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Peter Sloterdijk aux Assises internationales du roman : un point de vue intempestif 

lundi 31 mai 2010, par Régis Poulet

Peter Sloterdijk était hier soir, 30 mai, invité aux Assises internationales du roman, à Lyon, pour évoquer, selon l’intitulé de son entretien avec Jean Birnbaum, l’ « Impulsion littéraire et scandale philosophique ».

Cette clôture d’une semaine de tables rondes et autres lectures, à l’instar de l’invitation faite à Alain Badiou l’an dernier, augurait, vu la réputation du philosophe allemand, d’un beau final. Il faut dire que la matinée avait été pour le moins décevante, la table ronde autour de « La folie à l’œuvre » ayant fait long feu. Des quatre auteurs invités, seuls deux avaient quelque chose à dire sur le sujet ; les deux autres considérant la ‘chose’ soit comme un objet extérieur propre à constituer un catalogue de fous, catalogue qui ne fait pas œuvre, soit comme prétexte à étaler un narcissisme boboïsant selon lequel les monstres et les fous – après un collier de clichés sur la folie monté en sautoir pour plateau télévisé – c’est la même chose cher public…

L’espoir renaissait donc avec la venue de celui que nous sommes nombreux à considérer comme un philosophe majeur de notre temps. Interrogé par Jean Birnbaum sur la pensée comme expérience de la déception et son rapport avec la littérature, Peter Sloterdijk répondit, dans un français châtié mais accessible, d’une voix qui révèle non l’orateur ni le rhéteur mais l’amoureux de la pensée qui sait peser ses mots sans être lourd ni pontifiant – que la philosophie est à considérer comme une conséquence de l’invention par les Grecs d’une langue modifiée des Phéniciens où ceux-là introduisirent des voyelles. De cette façon, la lecture n’avait plus nécessairement à se faire en compagnie de qui pouvait indiquer la bonne prononciation, mais qu’elle pouvait se faire seule. Peter Sloterdijk expliqua qu’après une phase de lecture solitaire mais à voix haute, l’Antiquité connut la lecture à voix basse, de plus en plus basse, si bien qu’on peut affirmer que l’invention de la conscience morale est « cette voix qui chuchote dans ton oreille intérieure comme si la voix d’une instance supérieure avait envahi l’esprit du lecteur ». Ainsi la philosophie découle-t-elle de la littérature de façon à remplacer, avec Platon et l’invention des dialogues comme forme littéraire, un théâtre qui, à l’époque du père de l’Académie, avait perdu sa capacité de synthèse culturelle d’une société : autour du théâtre médiocre de cette époque, la société grecque ne vibrait plus unanimement.

Le saut jusqu’à notre époque et la question du roman se fit à la façon d’une danse, imprévisible et primesautière, surplombante et ironique, en évoquant notamment le retour aux classiques (Goethe, Schiller ou Thomas Mann) après guerre, pour cette génération dont il fait partie qui avait sous les yeux des témoins (on songe à son maître Heidegger) à l’intelligence éveillée lors de la catastrophe morale que connut le peuple allemand, et qui sentait sans arrêt le non dit dans leur parole, raison pour laquelle ils choisirent la révolte (Mai 68), le marxisme et l’attrait pour les pensées d’Asie en ce qui concerne Peter Sloterdijk [1]. Nous avons appris sans grande surprise son goût pour Gottfried Benn et les penseurs ironistes, son admiration pour deux générations de penseurs français qui ont conjoint l’expression littéraire et l’expression philosophique au point qu’il ne leur pardonnerait pas d’avoir porté si haut l’expression littéraire de la philosophie qui, affirma-t-il avec son humour légendaire, lui valut de choisir la philosophie plutôt que la littérature, ce qui fut sources d’ennuis dont il n’espère pas se libérer de son vivant – le voudrait-il…

En somme, la richesse de l’exposé progressait de part et d’autre du fait littéraire, au grand dam, parfois, de son interlocuteur officiel qui cherchait à enfermer le poisson dans un filet aux mailles trop larges. De poisson justement il fut question à plusieurs reprises. Cette métaphore courut d’un bout à l’autre de l’entretien, d’abord sous l’impulsion de Peter Sloterdijk, enfin par une question de l’assistance. Peter Sloterdijk fit le portrait du philosophe en poisson volant, image surtout valable pour les philosophes allemands dont la tendance est de trouver un poste d’observation élevé d’où considérer l’ensemble des questions qui se posent. On songe à l’Engadine de Nietzsche, ou à la Forêt Noire de Heidegger, et même à la façon dont Peter Sloterdijk était assis dans son fauteuil. Après les métaphores, il expliqua que la philosophie était construite sur l’hyperbole, qu’il fallait sauver son côté souverain et exprimer la philosophie de façon littéraire. Cette affirmation selon laquelle l’hyperbole doit prévaloir (justifiée par P. Sloterdijk notamment par la considération qu’il vaut mieux se tromper dans le grandiose que dans le médiocre [2]) fit réagir quelqu’un demandant si le recours à l’hyperbole en philosophie n’était pas aussi un signe d’impuissance à dire les choses et si la simplicité ne pouvait pas être considérée comme une solution pour exprimer la vérité. Le philosophe sur scène acquiesça tout à fait à cette remarque et, après avoir évoqué Hemingway, fit référence au dépouillement auquel Marguerite Duras parvint dans L’été 80  : c’est, selon lui, le genre d’œuvres inattendues, des moments de grâce.

En maître de la pensée dangereuse et sincère (provocatrice selon la perception d’aucuns dans la salle), Peter Sloterdijk déclara tout de go que le roman était un genre poubelle, honni au XVIIIe siècle, connaissant une efflorescence au XIXe (comme Nietzsche il met les romans russes au-dessus du lot) et son point culminant durant la première moitié du XXe. L’équation roman = poubelle avait du mal à passer, mais gorges déployées et fessiers indignés s’équilibrèrent, jusqu’à ce qu’il fasse se tordre de rire une partie (seulement) de la salle en affirmant que le roman et l’art contemporains ont développé à l’extrême la faculté de solliciter les capacités de méditation des lecteurs ou spectateurs en s’offrant comme des trous noirs pour absorber l’excès d’intelligence nôtre !

Peut-être la dernière question permit-elle de mieux comprendre quel statut Peter Sloterdijk accorde à la littérature romanesque. L’auteur de la question s’appuya sur une conférence fameuse du philosophe publiée sous le titre Règles pour le parc humain (2000) et dont j’ai pu retrouver les passages mentionnés. Ce bref livre parle du rôle de l’humanisme et de son usage de la lecture pour apprivoiser l’humain, autrement dit pour l’éduquer, et du devenir de cette anthropotechnique après les catastrophes du XXe siècle et l’entrée dans un post-humanisme dont Peter Sloterdijk a un peu contesté à son interlocuteur l’usage ambigu (on sait combien il fut après publication de cet ouvrage attaqué par les bigots de l’esprit). La question portait sur le rôle de la littérature dans un monde post-humaniste (sic) et les citations suivantes :

« La domestication de l’être humain constitue le grand impensé face auquel l’humanisme a détourné les yeux depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours – le simple fait de s’en apercevoir suffit à se retrouver en eau profonde. Là où nous n’avons plus pied, nous monte par-dessus la tête l’évidence du fait que l’on n’a pu à aucun moment réussir en pratiquant l’apprivoisement et la création de liens amicaux éducatifs par le seul moyen des lettres. » [3]

« L’humaniste se fait donner l’homme par avance et lui applique ensuite les moyens de discipline scolaire du dressage et d’éducation – convaincu comme il l’est par le lien nécessaire entre la lecture, la position assise et l’apaisement. » [4]

L’interlocuteur voulait savoir ce que le philosophe en pensait dix ans plus tard. Une des raisons pour lesquelles Peter Sloterdijk conçoit le roman comme un genre poubelle tiendrait, hypothèse personnelle, à ce que son utilité dans l’apprivoisement humain est désormais quasi nulle, au sens où le théâtre grec a perdu sa capacité à faire sentir l’unanime autour de lui. La littérature, même en France, n’est plus capable de créer une unanimité autour d’une de ses oeuvres. Depuis deux millénaires et demi, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture était une entreprise d’inhibition du fauve humain, et qui a implosé au XXe siècle. Peter Sloterdijk le dit très bien dans Règles pour le parc humain, si l’on veut bien le lire sans œillères ni préjugés. Peter Sloterdijk précisa que ce n’était pas tant son avis sur la question qui avait changé que le monde au sein duquel nous évoluons désormais : un monde où les anthropotechniques, c’est-à-dire des techniques qui influent sur notre mode d’être et de devenir, nous sollicitent de façon nouvelle. Il ne parlerait plus d’eaux profondes mais d’eaux nouvelles où nager…

La littérature doit se donner de nouveaux moyens pour répondre à ces défis, mais le philosophe allemand croit moins à sa survivance qu’à l’émergence nouvelle de la notion d’archive.

Spirituel et cordial, auteur de Sphères mais accessible, Peter Sloterdijk provoque l’étonnement et la joie. Les assises se sont conclues par des instants privilégiés dont on ne voudrait priver personne et que la fréquentation de l’œuvre prolongera avec bonheur.

Notes

[1Le philosophe a d’ailleurs rappelé qu’entre trente et cinquante ans, il s’est beaucoup intéressé à la pensée dite ‘orientale’ et, à une question peut-être formulée en termes un peu vagues : « Quel est votre avis sur le rapport entre pensée et langage dans les philosophies orientales ? » — à propos de laquelle on aurait tout aussi bien pu évoquer le grammairien indien Bhartrihari que les idéogrammes – le philosophe a retenu ces derniers comme symbole de la fascination exercée sur les Occidentaux par l’illusion d’un rapport plus direct entre le mot et la chose et tout naturellement renvoyé à Michel Foucault.

[2Avec Paul Valéry et son Monsieur teste il partage le dégoût pour la bêtise crasse, pour la bêtise quotidienne qui fut souvent, dit-il, le moteur de son intérêt pour la littérature et au sein de laquelle il la reconnaît pourtant.

[3Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et une nuit, 2000, p. 40.

[4Ibid., p. 37.

1 Message

  • Je suis étonnée en comparant votre article, celui de Rue89 et ma propre expérience d’auditrice des Assises.

    Pour ne parler que de la journée de dimanche à laquelle vous faites tous les deux allusion, je trouve quand même stupéfiant que H Artus sur Rue89 ne mentionne même pas Sloterdijk et s’attarde avec une certaine complaisance sur un godelureau qui, je suis d’accord avec vous (si je l’ai bien reconnu derrière le portrait que vous en faites) n’a pas aligné deux phrases intéressantes sur la folie et a même fini en faisant un parallèle entre les monstres de Barnum et les fous qu’il prétend présenter dans son travail d’écrivain. J’ai cru à un cauchemar à ce moment-là, être revenue un siècle en arrière...

    Alors évidemment, Sloterdijk qui vient mettre les pieds dans le plat, c’est moins intéressant que le ’régional de l’étape’.

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