Ce peut être l’histoire d’un acteur comique obèse à la recherche d’un acteur maigre pour former un couple susceptible de relancer sa carrière, ou celle d’un écrivain secret qui sur la fin de sa vie hésite à soumettre à la publication des romans qu’il n’avait jusque-là voulu montrer à quiconque, ou celle encore d’une obscure gardienne de musée qui mesure tout à coup combien son quotidien est désespérant, dans tous les cas il y a un moment où l’un des personnages est confronté à la question : dois-je ou non disparaître ?
Enrique Vila-Matas fabrique une sorte de catalogue de situations, explore au fil des histoires différents cas de figure, faisant intervenir ici ou là mélancolie, peur, maladie, folie, orgueil, etc. Qu’on ne s’attende toutefois pas ici à une énumération morbide, à un défilé de cadavres ou à un manuel de désespoir : on ne court pas forcément après le spectaculaire, chez Vila-Matas, pas plus qu’on n’y met systématiquement fin à ses jours, et même lorsqu’on se pose la question, ce n’est pas toujours avec la gravité qu’on pourrait imaginer ; c’est même souvent à l’occasion de situations plutôt cocasses, ou à la suite d’aventures assez extravagantes.
Car Enrique Vila-Matas est un écrivain à l’imagination aussi riche que surprenante. Nonchalamment et avec le plus grand naturel, il soumet au lecteur des situations totalement incongrues, des personnages aux comportements souvent inattendus, des dialogues pour le moins savoureux (celui du narrateur et du libraire dans le texte intitulé « À la recherche du couple électrique » est à cet égard un sommet du genre). Surtout, Vila-Matas est joueur. Il joue avec son lecteur, il joue avec l’écriture, il écrit sur le fil entre la réalité et la fiction (ce n’est pas un hasard si tous les romans du personnage d’écrivain mis en scène dans le texte intitulé « L’Art de la disparition » ont pour thème commun le funambulisme), il mélange le vrai et le faux à l’intérieur même de ses histoires, jusqu’à ce qu’il devienne impossible de démêler l’invention pure de la référence authentique au réel, de distinguer ce qui vient directement de l’auteur et ce qui appartient au narrateur. On trouvera dans Suicides exemplaires, comme d’ailleurs dans tous les autres livres de Vila-Matas, toutes sortes de plaisanteries, des mots de passe, des messages codés, des mises en abyme, des quantités d’allusions littéraires explicites ou implicites (citons parmi les plus évidentes Jules Verne, Guy de Maupassant, Fernando Pessoa, ou encore « le collectionneur de tempêtes », aux allures éminemment rousselliennes) - allusions qui constituent d’ailleurs la matière même du mystificateur et rocambolesque Abrégé d’histoire de la littérature portative, premier roman traduit en français de cet auteur catalan (Christian Bourgois éd., 1990).
Reste que derrière la fluidité du style et la légèreté parfois du ton, au-delà de la fantaisie, du jeu avec les mots et des clins d’œil à une culture littéraire qu’on imagine immense, il y a chez Vila-Matas une acuité, une capacité à trouver le ton juste pour communiquer un sentiment ou évoquer une idée, un sens souvent poignant du tragique, inséparables du souci constant d’associer à la littérature un enjeu qui dépasse le simple fait de raconter des histoires.
C’est « contre la vie étrangère et hostile » qu’a été entrepris ce livre, nous informe l’auteur dès la première page, cette vie dont un personnage constate qu’elle est « décidément inaccessible en vie », qu’elle est « terriblement en-dessous d’elle même ». Les livres de Vila-Matas posent la question de cette inaccessibilité, ainsi que celle de la capacité peut-être d’un certain type de littérature à remédier autant que possible à ce désespérant constat. Le thème du suicide s’inscrit naturellement dans un tel projet et son traitement ici, mêlant gravité et ironie, profondeur et dérision, donne un livre plutôt réconfortant, tonique même à bien des égards, pour ne pas dire enthousiasmant.