1h. Le moment est venu de plier bagage. Les derniers cartons ont été scellés. Pierre balaie furtivement du regard cette vie qui gît désormais en vrac sur le sol.
Un inventaire qui se résume à une dizaine de boîtes tout au plus. Ils en feront ce qu’ils voudront.
Ce doit être un jour ordinaire pour les habitants de l’immeuble. Les volets sont restés fermés. Ne surtout pas attirer l’attention. Respecter la loi du silence.
Seule pause octroyée, un café, d’ordinaire avalé d’une traite et dont Pierre savoure à présent la dernière gorgée. Une ultime vague de chaleur avant d’affronter les caprices d’une météo hivernale.
Pierre Ndommoh, né le 3 janvier 1979 à Bakassa – Cameroun, quitte en pleine nuit l’immeuble du 60 rue Saint-Denis dont il occupe le premier étage depuis 8 ans, et où il ne reviendra sans doute plus.
Une barbe drue recouvre la moitié de son visage endeuillé et, sous sa veste, il a revêtu le costume élimé qu’il portait à son arrivée.
Le paillasson « Bienvenue » repose encore sur le seuil de la porte d’entrée et lui décoche un sourire amer. Pierre n’emporte que le strict minimum vital. Un nécessaire de toilette, une paire de chaussettes et de sous-vêtements de rechange, des habits modulables selon les saisons, quelques conserves et, plié en quatre dans la poche intérieure de son paletot, l’unique rappel de cette vie qu’il laisse derrière lui.
Le vieux sac de toile n’est pas très lourd mais lui fait pourtant l’effet d’un rocher qu’il lui faut saisir à bras-le-corps.
Pas un sanglot ni même un soupir. Ce n’est pas le moment de fléchir.
L’amertume guette chacune de ses pensées. Tous ces efforts consentis, ces démarches interminables adressées à qui de droit. Le temps suspendu.
La promesse d’une vie meilleure et ces huit années passées les mains dans le cambouis du Garage Dumortier pour s’en donner les moyens et, au bout du compte, finir à la casse, victime de cette crise que certains prédisaient comme inéluctable et dont Pierre ne mesurait pas les enjeux jusqu’à l’arrivée de cette maudite lettre.
Des chiffres, encore et toujours. De ceux qui vous changent la vie. Mais une loterie dont Pierre sort à présent perdant.
Les souvenirs des débuts rejaillissent, comme sortis d’outre-tombe.
Le village, la milice en faction, le déferlement des coups de feux tirés au hasard dans la foule, les corps sans vie de ses parents se vidant de leur sang jusqu’à se glisser sous ses pieds, cachés derrière un buisson en attendant que toute cette folie prenne fin.
Puis les interrogatoires, le chef d’accusation à endosser sous peine d’une condamnation à la peine capitale, la fuite improvisée en deux temps trois mouvements faute d’une autre option. Se retirer sans regarder en arrière.
Sur les conseils du passeur, Pierre avait troqué son kaba kondo contre un costume d’allure européenne, acheté pour une somme astronomique et falsifié un visa étudiant. Un tour de passe-passe et il s’était embarqué pour l’Angleterre avec pour seul bagage cette pièce maîtresse dont dépendait son sort.
Et enfin, la lumière au bout du Tunnel et ces 3 mots gravés sur un même étendard : « Liberté, Egalité, Fraternité ». La France et son rêve américain, le pays de tous les possibles.
Pierre n’attendra pas cette fois. Attendre quoi ? Cette main qu’on lui tendra pour le diriger vers la sortie. Il y a 8 ans comme maintenant, il ne s’agissait que d’un aller simple.
Pas question de retourner à la case départ, là-bas à Bakassa, et de se laisser abattre. Avec son nom qui figure sur liste rouge, il aurait la mort pour destination.
Ici, c’est autre chose qui l’attend. Aujourd’hui, Pierre a l’obligation de vider les lieux, de quitter le territoire pour se rendre n’importe où mais pas ici.
Bonjour, bonsoir, merci d’être venu, bon débarras, vous n’êtes pas le seul à être seul, c’est comme ça monsieur, c’est la loi, c’est la même pour tout le monde. Ah.
Dès maintenant, il est tenu de se rendre de son plein gré aux autorités compétentes qui passeront ensuite la main à d’autres. Pas concernés, chacun sa merde et tu iras chier ailleurs, et avec le sourire s’il-te-plaît, nous on t’a assez vu.
Si Pierre refuse de collaborer, il est passible d’une peine de prison assortie d’une amende qui excède de loin ce qu’il a pu gagner ces six derniers mois.
La perte de son emploi lui ôte de plein droit l’autorisation de résider sur le sol français qu’il se représentait pourtant comme une terre d’accueil.
Rayé de la carte. « Se prendre en charge et pas charger l’Etat » chante Sardou sur toutes les chaînes.
Ils peuvent danser sur leur tête. Pierre ne rendra pas les armes aussi facilement.
Privé de travail et de domicile, il est désormais considéré comme un hors-la-loi.
Son crime ? Disposer de papiers qui ne sont jamais les bons. Pierre a épuisé tous les recours possibles. Les témoignages de sa voisine et de son ancien employeur attestant tous deux de son comportement irréprochable n’ont pas fait le poids.
Le préfet est resté sourd à ses coups de fil, refusant de le recevoir dans son bureau et la Cimade s’est essoufflée, sans succès, à lui obtenir gain de cause.
Si la société refuse de le garder entre ses murs, il ne lui reste à présent que l’exil.
Une vie passée à tutoyer la précarité, une existence linéaire faite de métro-boulot-dodo comme le commun des mortels, à quelques variantes près.
Puisque rien ne sert de cirer les pompes des pouvoirs publics, il fera la manche de rame en rame, guettant les mines renfrognées des navetteurs dans l’espoir d’une petite pièce et d’un « salut ».
Il se débrouillera pour se nourrir en catimini à l’arrière des restaurants ou aux abords des commerces après la fermeture et la sortie des poubelles.
Il travaillera à sa seule survie, de son propre chef.
Mis au ban de la société, il habitera l’éphémère, investissant les lieux de passage pour se prémunir du froid.
Le froid. Son ennemi le plus redoutable. Peut-être ne passera-t-il même pas l’hiver. La saison serait moins rude à Bakassa, mais aussi beaucoup plus courte.
La liberté, c’est ça, sa place au soleil.
Pour l’heure, il est devenu persona non grata. Personne. Ce mot qui curieusement désigne à la fois l’individu et l’absent.
Pas d’adieux à ce décor de carton pâte. Pierre referme doucement la porte sans retirer les clés de la serrure, emprunte silencieusement les quelques marches qui le séparent de la porte principale et sort nonchalamment.
L’horloge de la pharmacie indique 1h17 ainsi qu’une température extérieure de 3°C.
Vu l’heure, Pierre sait qu’aucun centre d’accueil ne sera en mesure de lui offrir le gîte pour la nuit. Ces choses-là se planifient. Il lui faudra faire la queue le lendemain dès 18h avec les autres. Mais ce soir, Pierre veut savoir ce qui l’attend concrètement, au cas où il serait recherché par la police et se verrait contraint de dormir dehors pour échapper à une arrestation.
Il y a trois jours, il a localisé une cabane jouxtant une balançoire située dans un parc public à deux kilomètres. Ce sera parfait pour s’acclimater.
Plongé dans le silence de la nuit, il presse le pas tout en veillant à ce que son rythme ne paraisse pas suspect aux yeux des quelques passants rencontrés.
Le ciel libère soudainement une neige qui semble déterminée à redessiner les contours de la ville.
« Sous le ciel de Paris
Coule un fleuve joyeux
Il endort dans la nuit
Les clochards et les gueux »
Un air de déjà vu qui lui glace le sang lorsqu’il repense à ces pauvres gens qu’il croisait tard le soir en rentrant du turbin.
Pierre se souvient de la satisfaction sans bornes que lui procurait sa situation de nanti pourvu d’un travail et d’un toit sous lequel s’abriter.
Rien ne sera plus comme avant. Il le sait bien.
Affiché sur la fenêtre d’une façade, il aperçoit un drapeau français et sourit en repensant à cette devise hypocrite que sa naïveté lui avait pourtant fait admirer quelques années plus tôt.
« Liberté, Légalité, Fraternité » marmonne-t-il en continuant sa route.
Haute de quelques mètres, la cabane domine fièrement le parc et procure immédiatement à Pierre un sentiment de sécurité, comme si il occupait le seul mirador au beau milieu d’une ville assiégée.
Le temps de vider le contenu du sac à même le sol et Pierre enfile une par une les couches de vêtements jusqu’à ne plus pouvoir bouger.
« Je dois ressembler à un oignon » se dit-il. « Mais pas question de verser une larme ».
Blotti dans sa tanière, l’ours bougonne encore quelques phrases avant de se laisser emporter par la quiétude de la nuit.
8h. Il s’est fait réveiller par un cri d’enfant. Surprise de le trouver là, la fillette s’est dépêchée de redescendre l’échelle pour prévenir sa mère.
La femme menace d’alerter la police. Pierre sourit, se lève et lui répond que ce ne sera pas nécessaire. Il demande quelques minutes d’intimité pour pouvoir faire un brin de toilette. Indignée, la mère se retire néanmoins pour lui laisser le champ libre.
Pierre se hâte en se préparant à l’idée de devoir dès maintenant se contenter de l’essentiel.
De toute façon, il fait trop froid pour les ablutions. Il s’en occupera plus tard.
La priorité est de déguerpir et de ne pas se faire coincer par les flics.
Pierre quitte le parc sous les yeux ahuris d’une dizaine de mères et d’enfants.
De son dernier salaire ne subsistent que quelques euros, le reste ayant été envoyé à l’une de ses cousines sur le point de se marier.
Pierre s’installe sur un banc le temps de compter sa ferraille et déterminer à quoi elle pourrait le mieux lui servir. Un croissant ? Non, trop cher. Mieux vaut s’acheter un pain, il en aura pour au moins deux jours.
La neige se remet à tomber de plus belle, d’abord lentement sous la forme de petits flocons à peine visibles puis de plus en plus fort jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer le bleu du ciel.
Les passants pressent le pas pour rejoindre leurs foyers et Pierre se retrouve bientôt seul dans cette rue qu’enveloppe un immense drap clair.
La blancheur de la neige recouvrira bientôt son teint mat. A moins que ce ne soit le froid qui le fasse pâlir.
Survivre au hasard des rues, sans domicile fixe. Se fondre dans la masse et se désintégrer, sa seule chance d’être à la fois libre et vivant. Pierre extirpe de sa poche la feuille pleine de chiffres et la déchire en si petits morceaux qu’ils se confondent avec la poudreuse.
Il a gagné la partie, du moins jusqu’à la prochaine fois.