La Revue des Ressources

Pluie 

jeudi 19 mai 2005, par D. James Eldon

Ce mois de septembre-là était plus que pluvieux. Je me rappelle qu’elle me disait :
- Ray, je n’en peux plus de cette pluie.
Quand j’étais môme, j’adorais la pluie, mais au fur et à mesure des années j’ai fini par la détester. Elle, elle n’avait jamais aimé la pluie.
Elle disait :
- Et si on vendait tout, sauf nos fringues, et qu’on parte pour la Californie ?
- Ouais, il ne pleut jamais là-bas.
Mais tout ce que nous possédions était cassé. Une télé en noir et blanc, avec une mauvaise image verticale. Une chaîne stéréo qui n’avait plus de son dans le canal gauche. Un toaster qui ne grillait qu’une seule tranche de pain à la fois. Même notre radio-réveil perdait environ cinq minutes par jour.
Nous n’avions de boulot fixe ni l’un ni l’autre. Netta travaillait comme serveuse une ou deux nuits par semaine dans des bars, et moi je lisais des scénarios de film pour 40 dollars le manuscrit. Avec ça on avait assez pour assurer le loyer, et nous pouvions nous payer de temps en temps des cigarettes et du gin.
La plupart des soirées nous mangions chez sa mère, ce qui nous économisait de la nourriture, mais ce qui voulait aussi dire que nous devions partager le gin entre trois personnes. La mère de Netta se plaignait aussi de la pluie.
- On va aller en Californie, lui disait Netta.
Sa mère me souriait, comme d’habitude. Elle nous raconta un jour comment son père -le grand-père de Netta - était arrivé à New York en venant de Californie.
- Il sautait dans les wagons vides, et il a traversé le pays comme ça, comme un vagabond. Mais ça, c’était pendant les années vingt.
Nous buvions du gin et nous regardions la pluie à travers les vitres sales de la fenêtre de la cuisine. Le temps passait lentement. Nous nagions dans un océan de rêves, alors que nous nous noyions dans une mer de gin. La pluie ne semblait jamais vouloir s’arrêter.
Netta perdit son boulot. En fait, c’est moi qui le lui fit perdre. Un soir, j’étais allé la chercher, comme je le faisais toujours. Je n’avais pas assez d’argent pour le bus, alors je marchai les trois miles sous la pluie. Lorsque je suis arrivé, elle pleurait.
- Jimmy m’a plaquée contre le mur, et il a commencé à me peloter...
Je ne lui ai pas laissé le temps de finir. J’ai franchi la porte et je me suis rué sur son patron avant qu’il n’ait le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Si quelqu’un ne m’avait pas arrêté, je l’aurais probablement tué.
- Elle est virée ! siffla-t-il entre ses lèvres éclatées.
- Va te faire foutre, Jimmy. C’est elle qui se barre.
Dans le bus que nous avions pris pour rentrer, elle n’arrêta pas de pleurer.
- Mais comment est-ce qu’on va payer le loyer, Ray ?
- On va se débrouiller. Je vais trouver un vrai boulot, on va économiser de l’argent, et tu partiras en Californie, comme tu en as envie.
Elle jeta ses bras autour de mon cou et pleura encore un peu, mais avec un sourire, cette fois. Je savais que ce n’était encore que des rêves, mais j’aurais dit n’importe quoi pour la rendre heureuse.
Je me suis mis à la recherche d’un travail, mais rien à faire. Partout ils disaient qu’ils viraient du monde. J’ai appelé un type que je connaissais, qui travaillait comme gardien de nuit. Il me dit que mon casier judiciaire poserait un problème, il n’y avait donc pas d’espoir non plus de côté-là. Même les scénarios de film se faisaient de plus en plus rares. Quelques mois auparavant j’en lisais bien trois par semaine, mais depuis que Netta avait perdu son boulot, c’était bien le diable si j’en recevais deux par mois.
- Qu’est-ce qu’on va faire, Ray ? Qu’est-ce qu’on va devenir ?
Le terme du loyer était dépassé, bien dépassé, et nous n’avions plus d’argent, même plus pour nos cigarettes ou le gin. Je continuais à penser qu’on allait s’en sortir, mais je ne voyais pas comment.
- Ne t’inquiète pas, on va bien finir par trouver quelque chose.
Netta avait toujours cru en moi, et j’étais vraiment persuadé que j’arriverai à trouver un moyen de sortir de cette mauvaise passe. C’est alors que sa mère tomba malade et mourut. Netta était tellement secouée que c’est moi qui ai dû m’occuper de tout. Après l’enterrement, j’avais pris ma décision, et je fis assoir Netta.
- Netta, écoute-moi. Je crois que tu devrais aller en Californie. Il reste un peu d’argent de l’assurance...
- Ray, tu ne vas pas venir avec moi ?
- Il n’y en a pas assez pour tous les deux. Toi, tu y vas et tu t’installes. Moi je reste ici, j’économise et je te rejoins bientôt.
- Non. Je ne partirai pas sans toi.
- Netta, il faut qu’on soit réalistes. Tu vas te trouver un boulot là-bas, et moi je te rejoindrai d’ici quelques mois. C’est la meilleure solution, crois-moi.
Elle pleura un petit moment, mais acquiesça finalement.
- OK.
Nous fîmes ses valises, et je l’emmenai à la station de bus. La pluie se mit à tomber plus fort tandis que le bus partait, et que j’agitais la main. Je rentrai à la maison, et elle commença à me manquer sérieusement.
Les jours passèrent lentement, les nuits encore plus. Je trouvai un boulot à mi-temps comme portier. Je gagnais à nouveau assez pour régler le loyer, et même me payer des cigarettes et du gin de temps en temps.
Les lettres de Netta arrivaient un jour sur l’autre, comme la pluie. Lorsqu’elle parvint enfin en Californie, je pus lui répondre. Je lui parlai de mon travail et lui annonçai que j’arriverais bientôt. Dans nos lettres, nous nous manquions mutuellement, et nous avions hâte de nous retrouver tous les deux. J’allais de temps en temps sur la tombe de sa mère, et j’y déposais des fleurs.
L’automne se changea en hiver, et la pluie en neige. Ce furent noël, le nouvel an, puis février. Pourquoi le mois le plus court de l’année semble-t-il être le plus long ?
Netta se mit à écrire moins souvent, car elle avait trouvé un second boulot. Elle avait aussi le téléphone. Je l’appelais en P. C. V. plusieurs fois, rien que pour entendre sa voix.
- Oh Ray, c’est tellement beau ici. Quand est-ce que tu viens ?
- Bientôt, ma chérie, très bientôt.
- Il fait toujours beau ici, c’est super ! Viens vite me rejoindre, mon chéri !
- Ne t’inquiète pas.
Ses lettres cessèrent en avril. Je savais bien que cela finirait par arriver. Je l’avais espéré et quand cela se passa, je sus qu’elle était enfin libre. Je commençai plusieurs fois à lui écrire, mais à chaque fois je déchirai les feuilles. Je voulais qu’elle réussisse sans moi. Je savais qu’elle pouvait le faire.
Une nuit de juillet, je fus viré de mon boulot de gardien. En rentrant à la maison, je passai devant une cabine téléphonique, et, me sentant un peu à plat, je décidai de l’appeler, après avoir hésité quelques minutes. Elle accepta de payer la communication.
- Netta ?
- Oh Ray...
Elle se mit à pleurer au téléphone.
- Hé Netta, comment vas-tu ?
- Ça va bien, Ray, et toi ?
- Ça peut aller, ça peut aller.
Il y eut un long silence. Je pouvais l’entendre renifler.
- Ne pleure pas, ma chérie. Ecoute.
Je tins le récepteur hors de la cabine pendant quelques secondes, puis je le ramenai à mon oreille.
- Tu entends ?
- Entendre quoi ?
- Il pleut, murmurai-je. C’est magnifique.
- Je t’aime Ray.
- Moi aussi je t’aime, Netta.
Nous raccrochâmes et je m’éloignai sous la pluie battante. Je me suis arrêté dans une épicerie et je me suis acheté une flasque de gin. J’ai pris un bus, et je suis allé jusqu’au cimetière, dont j’ai sauté le mur. J’ai volé quelques fleurs dans les massifs. Je suis resté là-bas quelque temps, à siroter mon gin sur la tombe de la mère de Netta. Il s’est arrêté de pleuvoir vers deux heures du matin, et je suis rentré à pied à la maison, où je me suis écroulé sur mon lit, dans mes habits trempés.
Je n’ai plus jamais parlé à Netta. Plusieurs fois par an, pourtant, je m’achète une bouteille de gin, que je vais boire avec sa mère au cimetière. Et je continue toujours à marcher sous la pluie.

P.-S.

Traduction de l’anglais (américain) par Sébastien Doubinsky.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter