, et qu’elle ne sortait plus guère du jardin sombre de la villa du Vésinet. Elle grandissait simplement à côté de ma tante, qui regardait toute la journée droit devant elle avec ses yeux d’aveugle et qui racontait perpétuellement des histoires du temps de sa jeunesse et des récits pleins de ressentiment, de questions de préséance et d’égard. À mesure que Jeanne devenait une femme, sa mère tremblait davantage qu’elle ne tombât un jour amoureuse de quelqu’un, comme ses deux sœurs, et ne s’en allât, et elle lui inspirait peu à peu avec une habileté patiente et rongeuse une peur invincible du monde. Jeanne n’avait eu entre les mains que des ouvrages de piété, elle croyait aux feuilles de rose miraculeuses de sainte Thérèse de Lisieux, et la renonciation religieuse au monde lui paraissait le seul bonheur. Je suppose que ma tante, avec ce profond instinct calculateur des mourants qui savent durer, croyait qu’elle l’enchaînerait ainsi au moins jusqu’à sa mort, et Jeanne disait en effet que lorsque sa mère ne serait plus là, elle entrerait au couvent : je vois mal comment une fille désarmée, effrayée, ignorante comme une orpheline campagnarde, pourrait échapper autrement à la religion que parce que ma mère nomme la « noce » et qui n’est que la fureur de la liberté et de la paresse.
Nos visites au Vésinet étaient peut-être les seules vacances de Jeanne, parce qu’on me permettait de la promener et que sa mère disait en levant ses paupières sur ses yeux immobiles qu’il fallait bien que cette pauvre petite, qui n’avait pas tant de bon temps, toujours avec une malade, prît au moins l’air quand elle en avait l’occasion. Nous prenions l’autobus qui monte de Rueil à la gare de Saint-Germain et nous allions marcher sur la terrasse jusqu’au dernier rond-point où s’élèvent des maisons anciennes et assez fantastiques. Je ne rougissais pas de sortir avec cette fillette qui portait encore des jupes à moitié courtes parce que les gens la trouvaient belle et que des hommes se retournaient sur son passage.
Elle était trop éclatante pour que l’idée de la voir s’enfermer un jour dans un cloître ne me parût pas révoltante et je lui disais qu’elle était faite comme toutes les femmes pour vivre. J’avais dix-huit ans — c’était l’année même où je vous ai rencontrés à Louis-le-Grand — comment n’aurais-je pas rêvé de jouer le rôle d’un tentateur, d’un sauveteur ? Mais je n’avais alors connu aucune femme, elles m’inspiraient une peur affreuse : quand je me disais qu’il fallait sauver cette enfant, je devais ne songer qu’à coucher avec elle. Elle était la seule femme auprès de qui je pusse me sentir supérieur…
Un de ces dimanches de Saint-Germain, nous avions pénétré assez avant dans la forêt pour nous y sentir entièrement seuls : il y avait alors beaucoup moins d’automobiles que maintenant et les bois de la banlieue n’étaient pas envahis par les bandes répugnantes des jours de congé, ces hommes en bras de chemise et ces femmes assises près d’eux, sans souliers, avec leurs chevilles enflées par la chaleur et leurs doigts de pied contractés dans leurs bas. Nous nous étions assis sur un tas de fougères sèches. Toute cette armée solennelle d’arbres autour de nous bourdonnait dans la sécheresse : il faisait un temps à tout oublier et j’oubliai tout, comme si j’avais été étendu auprès d’une véritable femme qui m’aurait aimé et non près d’une fillette diseuse de chapelets, avec une médaille de Lourdes en vermeil entre les seins. Je me penchai vers Jeanne et je l’embrassai ; elle était à moitié endormie, à moitié dans un rêve, elle ne résista guère que comme un oiseau qu’on étouffe. Je me rappellerai toute ma vie ces lèvres humides, tâtonnantes et froides. Je n’étais pas beaucoup plus adroit qu’elle, mais je me sentis ivre comme si j’avais remporté une grande victoire. Jeanne me dit qu’il fallait partir, en frissonnant, et me demanda si ce que nous venions de faire était très grave, mais nous restâmes encore longtemps à cette place chaude et elle me laissa caresser ses seins à travers la soie de son corsage. Je n’allai pas plus loin, mais j’étais encore assez naïf pour que cette aventure me parût merveilleusement sacrilège.
Je ne retournai au Vésinet que trois semaines plus tard ; il me semble que nous préparions alors un certificat de licence, et que je travaillais le dimanche ; Jeanne refusa ce jour-là de sortir et nous passâmes l’après-midi dans le petit salon de ma tante. Un peu avant notre départ, elle me fît signe de sortir de la pièce avec elle et elle m’emmena dans le couloir où elle m’embrassa : nous avions tous les deux beaucoup inventé en trois semaines.
Je ne sais pourquoi je te raconte cette histoire qui se termine là, puisque je ne suis plus retourné au Vésinet et que je n’ai pas revu Jeanne depuis cinq ans. Toute ma vie est faite de ces avortements. Sans doute est-ce le seul souvenir qui me console encore de ma jeunesse, bien qu’il soit légèrement sordide et empoisonné par quelques détails humiliants.
Il n’est pas nécessaire que je m’étende beaucoup sûr mes souvenirs de lycée : je mentirais si je disais que j’ai beaucoup souffert jusqu’à dix-sept ans de la honte secrète que ma famille m’inspirait ; il y a le travail enfantin, le jeu : l’enfance sait mettre en sommeil les drames futurs de l’homme. Tout s’est précipité quand je vous ai connus à Louis-le-Grand.
Nous venions d’entrer en première supérieure, nous nous ignorions tous parce que nous arrivions de dix lycées différents de Paris et de province, nous étions tous des gloires de nos lycées, nous éprouvions tous ce stupide orgueil collectif des candidats aux Grandes Écoles : nous devions être soixante-dix égaux. Je n’ai pas partagé quinze jours ces plaisirs.
Je m’explique encore mal les côtés fulgurants de ma rencontre avec vous. On a trop parlé des coups de foudre de l’amour, mais personne n’a rien dit des coups de foudre de l’envie. Rosenthal et toi m’avez inspiré sur-le-champ un sentiment passionné où la nécessité aveuglante de vous imiter se confondait avec le besoin de vous haïr.
Vous me paraissiez inimitables et vous m’attiriez comme les soldats parisiens attirent parfois au régiment les recrues du fond des brousses. Vous réussissiez tout avec une facilité qui me déconcertait ; vous étiez de ceux dont on disait qu’ils entreraient rue d’Ulm comme ils voudraient ; les professeurs entretenaient avec vous un odieux rapport de complicité ; vous faisiez les dissertations de philosophie les plus brillantes ; vous lisiez des livres qu’aucun de nos camarades de province n’avait eu entre les mains et que je connaissais à peine, Claudel, Rimbaud, Valéry, Proust ; vous étiez internes, mais vous aviez l’air lavé, vous vous rasiez, vous reparaissiez le lundi matin en parlant entre vous des jeunes filles avec qui vous aviez dansé le dimanche. Je n’étais occupé que de vous. Il n’était pas question pour moi de me lier avec nos camarades venus du lycée de Bordeaux, de Toulouse ou de Lyon ; ces fils d’instituteurs et de petits fonctionnaires me paraissaient laborieux et lourds et voués à des carrières obscures de professeurs en province ; on apercevait d’avance toute leur vie qui ne serait coupée, comme celle des animaux, que par des maladies, des accidents, des accouplements et par la mort ; j’enviais la facilité avec laquelle pourtant vous étiez liés à eux, la gravité avec laquelle vous discutiez avez eux ; j’en étais irrité pour vous, il me semblait que vous perdiez votre temps ; je faisais tout pour que vous me remarquiez, que vous vous rendiez compte que j’étais à un niveau plus haut que ces garçons solides, mais grossiers, mais je n’obtenais rien de vous qu’une cordialité indifférente. Vous me paraissiez seuls dignes de moi, et j’éprouvais en face de vous une exaspération perpétuelle.
Je vivais dans un singulier état de rancune aussi vague que les premières ruminations sur l’amour. On m’avait bien élevé : les humanités sont une culture noble ; cette haine cachée me paraissait ignoble. J’ai tout fait en vain pour surmonter ma rancune. Mais rien ne m’a jamais délivré de moi-même, ni au lycée le travail — te rappelles-tu comme j’ai travaillé l’année du concours de l’École ? — ni plus tard, sans que vous en ayiez rien su, la débauche.
On raconte à la campagne des histoires de bonnes femmes sur les enfants noués qui ne peuvent grandir droit : j’étais comme eux, moralement, j’étais noué. Et vous, vous étiez là, impardonnables et insolites comme tous les objets, comme tous les êtres. Votre existence seule suffisait pour que je me sentisse victime d’une injustice diffuse qui m’intoxiquait peu à peu. Vous ne vous êtes jamais douté de l’admiration haineuse que j’éprouvais pour nous : peut-être vous eût-elle paru naturelle ou flatteuse.
Là-dessus, le concours de Normale est arrivé : vous êtes entrés à l’École, comme nos professeurs et nos camarades le pensaient. J’étais quarantième après l’oral : je ne me voyais pas boursier de licence dans une faculté de province, j’ai choisi la Sorbonne, renoncé à la bourse et à une nouvelle préparation à l’École. Cet échec m’écartait de vous, j’étais désespéré, je ne savais comment poursuivre avec vous cette vie commune dont j’avais tant souffert, je n’imaginais même pas que je pusse vous oublier. Vous avez été abominables, vous avez essayé de me consoler de mon échec, jamais vous ne m’avez vu davantage que pendant votre première année d’École : vous me disiez de venir travailler rue d’Ulm dans votre turne, vous me procuriez des leçons, des tapirs pour aider ma vie d’étudiant libre, et parce que vous saviez que j’étais pauvre. Je n’ai pas franchi une seule fois votre porte sans une nausée de honte. Je me jugeais parfois un monstre de ne voir dans vos marques d’amitié que de la pitié et une gentillesse nonchalante : je sais que je ne me trompais pas, puisque ma trahison, il y a deux mois, vous a paru immédiatement naturelle, puisque vous m’avez sur-le-champ soupçonné.
Mon dieu, comme ces dernières années ont été dures ! Le succès à l’École m’aurait sauvé : je n’avais besoin que de preuves de moi-même, l’échec m’humiliait mortellement. Je me disais enfin que c’était dans l’ordre, que j’irais rejoindre ma famille dans quelque destinée humide et noire d’insecte de la pourriture et du bois, que je serais rejeté dans son univers. J’ai commencé alors à avoir honte de mon corps, auquel j’avais jusqu’alors à peine pensé, je me regardais dans les glaces avec dégoût, je me voyais voué, dans le domaine du corps comme dans tous les autres, à je ne sais quelle défaite fatale, je ne me pardonnais pas ces odieux cheveux frisés, cette grâce de garçon boucher qui ne séduit que les petites ouvrières d’usine, la maladresse de mes mouvements, le poil noir qui poussait sur mes joues. Je ne me pardonnais pas plus d’être moi que je ne vous pardonnais d’être vous.
Quelle révélation aveuglante le jour où j’ai saisi que je ne pourrais jamais m’affirmer, prendre ma revanche, donner toute ma mesure que sur d’autres terrains que ceux que vous aviez choisis ! Nous ne sommes plus très loin de ce récit…
Lorsque Rosen et toi avez commencé à donner dans la révolution, je vous ai suivis sur-le-champ : c’était enfin un moyen de me lier à vous. Je n’ai rien eu à dire, vous m’avez accepté comme vous ne l’aviez encore jamais fait.
Plus qu’à vous, qui arriviez de loin, la révolution me paraissait facile. Je voyais confusément en elle le lieu de toutes les chances possibles de réparation, de ressentiment assouvi, et comme le paradis des anciens vaincus…
J’ai eu tout de suite plus de violence que vous-mêmes. Nous étions dans un nouvel ordre où les vieux rapports de distance ne jouaient pas : je pressentais d’autres dimensions, la possibilité de devenir votre égal dans un monde où n’intervenaient que des intensités, des vitesses, des accents différents, mais non des altitudes sociales…
J’ai respiré quelques mois, j’étais allégé, j’étais uni à vous par une complicité. Tout cessa brusquement d’être à mes yeux une occasion d’échec. Vos goûts, vos vêtements, vos réussites, vos attitudes devenaient plutôt des fautes que des avantages, vous deviez être prêts à les sacrifier à une fidélité nouvelle à laquelle vous ne pouviez pas ne point m’admettre.
Ce répit ne dura pas : je me vis bientôt renaître à moi-même, je cessai de m’oublier. Je devinai qu’à travers la communauté même de nos ambitions, vous me marquiez je ne sais quelles nouvelles frontières. Quand Rosen fonda la revue, vous vous attribuiez les grands papiers, les prophéties, les messages, vous ne me laissiez jamais, comme à Jurien, que vous méprisiez, que les comptes rendus, les notes critiques : je n’étais encore qu’à votre suite, au dessous de vous : il y avait toujours des altitudes. Te rappelles-tu cette époque de l’année, vers Pâques, où Rosen et toi avez sûrement combiné quelque chose dont j’étais exclu : je vous ai surpris plus d’une fois à vous taire, à parler du joli temps qu’il faisait quand j’entrais dans votre turne, j’étais donc remis à l’écart, admis seulement à vos demi-secrets, à votre vie ésotérique, exclu de vos mots de passe les plus intimes, de vos connivences les plus profondes ; jamais je ne vous ai détestés comme à ce moment-là : je retombais. C’était comme si je vous avais inspiré un dégoût physique contre quoi vous renonciez vous-même à lutter.
J’eus une idée, qui pouvait peut-être me sauver — (souviens-toi que je n’acceptais pas mon mal, que je voulais obstinément guérir) : j’adhérai au parti.
Je reverrai toujours votre air de perplexité quand je vous annonçai cette nouvelle, c’était vers la fin de mai. L’adhésion au parti avait joué depuis un an un trop grand rôle dans nos conversations et dans ce que vous appeliez nos problèmes pour que ma décision ne vous touchât pas : j’étais le premier de notre groupe à franchir le pas. Vous étiez stupéfaits, humiliés. Vous aviez enfin quelque chose à m’envier, un acte auquel vous n’osiez encore vous résoudre, vous ne me suiviez pas, vous vouliez demeurer libres, et vous vous contentiez de vous exalter en pensant aux morts du 1er mai, à Berlin.
Une fois encore, je crus pouvoir vous pardonner : il y eut un domaine de la politique et de l’esprit où je vous avais dépassés, où j’étais en avance de six mois, de deux mois sur vous, vous n’en reveniez pas…
Je me souviendrai toujours de mon passage dans le parti comme d’un de mes rares moments de détente et de paix. J’étais par hasard tombé dans la cellule d’une usine du 20e, une entreprise de petit outillage mécanique du côté de la place des Fêtes : nous y étions peu nombreux, onze ou douze, c’était une organisation où on pouvait faire connaissance. J’étais le seul rattaché, comme on disait dans le parti. Ces types étaient extrêmement braves et amicaux, ils ont tout fait pour me mettre à l’aise. C’était une époque où on faisait encore beaucoup d’ouvriérisme dans le parti, mais ils ne me marquèrent jamais ma condition d’intellectuel que par une espèce d’ironie cordiale dont il m’était impossible de m’offenser. Ce petit groupe d’hommes m’a donné la seule idée que j’aurai d’une communauté humaine : on ne guérit pas du communisme quand on l’a vécu…
Personne ne me demandait compte de ma vie passée, de ma famille : si je leur avais parlé du métier de mon père, ils y auraient simplement dit qu’il y a quand même des gens qui font des drôles de trucs auxquels on ne pense pas. Comprends-moi : la question du péché social originel ne se posait absolument pas…
Cette espèce d’amitié politique couvrait tout, mais dans le seul présent de chacun de nous, elle ne concernait pas seulement l’action, l’usine, la guerre et la paix, mais les ennuis, l’angoisse, toutes nos vies. Comme le parti était fort isolé à cette époque — il l’est encore, depuis le 1er août — le sentiment de la solitude partagée créait un lien extrêmement fort, quelque chose comme une complicité charnelle, une conscience presque biologique d’espèce : pour la première fois de mon existence, j’ai senti une grande chaleur m’entourer.
Mes camarades étaient gais, ils savaient rire, ils étaient beaucoup plus humains que vous-mêmes qui aviez sans cesse à la bouche les mots d’Homme et d’Humanisme. Ils manquaient complètement de ressentiment, de haine, ils étaient des constructeurs bien portants. Le sens de la vie éclatait sous la maladresse de leurs mots. Je devais les regarder comme un enfant qui ne sait pas courir regarde des enfants se poursuivre : jamais je ne me suis vu plus raté que parmi eux.
Je gardais pour moi ces secrets de ma nouvelle vie, je ne vous en disais rien, mais je feignais d’en savoir long ; j’ai eu une minute d’orgueil le jour où Rosen m’a presque timidement demandé à propos de je ne sais plus quelle question :
— Qu’est-ce qu’on en dit dans le parti ?
J’étais votre supérieur, votre juge chaque fois que je vous disais :
— Il faudrait tout de même que nous nous décidions à poser la question du contrôle du parti sur la revue…
— Rien ne presse, disiez-vous. Et je répondais :
— Si nous sommes des révolutionnaires conséquents, la décision s’impose… Le P. C. est la seule force authentique au service de la révolution…
Les vacances de juillet arrivèrent. À la fin de juin, après le diplôme, Rosen et toi étiez partis. Je restai seul à Paris, je n’avais pas assez d’argent cette année-là pour aller en voyage. Je n’avais même pas Marguerite qui était dans sa famille en Bretagne.
J’habitais l’hôtel de la rue Cujas où je vis encore. Il faisait abominablement chaud et pour fuir l’asphalte en fusion, les vapeurs d’essence et de goudron, les arbres grillés, la poussière du Luxembourg, les bandes d’enfants, les amants sordides du quartier, les filles au linge douteux de la Taverne du Panthéon, j’étais lâche, j’allais voir ma mère à Neuilly : vers le bas de Neuilly, il existe une sorte de campagne villageoise. Ma mère parlait, gémissait, je fuyais bientôt sa voix ; j’allais traîner sur les pelouses de Bagatelle où des femmes de Suresnes, de Puteaux dormaient sur l’herbe et montraient leurs jambes trop blanches, où des jeunes gens jouaient au ballon dans le bourdonnement d’abeille des autos. Je montais parfois à pied jusqu’au mont Valérien, au-dessus du réservoir, et je regardais Paris et l’immense banlieue, ce grouillement de vermine vivante, ou je m’étendais sous un arbre, et je dormais dans cet air militaire traversé des coups de clairon des soldats à l’exercice du 5e régiment d’infanterie, qui montaient de Courbevoie. Pas un jour, je n’ai pensé à aller jusqu’au Vésinet revoir Jeanne : je savais que ma tante vivait toujours, et que Jeanne la soignait ; ma mère disait que sa nièce se fanait : penser à elle m’inspirait moins le regret qu’une sorte de bizarre répulsion…
Imagines-tu les dîners avec ma mère, ces tête-à-tète sous la lumière poisseuse de la suspension, le glissement des pantoufles de la bonne, le ronronnement de la voix de ma mère qui me parlait de sa jeunesse dans le 15e, des amis de mon père, de ma sœur et de ses enfants ? J’étais repris par les toiles d’araignée de mon enfance. Le dimanche je fuyais complètement pour éviter ma sœur et sa bande.
Cette solitude était affreuse. J’écrivais à Marguerite que je l’aimais, et je m’en persuadais un quart d’heure, bien que je n’aie jamais eu pour cette grande fille simple qui couchait comme on respire qu’un assez vif attrait sensuel. Il faut bien vivre.
J’assistais régulièrement aux réunions du parti qui n’étaient pas toujours réconfortantes. Comme tu le sais sans doute, malgré ton voyage, en Angleterre je crois, toute cette période des vacances a été extrêmement tendue et une répression sévère a frappé le P.C. qui organisait une grande campagne contre la guerre. Dans la dernière semaine de juillet, les incidents se multiplièrent. Vint le 1er août. La veille, Briand, qui venait de prendre la présidence du Conseil, eut à la Chambre une majorité de près de deux cents voix ; dans la soirée, l’imprimerie de L’Humanité fut saccagée par la police. J’étais au Croissant, tout était noir d’agents, on arrêtait au hasard les typos. Cette agitation dura jusqu’à quatre heures du matin, au moment où le jour se lève. Dans la journée, Paris fut en état de siège, les autos de la préfecture circulaient, les gardes à cheval tournaient doucement sur le macadam sablé des boulevards. En août et en septembre, les arrestations continuèrent. C’était un grand complot, on accusait les communistes d’avoir préparé pour le 1er août « une révolution concertée et préparée ayant pour objet de renverser le Gouvernement ». L’absurdité de cette accusation faisait toute sa force. En octobre, des inculpations nouvelles parlèrent d’espionnage, parce que L’Humanité avait publié des lettres d’ouvriers des industries de guerre. Presque tous les dirigeants du parti et des syndicats étaient arrêtés, Cachin, Barbusse et Vaillant-Couturier étaient inculpés d’espionnage, Doriot, Marty, Duclos et Thorez de complot. Là-dessus, on eut au début de novembre un ministère Tardieu et tu dois être au fait de la suite des événements.
Je ne t’ai conté ces histoires que parce qu’elles ont profondément retenti en moi. La facilité avec laquelle le Gouvernement et la police avaient brisé l’appareil du parti, l’espèce de désarroi qui régnait dans beaucoup d’organisations où quelques adhérents se faisaient l’écho des bruits répandus par des gens comme Joly et Gélis, les conseillers municipaux démissionnaires, sur la présence des policiers dans le parti, le départ des opportunistes, la pluie des condamnations — tout me persuadait que le parti venait de subir une défaite dont il ne se relèverait pas. J’avais adhéré à un corps promis à la victoire, il me paraissait impossible de m’associer à une défaite. Les gens comme moi ne doivent être capables de fidélité qu’avec les vainqueurs. Je tirais déjà des conséquences politiques de ma variation personnelle, le découragement que j’éprouvais me paraissait soudain susceptible de généralisation…
Une après-midi que je lisais au soleil dans le petit jardin humide du pavillon de Neuilly, au pied d’un immeuble aux volets fermés, ma mère me dit que Massart devait venir dîner et me demanda de rester. Je ne sais pourquoi j’acceptai. Je voyais rarement Massart, mais je savais, avec cette sûreté d’intuition qui survit quelquefois à l’enfance, qu’il avait été, qu’il était peut-être encore le vieil amant de ma mère. Les images que je me formais de cette liaison me révoltaient comme des nourritures moisies. Mais Massart m’était presque complètement indifférent, je n’avais pour lui qu’un mépris abstrait lorsque je me disais qu’il était de la police…
Il faisait si chaud ce soir-là que je n’eus sans doute pas le courage de sortir pour éviter la rencontre. Massart sonna vers huit heures. Je le vis entrer dans l’antichambre, il tenait son chapeau à la main et en essuyait le cuir, la bonne lui dit :
— Comment allez-vous Monsieur Massart ?
— Chaudement, mon petit, répondit le commissaire, chaudement…
J’entrai dans le salon où ma mère brodait ou tricotait toute la journée, Massart me tendit la main et je la pris, elle était moite.
— On dirait que ce garçon a encore grandi, dit-il. Au fait, Marie, il y a des siècles que je n’ai pas vu votre fils.
Nous dînâmes. Nous mangions tous les trois sans ardeur et ma mère envoya la bonne chercher des morceaux de glace dans un café de l’avenue du Roule ; la glace fondait aussitôt, le vin rouge redevenait tiède.
— Il en a fait un plat, aujourd’hui, dit Massart.
Je tressaillis, c’était exactement le genre d’expression qui faisait éclater à la surface de ma mémoire les souvenirs étouffants et bas de mon enfance. Le dîner se termina et nous descendîmes dans le jardin où des hannetons venaient se cogner contre la soie de l’abat-jour. Ma mère rentra dans la maison pour aller aider la bonne. Quand nous fûmes seuls, le commissaire me dit :
— Mon petit Serge, sais-tu que je ne suis pas fâché de te voir ? Je te tutoie toujours, n’est-ce pas, tu ne te formaliseras pas de cette familiarité d’un vieil ami ?… Je t’ai presque vu naître…
Je répondis que non, bien que je fusse contracté de fureur et que j’eusse envie de fuir. Le commissaire fuma un instant en silence.
— Alors, nous donnons dans le communisme, dit-il. Il paraît que nous collaborons à de jeunes revues subversives en compagnie de fils de banquiers ?… Membre du parti communiste ?
Je répondis agressivement que oui et Massart se mit à rire et à parler entre ses dents du mal de la jeunesse. Il me dit qu’il avait connu toutes ces fièvres de croissance et qu’il avait fréquenté dans son adolescence, quand il faisait sa première année de droit, quelques réunions anarchistes. Il ajouta que ces divertissements, qui n’avaient point de grandes conséquences pour les fils de banquiers et d’industriels toujours capables de rentrer dans le giron de leur classe, pouvaient entraîner de graves effets pour un petit bourgeois sans fortune et sans appuis. Il dit encore qu’il eût compris que je m’attache au parti socialiste où l’on pouvait faire carrière et qui avait des chances de pouvoir, mais qu’il était absurde de se ranger dans un parti condamné à l’impuissance et qui venait d’être durement battu par quelques opérations de police. Je me taisais. Massart continua sur un ton de songerie :
— Que vas-tu faire de toi si tu n’es pas reçu à l’agrégation ? Ta pauvre mère me dit que tu t’es beaucoup relâché depuis ton échec à Normale et que tu n’as même pas eu le courage d’achever cette année ton diplôme… Elle n’est pas riche, elle ne t’offrira pas le luxe de deux ou trois années d’études supplémentaires… Qu’est-ce qui ne va pas ? Ta politique ? Les filles ?… Oh ! je ne te demande point de confidences. N’offensons jamais la pudeur d’un jeune mâle… Nous reparlerons de tout cela… Mais je voulais te dire… Si tu as de vrais embêtements, Massart est un ami. Tu n’as jamais pensé à l’administration ?…
Je me levai d’un bond, je ne répondis rien, je courus vers la cuisine. Devant l’évier, ma mère essuyait encore les assiettes que la bonne lui passait. Je lui dis d’une voix étranglée, j’étais hors de moi :
— Est-ce toi qui as prié ce salaud de me proposer une place dans sa police ?
— Qu’est-ce qui te prend ? dit-elle. Oui, c’est moi… Et après ? Si tu étais refusé finalement ? Il faut veiller au grain, mon pauvre enfant. Ton pauvre père était bien dans l’administration…
— Ni flic ni marchand de cercueils ! m’écriai-je. J’aimerais mieux crever. Va le dire à ton commissaire.
Je quittai sur le champ la maison et j’allai coucher rue Cujas. Ma mère m’écrit depuis des lettres larmoyantes auxquelles je ne réponds pas.
Je ne sais plus comment je traînai jusqu’à la fin de septembre. Marguerite revint s’installer rue Cujas, je la vis reparaître avec un soulagement qu’elle prit pour le bonheur de la revoir : je ne savais à qui parler. Je me rappelai un jour Régnier chez qui j’étais allé au printemps avec vous, je me résolus à aller le voir pour lui parler de moi, lui demander conseil, lui raconter des projets de livres, d’essais : la littérature me semblait un moyen d’en sortir. Je croyais encore aux donneurs de conseils, aux curés.
J’arrivai une après-midi à Mesnil-le-Roi, je sonnai. Régnier qui paraissait assez ennuyé de me voir m’ouvrit. Je craignais qu’il n’eût oublié qui j’étais, il se souvenait de moi. La conversation marcha mal. Tout à coup, des pas firent craquer le gravier d’une allée. Un homme parut : il était en bras de chemise et avait les pieds nus dans des sandales de cuir ; il m’aperçut et dit à Régnier :
— Tiens, tu as des visites, excuse-moi…
— Tu n’es pas de trop, dit Régnier.
— Mais non, dit le nouveau venu, je te laisse à tes visites, je remonte travailler.
Ce visage me paraissait familier, mais j’étais paralysé par l’effort que je faisais pour lui donner un nom. Il me revint soudain et je m’écriai :
— Mais c’est Carré !
Je venais de reconnaître, malgré une barbe en pointe qui le transformait, Carré, que j’avais entendu deux ou trois fois dans des meetings, et dont L’Humanité avait publié le portrait au moment du complot.
— En effet, dit Régnier, d’un air de gêne. Vous n’en direz rien.
— N’ayez pas peur, dis-je. Je suis du parti. Dites-le lui…
Excusez-moi d’être venu. Mais j’étais en promenade à Maisons-Laffite, j’ai pensé venir vous saluer…
— Vous êtes bien gentil, dit Régnier.
Je n’avais plus rien à faire, j’étais de trop, je pris congé maladroitement de votre ami.
Plusieurs jours passèrent. J’avais oublié cette rencontre. Je m’éveillai un matin sur un rêve : je venais de dénoncer la retraite de Carré à un homme qui avait tantôt les traits de mon père, tantôt mon propre visage. Il fallut que je touche la hanche de Marguerite pour m’assurer que je ne rêvais plus. Avions-nous assez ri de la psychanalyse quand nous travaillions à Sainte-Anne chez Dumas ?…
Quand une idée paraît, c’est qu’elle a fait un long chemin. Elle arrive parfaitement formée et adulte, il est trop tard pour la tuer. Tu ne peux pas savoir comme ça a la vie dure, une idée, comme ça doit être plus difficile à détruire qu’un homme. Celle-là s’est promenée pendant des jours, il y avait des matinées, des après-midi entières où je l’oubliais, comme on oublie l’angoisse de la mort, la descente au néant chaque fois qu’on croit être heureux, et tout à coup, elle reparaissait, elle était terriblement dure et narquoise, comme si elle avait joué tout le temps à cache-cache avec moi, elle était comme un spectacle immobile et précis entre le monde et moi. Je me rappelle un des derniers jours : je me promenais le long des quais, je ne pensais à rien, ou vaguement à mon corps, à ma peau, je regardais en face de moi les fenêtres du Louvre et je me disais qu’elles me rappelaient un souvenir que je n’arriverais pas à dépister. Elle a refait son apparition, juste en haut et à droite de ma tête, avec un scintillement de pierre. Chaque fois, elle grandissait, pareille à un tic, à une obsession, impérieuse comme un geste.
Je savais que Rosenthal était rentré depuis des semaines à Paris : je l’avais vu un matin que je traversais la place du Carrousel, il marchait aux côtés d’une grande jeune femme habillée en noir et rose, qui le regardait comme on ne regarde que les hommes qu’on aime. Je passai à deux mètres d’eux, Rosenthal feignit de ne pas me voir. Je vous sentis plus distants, plus durs, plus enfoncés dans votre vie que jamais. Peut-être n’en fallait-il pas davantage pour diriger mes pas vers le parvis Notre-Dame ; j’allais ce jour-là à la Bibliothèque Nationale, je ne franchis pas la rue de Rivoli, je tournai vers le Châtelet, j’arrivai chez le commissaire Massart.
Un gardien m’indiqua les bureaux des Renseignements généraux, je me perdis dans des couloirs gris et ternes qui ressemblaient à des couloirs d’hôpital : je me précipitais les yeux fermés jusqu’au fond de mon enfance, mon père allait ouvrir la première de ces portes vitrées, je reverrais ses aquarelles funéraires sur les murs. Un garçon de bureau m’annonça enfin chez Massart, qui me fit attendre longtemps. J’entrai, le commissaire se leva et me dit :
— Quel vent t’amène ?
— Est-ce que vous cherchez toujours Carré ?
— Quel Carré ? demanda Massart.
— Le Carré du comité central du parti communiste.
— Ah ! Carré ! s’écria-t-il. Je crois bien que nous le cherchons, l’animal ! Est-ce que tu saurais où il se planque ?
— Il vit à Mesnil-le-Roi, route de Saint-Germain-en-Laye, chez l’écrivain François Régnier.
Le commissaire nota ces mots, me regarda et dit :
— Sûr ?
— Je l’y ai vu, il y a trois semaines…
— Et tu as attendu tout ce temps pour me le dire !
— On ne se résout pas si vite à ce métier.
— Bien sûr, bien sûr, dit Massart. On embrouille tout avec l’honneur… Cette petite démarche signifîe-t-elle que tu as pensé à notre conversation, ou plutôt à mon monologue de Neuilly ?
— Je ne suis pas des vôtres, dis-je. Aujourd’hui, j’ai des raisons privées…
Le commissaire sourit et me donna une légère tape sur l’épaule :
— Allons, allons, dit-il. On se cabre toujours, pour commencer…
Je ne sais ce qui se passa ensuite dans le bureau de Massart, je me souviens seulement d’une ignoble photographie au mur, sous les portraits de famille des directeurs des Renseignements généraux, une photo qui représentait la muraille de la Santé, avec un petit homme en pardessus et en haut de forme au pied du rempart de meulière, et qui portait cette dédicace : « À Massart, ce puissant raccourci, Deibler. » Je descendis enfin les escaliers poisseux de la préfecture, c’était fait. Je respirais, comme on dit que respirent les paranoïaques qui rêvèrent longtemps d’un meurtre.
Rien n’était plus reconnaissable dans ce monde qui n’avait point bougé. Une dénonciation, ce n’est rien, c’est une phrase qu’on dit, c’est bien moins théâtral qu’un crime, ce n’est ni un morceau de roman noir, ni une scène de sombre opéra, mais c’est beaucoup plus irréparable que les meurtres, beaucoup plus profond, c’est une métamorphose dans les profondeurs, un bond, une rupture, une réincarnation : on est hors l’être, comme dit Montaigne des morts.
Je me dis aujourd’hui qu’il faut que quelque grande idée conduise les espions et les dénonciateurs, s’ils veulent vivre. Il faut qu’on puisse croire à la sainteté même de sa trahison : l’homme est décidément un animal trop noble pour mon goût. Je ne me sens pas justifié. Me voici donc votre ennemi, l’ennemi des communistes : comment vivre sans me prouver la dignité de ma trahison ? Sans oublier qu’elle ne fut commandée que par la haine que j’éprouvais pour vous, la volonté de vous atteindre ? La rancune conduit aux trahisons, mais les trahisons ne guérissent point de la rancune : il eût fallu un éclat, une décharge du ressentiment dans la haine, mais cette substance explosive n’explose jamais, toutes ses bombes font long feu…
Vais-je devoir croire pour ne pas désespérer de moi-même que le capitalisme est un ordre éternel, capable de sanctifier comme un Dieu toutes les trahisons qu’on commet en son nom ? Va-t-il falloir croire aux ordures de l’ordre ?
Il est dur de penser que les communistes avaient raison, que je n’ai pas seulement trahi des hommes détestés, mais la vérité et l’espoir. Vous m’avez tout appris de votre vérité, je puis la combattre, mais je ne peux plus être dupe des mensonges qu’on dresse contre elle. L’homme qui veut jouer l’histoire est toujours joué, on ne change rien par des petits moyens. La révolution est le contraire de la police.
Au fond, ce qui m’a conduit chez le commissaire, c’est le soupçon que vous avez fait peser sur moi depuis le premier jour. Le désir de justifier votre défiance, cet air d’accusation où mon nom, mon visage, mon enfance me condamnaient à vivre, le personnage que vous n’avez jamais pu ne pas me soupçonner d’être. Le sentiment de ma différence, de la communion impossible…
Massart m’a dit un jour que beaucoup de policiers sont des enfants assistés, des hommes sans nom qui furent un jour baptisés Fauxpasbidet, Peudepièce. Je n’échapperai pas à ces enfants perdus. J’aurai esquivé vingt ans à cet univers de la mort où je suis né et qui ne se compose pour chaque homme que par degrés. Une affreuse fatalité me ramène au climat de mon père. Mais je n’avoue cette fatalité qu’aujourd’hui, pour la dernière fois. Rosen est mort, je te tiendrai donc seul pour responsable de ma chute, parce que tu existais…
Le récit de Pluvinage s’achevait sur ces phrases confuses. Serge avait encore écrit trois mots : « Il est inutile… », et les avait rayés.
XXIV
— Comment sort-on de la jeunesse ? se demandait Laforgue, sur le quai de la gare de l’Est, où il marchait de long en large devant le train qui allait l’emmener vers Strasbourg, et la neige des vacances de Noël.
Bien des choses venaient de s’achever.
Rosenthal était mort, ce qui était tout de même plus grave, plus irréparable que tout le reste. Pluvinage était un indicateur au service des Renseignements généraux. Avec Bloyé et Jurien, la camaraderie allait tenir, comme elle était, jusqu’à la fin de l’année, jusqu’aux adieux sans illusions ni grands espoirs après l’agrégation, à la veille des dernières grandes vacances, du service militaire et des voyages qui les disperseraient pour longtemps. Philippe s’imaginait qu’ils se reverraient dix ans plus tard, les années de professorat en province achevées, avec des femmes et des enfants qui se regarderaient de travers, et n’ayant pour ne pas se taire ensemble que des souvenirs refroidis d’École normale et de Sorbonne.
— Nous n’irons pas très loin, pensa-t-il.
Il soupçonnait qu’une épreuve l’attendait, parce que des épreuves terminent toute jeunesse, et qu’il ne se peut point qu’on passe sans rupture de l’adolescence à l’âge viril.
— Les primitifs ont bien de la chance, se dit-il, avec leurs rituels de passage… Il y a de grandes danses et de la boisson, on leur révèle au milieu d’une obscurité truquée, dans le mugissement des bull roarers des tas de secrets virils, on leur casse une canine ou on les circoncit, ou on leur fait des incisions assez élégantes dans la peau du dos, je ne vais tout de même pas me faire circoncire, je manquerais de foi… Ce sont des histoires assez simples de sang et d’érections, avec de la souffrance qui vient du dehors, mais après, c’est comme dans les passages à tabac, c’est réglé, on est initié, on a eu la gueule bien cassée, mais on peut discuter le coup avec les ancêtres et faire le malin près des femmes pour ce qui est de la magie blanche, on est un homme… Mais nous autres, pas d’hommes-médecine pour nous faciliter les choses… c’est l’amour, la mort, la saloperie, les maladies de l’esprit…
Philippe sent bien qu’il va entrer dans l’âge de l’ambiguïté.
Le jeune homme se définit assez bien par rapport à ses parents, auxquels il pense avec un mélange d’attendrissement et de rage, et la volonté de ne point les copier ; l’homme se définira par des rapports un peu plus mystérieux avec sa femme, ses enfants, son métier, dont les diverses chaînes sont peut-être plus subtiles que celles d’un père et d’une mère… Laforgue comprend que du côté de ses parents, tout est réglé, ou va l’être, qu’ils vont dans six mois le regarder comme un homme, parce qu’il aura terminé ses études, qu’il possédera un titre et qu’ils pourront le ranger avec son étiquette dans leur herbier des conditions sociales. Mais en attendant qu’il se découvre les liens virils, il craint de flotter un peu au hasard, de faire, comme il le dit, le ludion…
Quand le rapide fut parti, Laforgue mit la tête à la portière ; on était le 22 décembre, il gelait. Laforgue pleura tout de suite de froid, mais tout en regardant Paris disparaître, céder peu à peu aux lames noires de la nuit, il se dit qu’il n’échapperait pas, qu’il allait arriver des choses…
La maladie intervint dans la vie de Laforgue et remplit pour lui l’office de sorcier. On ne pense presque jamais que les maladies arrangent tout, qu’on se transforme, qu’on médite dans ces fuites et ces sommeils où tout est suspendu dans l’attente du retour, du réveil.
Laforgue pensa mourir. Les médecins commençaient à parler autour de son lit se septicémie, trop heureux d’avoir sous la main une entité, des microbes, pour exorciser la mort. Laforgue, qu’on venait d’opérer comme tout le monde d’une de ces appendicites qui jouent décidément chez les blancs du xxe siècle le rôle de circoncisions chez les nègres, était tombé deux jours après l’opération dans les vertiges écœurants des grandes intoxications.
Il voyait vaguement se pencher son père, sa mère, des infirmières au-dessus de son lit, il était empoisonné par les piqûres, les thermomètres dans le rectum, les goutte à goutte et les sondages, il mettait sa main entre ses cuisses et la relevait lentement jusqu’à ses narines, et il trouvait qu’il sentait abominablement mauvais. Le matin, l’après-midi, les médecins reparaissaient, il y eut un soir une consultation, l’un des médecins avait une longue barbe noire et hochait la tête, un autre se grattait la nuque :
— Voici les sorciers, pensa Philippe.
Philippe ne mourut pas. Il y eut une soirée où il se reveilla de nouveau en deçà des frontières sablonneuses de la mort : sa chambre était dans l’ombre, il y avait seulement une petite veilleuse électrique peinte en bleu qui donnait à son retour un air de wagon-lit, de voyage nocturne ; sur un fauteuil, une infirmière de nuit dormait dans ses couvertures et ronflait doucement la bouche entr’ouverte. Il fut parcouru par un mouvement de bonheur après lequel tous ses plaisirs ne lui paraîtraient jamais plus que des ombres, il existait. Il remontait de sombres abîmes, il faisait la planche à la surface étincelante de sa vie. Il sourit, il se rendormit comme se rendorment les vivants, pour attendre le jour.
Le matin, on s’agita beaucoup autour de lui, les médecins s’écrièrent qu’il était sauvé, le félicitèrent, et lui dirent qu’il fallait qu’il eût une constitution de fer, sa mère pleura, son père arriva de l’usine et cassa un verre sur la table de nuit, c’était un grand remue-ménage de résurrection. Laforgue ferma les yeux sur tout ce tumulte ; il reprenait possession de son corps longtemps perdu, commandait à ses membres, contractait ses orteils sous son drap et s’étonnait qu’ils fussent dociles aux ordres qu’il leur envoyait de si loin. Il était encore vide et faible, mais il sentait sur lui une brise insaisissable, que personne ne pouvait soupçonner, qui passait sur sa poitrine, sur son front, sur son ventre, un air montagnard et marin qui coulait à travers la chaleur étouffante de sa chambre : il n’avait plus que 38,2.
On put enfin le ramener chez ses parents, dans une ambulance qui roula silencieusement sur la neige du jardin. Il continua solitairement à revivre.
Ce bonheur de se reconquérir l’absorbait entièrement, il ne se préoccupait au monde que de la conscience retrouvée de l’existence ; il s’écoutait respirer, il posait une oreille contre son oreiller pour entendre son sang. Il ne parlait pas, il ne demandait rien, il regardait son infirmière, sa mère marcher, s’asseoir près de son lit comme des ombres, il ne s’intéressait à personne qu’à lui-même, il travaillait à son retour : ces tâches le divertissaient de tout ce qui n’était pas lui. Toute autre existence que la sienne lui semblait inexplicable, indécente et pleine d’une encombrante bouffonnerie.
— Fallait-il donc risquer la mort pour être un homme ? Tout commençait, il n’avait plus une seconde à perdre pour exister rageusement ; le grand jeu des tentatives avortées avait pris fin, puisqu’on peut réellement mourir.
— Il va falloir choisir. Les songes sur l’étendue de la vie ont fait leur temps… Il va falloir chercher l’intensité… Sacrifier ce qui compte peu…
Ce qui donna peut-être le mieux à Philippe le sentiment du changement qui venait de bouleverser sa vie, ce fut l’affreuse dette de reconnaissance dont sa mère exigea le payement, quand elle put estimer qu’il était hors de danger : elle lui reprocha durement son silence, son éloignement, son égoïsme, et réclama de lui les marques de gratitude qu’il devait à celle qui l’avait veillé pendant des nuits, qui l’avait sans doute arraché à la mort. Il se retrouva aussitôt dans ce monde où les gens qui vous aiment le mieux vous demandent compte de votre existence, ne vous pardonnent pas la solitude du bonheur. Comme il avait réellement failli mourir, il y avait de quoi se méfier pour tout le reste de sa vie. Mais il était encore trop faible pour se révolter, il bougeait à peine. Il se mit seulement à pleurer silencieusement. Sa mère crut que ces larmes étaient des signes de remords.
Il ne pleurait que sur lui-même : tout le monde s’y trompa.
PAUL NIZAN.
FIN