« Bienvenue ». Un mot, un seul, sur cette banderole rédigée à mon attention.
Bienvenue, comme si j’étais parti depuis une éternité, émergeant d’un profond coma, ou de retour d’interminables péripéties à travers le monde.
Mes parents, mes amis, mes collègues, tous étaient là pour célébrer ma prétendue résurrection, occultant par maladresse et quelques mots, 36 années d’une vie qu’ils n’ont jamais enviée.
« Tu verras, ça va tout changer », « Tu as tellement de choses à découvrir » ou encore « C’est le plus beau jour de ta vie ». L’enthousiasme me faisait face et je l’entendais bien de cette oreille, mais je demandais aussi à voir.
Un écrivain ivoirien avance dans l’un de ses ouvrages qu’ « il existe deux sortes de cécité sur cette terre : les aveugles de la vue et les aveugles de la vie ». Et jusqu’à il y a encore quelques semaines, je faisais partie de la première catégorie regroupant ceux que l’on dénomme pudiquement « les non-voyants » ou dans le meilleur des cas « les malvoyants ».
Je n’ai jamais eu à apprivoiser ce que beaucoup considèrent comme un handicap, ma cécité est survenue à l’instant même où je quittai le ventre de ma mère. Une maladie génétique extrêmement rare liée à des terminaisons nerveuses qui se seraient mises en grève faute d’on ne sait quelles raisons.
C’est difficile d’en vouloir à « on ne sait qui », alors j’ai grandi à vue d’œil, choyé d’une bienveillance toute familiale, accentuée par la constante inquiétude qu’une étourderie, déguisée en maladresse, me cause blessures ou égarement.
Mes parents tentèrent de me convaincre de m’inscrire dans une école pour aveugles mais l’idée de partager au quotidien les plaintes de quelques braillards ne m’inspirait aucun optimisme et je choisis de leur préférer la compagnie d’un seul homme pour m’enseigner tout ce que j’avais à savoir.
Je vivais dans un monde authentique connu de moi seul, explorant l’inconnu à tâtons, armé d’une imagination inépuisable.
La plupart des gens faisaient preuve d’une grande amabilité à mon égard.
Le chauffeur de bus attendait patiemment que je gravisse la dernière marche avant de reprendre sa route, l’épicier me laissait le temps de choisir mes légumes lorsque je faisais mon marché sans oublier Mr Pirolli chez qui je déjeunais chaque lundi à 12h30 depuis que je m’étais installé en ville.
Ce restaurateur avait pour classique habitude de me lire l’intégralité de la carte alors même que mon choix se portait inlassablement sur l’osso bucco.
Bien sûr, je connus aussi des indélicats comme ce libraire qui me grattait mes Presto avant de me les donner, l’ouvreuse à l’Opéra qui me plaçait systématiquement au premier rang et à moitié prix ou encore Monique ma coiffeuse qui me demandait quelle coupe me ferait plaisir et à laquelle je répondais toujours « plus courts si possible ».
Les navetteurs du bus 41 me cédaient leur place, faisant fi de l’évidente robustesse de mes jambes, les vendeuses m’escortaient jusqu’aux toilettes pour handicapés malgré l’absence de toute chaise roulante.
Même Mr Pirolli s’était pris au jeu de la compassion en accompagnant ma viande prédécoupée d’une consommation servie avec paille et couvercle, comme si je ne pouvais me débrouiller seul.
C’est ainsi que je traversai la vie, constamment épaulé, guidé, parfois même accompagné, toujours en élevant la voix et en me tapant sur l’épaule, de peur que je ne perde l’équilibre.
J’ai pourtant toujours su m’occuper de moi, ne craignant jamais de m’aventurer un peu plus loin pour mieux revenir ensuite.
Je connaissais sur le bout des doigts les rayons du supermarché et prenais plaisir à repérer mes céréales favorites en secouant les boîtes une par une jusqu’à trouver mon bonheur.
Je n’avais peur de rien, pas même de cette ville immense dont je discernais les moindres recoins et dans laquelle je m’étais constitué de précieux repères.
Quoique l’on puisse en penser, j’étais heureux et j’aimais à répéter que « le défaut ne fait pas le défunt ». Voilà pourquoi cette inscription me souhaitant la bienvenue m’avait visiblement fait sourire.
Quand j’ai découvert la vue, on m’a dit que j’allais gagner du temps. Je n’ai jamais bien saisi la signification de cette expression, dans la mesure où j’estime ne pas avoir perdu une seule seconde en futilités. Je ne la comprends d’ailleurs toujours pas.
Si dans un moment d’égarement il m’arrive de demander mon chemin, les passants m’indiquent des plaques en métal arborant des noms de rues que je ne peux décrypter, pour s’étonner ensuite de ma préférence à identifier boîtes postales et autres objets sensiblement plus familiers.
Je passe toujours autant de temps dans la grande surface où je me ravitaille habituellement, à remuer les boîtes de cornflakes en m’extasiant du plaisir enfantin procuré par la trouvaille du trésor tant recherché.
A y voir de plus près, je n’ai pas beaucoup changé. Les autres. Les gens ont changé.
L’épicier insiste maintenant pour je prenne les fruits que j’ai tâtés.
Plus personne ne me ménage une place dans le bus car il n’y a désormais plus de raison de le faire.
La semaine passée, j’ai signalé à mon voisin la présence d’une tache de moutarde sur son col de chemise, il m’a considéré avec mépris, comme si le dessein de ma révélation s’apparentait à de la moquerie. A dire vrai, ce genre de propos ne m’a jamais réussi.
Lorsque j’étais aveugle et que de bonne foi je faisais état d’une semblable découverte, la personne visée s’indignait avec fracas de mon imposture là où j’avais simplement senti le condiment ou le dentifrice mentholé.
On m‘a également renseigné sur une chose cruciale que permettait la vue, la sécurité.
Mais, chose étrange, à chaque fois que je me trouve au bord d’un trottoir à attendre que le feu piéton passe au vert, je constate que la clairvoyance de mes pairs ne les empêche pourtant pas de céder à l’imprudence de défier la circulation environnante.
Dans les files, on me dépasse, on me presse, on me bouscule, comme si je n’existais pas, invisible dans un monde où la cécité serait devenue pandémie. De temps à autre une tape sur l’épaule et un haussement de ton mais pour me signifier que je dérange.
Mr Pirolli s’est inquiété à l’idée de me voir déserter son restaurant dès lors que je pouvais à présent me délecter des menus alléchants de ses concurrents. Je l’ai de suite rassuré quant à la qualité de son osso bucco dont le goût ne changerait pas à mes yeux.
Les gens semblent accorder tellement d’importance à la vue, comme si sans elle le toucher, l’ouïe, l’odorat n’avaient plus aucun sens. Les magazines, les abribus, les affiches publicitaires, les enseignes et les devantures des hôtels, des magasins, des boîtes de nuit. Absolument tout est mis en évidence de sorte à stimuler les yeux, à en mettre plein la vue à des êtres de plus en plus blasés de sollicitations devenues trop nombreuses. Et des yeux on peut dire que j’en observe beaucoup à présent mais qu’il m’est triste de voir se miroiter dans tant de regards le poids d’une trop longue journée de travail, d’une nième déception amoureuse ou d’une nostalgie de jeunesse fanée trop vite. Ces yeux-là voient tellement de choses en une journée qu’ils sont usés d’en observer davantage, de prendre deux secondes supplémentaires de leur précieux temps pour regarder la personne en face, celle dont un sourire amical pourrait être la lueur d’espoir dans une journée trop maussade. Celle qui un court moment ne serait pas aveugle à son existence.
En me relisant, j’ai l’impression qu’un certain pessimisme résonne tel de l’ingratitude dans la bouche d’un homme déçu de toutes ces choses dont on lui a si souvent parlé, comme lorsque le récit flatteur d’un film en tête d’affiche vous conduit dans une salle obscure et à la désillusion faisant suite à une projection finalement pas si extraordinaire. La vue est pour moi un divertissement, un bouquet de chaînes câblées proposant multiples options transitant entre aventures rocambolesques, histoires larmoyantes et thrillers effrayants.
D’ailleurs, j’ai un peu menti en me vantant de n’avoir peur de rien. Cela peut sembler saugrenu pour un aveugle mais j’ai toujours eu peur du noir. S’il est vrai que du temps de ma cécité je n’ai jamais pu distinguer les couleurs, je savais néanmoins quand ma mère était rouge de colère car elle avait les mains bouillantes. J’évoquais le ciel gris lorsqu’il pleuvait ou qu’il faisait froid. Je devinais que papa était bleu de maman lorsqu’il l’embrassait tendrement dans la cuisine. Et s’il y avait une chose que j’étais loin d’ignorer, c’est que le noir n’annonçait jamais rien de très heureux.
Bien entendu, lorsque je prétends avoir peur du noir, je ne désigne pas par là l’objet de ma vision précédemment monochrome mais le silence assourdissant de la nuit et avec elle, la perte de tous mes repères. Seul dans le noir, je me sentais perdu, insécurisé, abandonné par un jour trop éteint et peu compatissant à ma hantise de ne pouvoir trouver le sommeil sans un son pour le divertir. J’avais si peur qu’une nuit trop longtemps muette ne trahisse sa promesse d’un jour neuf ou qu’elle ne prenne fin à mon insu, me condamnant à l’ignorance du cours des choses du monde, de la vie.
Aujourd’hui, rien n’a changé. A l’exception que la vision du noir est encore plus sombre que je l’imaginais.