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Pizzeria 

mercredi 17 décembre 2003, par Jean-Patrice Dupin

Je croyais qu’elle devait passer la soirée avec des amis à elle, alors qu’en fait pas du tout : ils avaient pas pu. Donc on se retrouve tous les deux, on sait pas trop quoi faire. Je propose par exemple qu’on aille au restaurant, bon pourquoi pas, mais où ? Tout ça se passe sur le trottoir en bas de chez moi. Un quartier où il y a surtout des pizzerias. Mais bof non. Elle a pas tellement envie d’une pizza. Ça l’enthousiasme pas vraiment une pizza. Si c’est la pizza qui t’embête, on sera pas obligé d’en prendre une, de pizza. En général dans les pizzerias ils servent aussi des viandes. Je sais pas. Des escalopes. Avec des pâtes. Mais elle a pas envie de pâtes non plus. Elle aime pas trop ça les pâtes. Elle trouve qu’elle en mange déjà bien assez souvent, des pâtes. Et si c’est rien que pour la viande elle voit pas l’intérêt d’aller spécialement dans une pizzeria, alors que de la viande on peut en manger n’importe où. Ce en quoi au fond elle a pas tort. D’ailleurs j’y tiens pas non plus à la pizza, encore moins aux pâtes. Je dis ça, la pizza, c’est juste histoire de proposer. Sinon dans le quartier à part les pizzerias il y a des chinois. Mais je les connais. Ils sont pas terribles. Celui du coin de la rue est même particulièrement dégueulasse. Enfin tout ça nous dit pas où on peut aller. Elle a toujours pas d’idée. Elle a d’ailleurs pas l’intention d’en avoir. Elle me laisse l’initiative, exprès pour voir, et elle voit bien en l’occurrence que je suis pas vraiment convaincant. Un autre l’aurait emmenée hop-là ! dans un petit resto à deux pas d’ici très bien, très bon, pas cher, cadre sympathique et tout. Mais évidemment j’en connais pas un seul de resto comme ça, surtout dans mon quartier on peut toujours courir, merde ! c’est tout de même pas ma faute s’il n’y a que des pizzas et des poulets aux pousses de bambou infects à cinq cents mètres à la ronde. Hélas non j’ai pas de voiture, désolé elle non plus. Et puis à la fin ça m’est bien égal de manger n’importe où n’importe quoi pizza chinois steak frites ou cassoulet que sais-je du moment qu’elle choisit ce dont elle a envie et qu’elle est contente, c’est la seule chose qui m’intéresse et pour le reste je demande qu’à m’adapter. Mais ça elle veut pas comprendre. Donc on reste là un moment à se regarder, à regarder tout autour, elle croit sans doute que l’endroit qu’on cherche va apparaître comme ça d’un coup comme par magie entre deux immeubles, peut-être à force de vouloir. Mais rien évidemment. Alors je finis par dire que tant qu’à faire on a qu’à marcher jusqu’à la grande place, tu sais en continuant la rue, à peine dix minutes à pieds. Il y en a plein là-bas, des restaurants. Il y a même que ça. On aura aucun mal à en trouver un. On aura l’embarras du choix. Bon on se met en route. On marche. Elle dit plus trop rien. Elle en vient à trouver que ça commence à bien faire toutes ces hésitations. Ce flou. Elle pense à sa soirée annulée. Sûrement elle aurait moins perdu son temps avec ses amis. Mais trop tard pour se défiler. Moi ça m’énerve de penser qu’elle pense ça. Je dis rien non plus. On marche. Arrivés enfin aux abords de la place on s’arrête devant quelques cartes. On les lit au début, on fait les difficiles. On se dit qu’on a le choix. C’est jamais bien. Pas appétissant. Pas engageant. Trop cher. Il se met à pleuvoir. Elle en a assez. Moi ça m’est égal de chercher encore si c’est pour trouver un endroit qui nous plaise. Mais elle non. Sans doute elle a déjà abandonné tout espoir. Elle s’arrête soudain devant une porte et elle dit bon on va là. C’est une pizzeria. J’ose pas dire non. Si elle veut qu’on aille là après tout je suis même pas certain qu’on puisse trouver mieux ailleurs. Donc on entre et on s’assoit. Je propose un apéritif. Un test intéressant, pour le coup, l’apéritif. Si elle veut oublier les cafouillages du début de soirée, faire montre à mon égard d’un minimum de bonne volonté, elle a qu’à accepter mon apéritif. Sinon elle en prend pas, elle dit non merci. Elle dit non merci. Sur un ton glacial en plus et quasiment réprobateur comme si je l’avais choquée par quelque obscénité malvenue. Elle a pas envie de rire, ça s’annonce bien on se plonge dans la carte. Tu prends quoi ? Elle veut pas de hors d’œuvres non plus, exit les hors d’œuvres. Ils me tentent pas non plus du reste ces hors d’œuvres. J’ai jamais été très hors d’œuvres de toute façon. Elle choisit donc une pizza. Mais pas n’importe quelle pizza : elle choisit la pire, la pizza la plus sommaire, la plus nulle qu’on puisse imaginer : un fond de pâte aux allures de caoutchouc, un infâme coulis rougeâtre au milieu duquel pataugent trois misérables lambeaux de jambon, le tout à peine masqué par une infime couche de fromage fondu : la pizza dans toute son horreur. Ajoutons qu’il y a deux olives et qu’elle aime pas les olives. Je lui dis je vais les manger, moi, les olives, et elle les pose avec dégoût sur le rebord de mon assiette. Je mange donc mes deux olives en attendant ma pizza à moi, que j’ai choisie un peu moins rudimentaire ; la carte y promet notamment la participation d’un oignon en rondelles et le renfort, en quoi je place pas mal d’espoirs, d’un groupuscule d’anchois ; voilà pourquoi sans doute cette pizza met si longtemps à venir. Tu devrais commencer pendant que c’est chaud : elle attaque la première bouchée sans enthousiasme alors qu’enfin ma pizza arrive à son tour, posée au bout du bras d’un serveur obséquieux (je le déteste depuis le début). On mange. Je sais pas trop quoi dire. C’est pas bon. D’ailleurs même si elle fait aucun commentaire, elle en mange pas la moitié, de sa pizza. Moi je mets un point d’honneur à finir : c’est pas de tout repos. Ce qui me surprend en revanche c’est quand elle dit qu’elle va prendre un dessert. Il faut y voir peut-être un signe d’ouverture à mon égard. Un bon dessert pour faire passer tout ça. Une grosse coupe de glace avec trois tonnes de chantilly et des petites ombrelles en papiers multicolores, de quoi vous remonter le moral, merveilleuse idée. Je me réjouis déjà de notre réconciliation autour de ce dessert quand le garçon arrive. Et là, comme ça, elle commande simplement quoi : une crème caramel. Une crème caramel, elle prend en guise de dessert une crème caramel. Même pas une crème au caramel, non, une crèèème carameeel, avec une moue nauséeuse. C’est sinistre. Pour le coup je suis estomaqué. L’apéritif, les hors d’œuvres, les olives, la pizza répugnante à peine entamée, j’ai rien dit. Je suis resté stoïque. Mais à présent avec la crème caramel, là elle va trop loin. C’est sans équivoque. Elle parachève la ruine de notre dîner, délibérément, elle me ravale au rang de cette pizzeria infâme, qu’elle a elle-même choisie en plus. Elle me ridiculise, elle me traîne dans la boue, je dois réagir. Et pour vous, monsieur ? Je regarde le garçon droit dans les yeux et là, froidement, je dis : une pomme. Ah tu en veux, du repas sordide ? Eh bien en voilà, du repas sordide. Toute la soirée tu m’as attaqué à coups de cantine scolaire, de restaurant universitaire, de cafétéria graisseuse, soit ; je riposte. Par le régime sans sel et le plateau repas d’hôpital à six heures du soir. Foutu pour foutu ! Une pomme ! La tête qu’elle fait ! Elle s’y attendait pas, à ce coup là, une pomme ! Elle me le pardonnera jamais. Une pomme ! Le serveur me l’apporte, elle est grisâtre. Je fais mine de me régaler. Je dis j’adore ça, moi, les pommes. Et ta crème caramel ? Elle est bonne ? Pas de réponse. Juste elle demande l’addition. Pas de café ? Pas de café. Je paye. J’ajoute merci c’était délicieux. On sort. Il pleut toujours. C’est là qu’on se quitte. J’ai plus qu’à rentrer chez moi. Une crème caramel ! Sans blague ! Dire qu’elle a cru m’achever avec ça. C’est mal me connaître. Bien vu quand même le coup de la pomme. Je suis assez content de moi.

J’ai souri tout seul dans la rue. J’ai sauté à pieds joints dans toutes les flaques d’eau. Mais j’ai mis longtemps à m’endormir.

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