Ces questions viennent en tête de cette présentation du texte de Giono pour introduire l’idée d’une incertitude nécessaire et, peut-être, essentielle, en tous sens et à tous les niveaux de la pensée, de la vie, de l’existence, du monde où l’on agit et de celui où l’on ne peut agir, de la littérature – si du moins la littérature est le lieu où tout ce qui ne peut aucunement se rencontrer (avoir lieu) se rencontre cependant, a lieu. Essentielle à Giono, d’abord, et au monde – si incertain – dans lequel il vivait et pensait, écrivait, celui de 1938, de ces « heures troubles de Munich » ou de ces jours, comme dit Blanchot [1], « les plus sinistres d’avant Munich », où tout semblait si perdu d’avance qu’on ne pouvait imaginer de se sauver autrement qu’en se perdant totalement. Essentielle à la pensée, dès lors que confrontée à la nécessité d’agir quand il est devenu impossible d’agir, elle ne peut que penser l’impossibilité d’une action qui recèlerait en elle toutes les possibilités. Essentielle à la littérature, qui est le lieu même où ce qui se perd trouve en sa perte même le moyen de se sauver. Essentielle au monde, alors, et surtout, à notre monde aussi, qui ne peut se dire sauvé, se croire sauvé, que parce qu’il vit de l’oubli des pertes irréversibles qui le font être ce qu’il est.
Jamais peut-être texte ne fut écrit dans un plus pur désir de dire tout simplement ce qu’il faut dire. Quel message plus naïf que celui de cette inconcevable lettre ? C’est ce qui le rend si difficile – si impossible – à lire.
Que dit-il donc ?
Il dit que « les paysans peuvent arrêter toutes les guerres » et même « rendre la guerre impossible ». Il dit cela en 1938 et pour 1938, c’est-à-dire au moment même où la France entière, si pénétrée de l’horreur de la guerre et si hostile à toute idée de guerre, commence à penser, non seulement que la guerre est inévitable, mais qu’elle est le seul moyen de faire la paix. Il continue à le dire aujourd’hui où nous savons qu’en effet la guerre était inévitable et qu’elle était en effet le seul moyen de faire la paix, de ne pas laisser le monde se livrer au mal absolu – à Hitler et au nazisme – à la solution finale.
Dire cela en 1938, et le dire en l’écrivant, de sorte que ce ne soit pas dit seulement pour 1938 mais que cela reste dit également pour 1939, quand la plus terrible de toutes les guerres commencerait à se trouver si terriblement justifiée par les horreurs que la paix antérieure portait en elle et rendait possibles, et pour 1940, 41, 42, 43, 44, lorsque la paix se révélerait avoir été le terreau, le fumier de ces plantes horribles que furent les totalitarismes et les terrorismes du 20ème siècle, n’est-ce pas courir le risque d’être pris pour un naïf ou un fou, ou pour le dernier des cyniques, ou pour le complice, inconscient ou hypocrite, des crimes les plus odieux ?
Et le fait est bien que Giono fut l’objet de ces diverses méprises, et le sujet d’un long procès en diffamation et en réhabilitation qui n’est du reste peut-être pas clos, que ne fait peut-être que masquer l’intérêt croissant qu’on porte à son œuvre si contradictoirement appréciée sans manquer d’en souligner les ambiguïtés et les équivoques. Julie Sabiani a raison, sans doute, lorsqu’elle exprime en ces termes son optimisme, en 1988 : « Une autre équivoque, beaucoup plus douloureuse, devrait enfin se dissiper grâce aux preuves que nous apporte un témoin irrécusable, Pierre Citron : non, le pacifisme intégral de Giono ne préludait pas au retour à la terre prôné par le gouvernement de Vichy et il n’impliquait pas davantage un projet de collaboration avec l’occupant. [2] » Mais quelle certitude nous apporte ce témoignage « irrécusable » ?
S’agit-il de nous délivrer d’un malaise, celui qu’il est assez facile d’éprouver en lisant, par exemple, dans les entretiens avec Jean Amrouche, la réponse à l’exclamation par laquelle celui-ci commentait diverses anecdotes concernant le temps de l’Occupation : « mais c’était une participation directe à l’activité de Résistance » ? Voici la réponse de Giono :
« Je ne vois pas que ce soit si direct que ça ! La Résistance pour moi ça n’existait pas. Il n’y avait pas de mot comme ça pour moi. Il y avait ce que me dictait de faire mon tempérament naturel. Mon tempérament naturel, c’est lorsqu’il vient un petit chat dans mon jardin qui a été jeté, que ce petit chat est malheureux, je lui donne à manger. C’était exactement du même ordre. Ça n’avait rien à voir ni avec les Allemands, ni avec les Français, ni avec les Anglais, ni avec les Chinois [3]c »
Pourquoi ne peut-on manquer d’éprouver un malaise face à cette singulière manière d’expliquer les choses ? Parce que cette phrase, « La Résistance pour moi ça n’existait pas », implique ou admet qu’il n’y avait pas à choisir entre Résistance et Collaboration et, donc, dénie toute valeur à ce qu’on appelle « le choix politique », même dans un contexte où, comme ici, il y va apparemment de plus que de la vie et de la mort, de ce sans quoi vie et mort s’équivalent, car qui voudrait vivre si la vie signifiait l’acceptation de la mort ? Mais Giono semble ou se veut totalement indifférent à ce type de problème, à ce type de rhétorique. Le contexte dont il se préoccupe, dans ces Entretiens de 1960, ce n’est pas celui de 1943, face auquel, quoi qu’il en dise, il a tout de même adopté une attitude politiquement significative, c’est celui d’une actualité dans laquelle on attend de l’écrivain qu’il est qu’il se justifie et, ce faisant, fasse une sorte d’acte d’allégeance à un courant d’opinion qu’on dirait aujourd’hui « politiquement correct », celui de ceux qui se réclament de la Résistance et entendent qu’on se range sous leur drapeau. Dans ce contexte, il lui importe hautement que reste incertain le sens de son engagement, qu’il n’y ait rien de « certain » à ce sujet. Et le malaise demeure, quoi que disent et fassent les témoins les plus irrécusables.
En 1938, lorsqu’il se lance dans la rédaction de la Lettre aux Paysans sur la Pauvreté et la Paix, Giono se trouve face à un contexte qui, déjà, exige de lui un « choix politique ». Non seulement à cause du revirement du Parti Communiste, au côté duquel il s’était cru obligé de se ranger en 1934, au lendemain des émeutes du 6 février, et qui entraîne peu à peu celui d’une gauche en majorité pacifiste mais de plus en plus sensible au danger hitlérien, mais parce qu’au delà des partis et de leurs logiques d’affrontement idéologique, commence à se faire entendre, par la grande voix, entre autres, du Bernanos des Grands Cimetières sous la lune (paru en avril 1938), cette inquiétude qui fait vaciller les certitudes même de pacifistes aussi convaincus que Simone Weil et Alain. Celle-ci, particulièrement, témoigne avec une singulière acuité de l’évolution qu’impose à un esprit pourtant profondément indépendant et peu enclin à se laisser entraîner par les mouvements collectifs le poids du contexte. Au plus fort de la crise des Sudètes, qu’elle analyse avec la plus extrême rigueur, elle conclut ainsi un développement qui se veut aussi pacifiste que possible :
« Pour en revenir à la Tchécoslovaquie, il n’y a que deux partis clairs et défendables : ou la France et l’Angleterre se déclarent décidées à la guerre pour en maintenir l’intégrité, ou elles acceptent publiquement une transformation de l’Etat tchécoslovaque propre à satisfaire les principales visées allemandes. En dehors de ces deux partis, il ne peut y avoir que des humiliations terribles, ou la guerre, ou probablement les deux. » [4]
Mais alors qu’on la voit, jusqu’au début de 1939, s’accrocher aux positions du pacifisme intégral (dont elle signe, avec Giono, quelques uns des principaux manifestes au moment de Munich), irrésistiblement le principe de réalité la conduit à accepter l’inévitable. En avril 1939, après la décision anglaise d’adopter la conscription, son choix est fait :
« Le sentiment dominant de tous aujourd’hui est celui d’un danger. Mais sur la nature du danger on n’est pas d’accord : on ne cherche guère, à vrai dire, à poser clairement cette question. Les plus inquiets ont un vague pressentiment que pour la France et ses alliés actuels ou éventuels la continuation même d’une existence nationale est devenue douteuse. Ceux-là désirent, pour parer à ce danger, ou la guerre, ou, de préférence, une préparation militaire capable d’imposer à l’adversaire sinon un recul, du moins un arrêt. Certains sont prêts à subir même la perte de l’existence nationale plutôt que d’avoir recours soit à la guerre, soit à la militarisation complète du pays ; et leur opinion peut être défendue ou condamnée par des arguments également sans réplique, car s’ils montrent facilement que la militarisation de la vie civile et la guerre comportent des maux égaux à ceux de l’asservissement à l’étranger, on peut alléguer tout aussi facilement qu’un pays asservi peut être soumis à un régime militaire et contraint de participer aux guerres de ses maîtres. Mais ceux-là sont de toute manière trop rares et trop peu écoutés pour compter parmi les facteurs politiques ; de nos jours une nation ne renonce pas à défendre son indépendance par l’effet d’une idéologie, mais seulement parce qu’à tort ou à raison elle se croit militairement impuissante. Les thèses du pacifisme intégral peuvent être éliminées d’une étude de la situation présente [5]. »
Au même moment, Giono écrit Recherche de la Pureté, dans lequel, contrairement à tous ceux qui, comme Simone Weil, cèdent au principe de réalité en reconnaissant l’impossibilité d’éviter la guerre et prétendent s’en consoler en pensant à un « au delà » de la guerre, il pousse jusqu’au bout la logique d’un pacifisme pour lequel tout se résume à l’unique alternative de « la paix ou la guerre » :
« Rien ne vous attend au delà. Il n’y a rien au delà. Vous allez tout simplement servir. La guerre ne protège que la guerre. La guerre ne crée que la guerre. La vérité est extrêmement simple. Le désarroi des esprits se mesure à la nécessité de redire les vérités les plus simples. La guerre est tout simplement le contraire de la paix. [6] »
On peut bien sûr lire ce texte, ainsi que celui de la Lettre aux Paysans, comme l’expression d’un « aveuglement criminel » (ce sont les termes par lesquels Simone Weil condamna rétrospectivement sa propre adhésion aux thèses du pacifisme intégral) qui ne pouvait conduire et ne conduisit effectivement Giono qu’à s’enfermer pour toujours dans une attitude purement négative, seule conséquence logique possible d’un refus aussi obstiné de voir le contexte dans lequel il se trouvait.
Mais qu’était-ce donc, pour Giono, que « la situation présente » ? La Lettre aux Paysans sur la Pauvreté et la Paix prétend très explicitement n’être pas autre chose que la réponse du bon sens à la folie du jour. Elle ne fait que regarder 1938 comme ce moment où, en effet, tout semble en train de basculer de l’autre côté d’une ligne invisible et mouvante qui, logiquement, ne devrait même pas pouvoir être atteinte et qui, pourtant, s’avère avoir été réellement dépassée depuis longtemps, cette limite du progrès de l’humanité qui fait passer celle-ci d’un état où tout est possible à celui où tout est devenu impossible, et d’abord la paix :
« Le sens qui nous vient de plus en plus d’instinct en 1938, où toutes les découvertes de la technique nous ont donné une radieuse opulence, c’est que la paix est difficile. Ah ! même, c’est que la paix est impossible. » [7]
On ne peut pas dire qu’il ignore tout du contexte dans lequel il écrit. Il choisit en connaissance de cause, il prend « le parti de l’impossible », au sens que revêt cette expression sous la plume de Jean Cassou : « ce tout premier balbutiement de la conscience qui avait dit non à l’évidence et pris le parti de l’improbable, de l’impossible [8] ». Il faut prendre au sérieux Giono lorsqufil écrit, dans Précisions, les seules lignes par lesquelles il ait parlé rétrospectivement de la Lettre aux Paysans :
« En juillet dernier, j’écrivais une lettre désespérée aux paysans sur la pauvreté et la paix. Je croyais qu’il ne fallait plus compter sur les ouvriers pour tuer la guerre. Tous mes amis me disaient que j’avais tort ; je croyais avoir raison. Je voyais sous mes yeux le travail pacifique paysan et je voyais l’image que le parti communiste faisait des ouvriers. Il me semblait que les paysans étaient notre dernière ressource, notre dernier espoir. Je sentais que la guerre s’approchait de nous en se ruant de tous les côtés sur nos petites vallées comme une avalanche déracinée autour de nous de tous les sommets à la fois et j’écrivis violemment cette lettre désespérée aux paysans… [9] »
Pour Giono comme pour Simone Weil, « la situation présente », le contexte, est bien dominée par ces événements que sont la guerre d’Espagne d’un côté, la crise des Sudètes et l’Anschluss de l’autre (« Je sais qu’il y a la Tchécoslovaquie », lit-on aussi dans Précisions), mais ces événements sont considérés par lui au travers d’un prisme national dans lequel il n’est nullement évident que le bon droit soit d’un côté et le mauvais de l’autre. La Tchécoslovaquie, pour Giono, est le théâtre d’une scène qu’il se représente ainsi :
« Il y avait d’un côté des Allemands qui voulaient redevenir allemands. C’était leur droit le plus strict. Il y avait aussi les usines Skoda dont le directeur français signait en tête des pétitions pour réclamer l’opposition de « la vaillante armée française » à l’exercice de ce droit ; au nom d’une autre conception personnelle du droit. Il n’y avait là, ni pour un Tchèque, ni pour un Slovaque, ni pour un Français des raisons de mourir. [10]
Le choix qu’il fait d’en appeler alors aux paysans contre les ouvriers est d’abord un acte de sécession radicale à l’égard d’un monde dont la cohésion, la solidarité, lui paraît reposer toute entière sur un principe mauvais, qui est le principe même du « mal » dont « l’intelligence est de se retirer [11] ». En ce sens, c’est bien un « acte désespéré », car Giono ne peut manquer d’ignorer que le mouvement pacifiste auquel il adhère depuis 1934 est inséparable du mouvement ouvrier : Poulaille, Lecoin, La Patrie Humaine, tous ceux avec lesquels il n’a cessé de s’agiter, signant pétitions et manifestes pour la paix, ne font que prolonger l’esprit d’une internationale qui ne peut être qu’ouvrière. Les paysans ne peuvent rien avoir à faire avec cette solidarité qui unit tous les hommes par dessus les frontières des patries, parce qu’ils ne connaissent même pas ce monde dans lequel les ouvriers constituent une classe ayant ses intérêts propres.
Mais ce que découvre subitement (ou croit découvrir) Giono en 1938, c’est une dimension nouvelle et éternelle de l’humain, celle que, précisément, prétend recouvrir ce qu’on appelle le progrès de l’humanité, celle que, au nom de ce progrès qui s’exprime également dans l’internationalisme socialiste, on prétend avoir le droit et même le devoir d’ignorer et de dépasser irréversiblement. C’est cette dimension nouvelle et éternelle qu’il appelle d’un double nom étrangement simple, « la paix et la pauvreté », pour l’opposer à ce que le monde moderne produit et reproduit inlassablement : la guerre et la richesse, « la richesse de guerre [12] ». L’enjeu, dans cette perspective, n’est évidemment pas de sauver la France, ou la civilisation européenne, ni même la société humaine. Car ces réalités (si elles sont des réalités) portent en elles les germes d’une destruction bien plus grave. Ce qu’il faut sauver, c’est la capacité même de l’humain à vivre dans la paix, ce que Giono appelle la pauvreté, ou « l’état de mesure », laquelle est proprement la « propriété » essentielle du paysan, son aptitude à se contenter de ce que la terre qui est à son immédiate portée peut lui donner : l’essentiel dont l’homme a essentiellement besoin.
Il nous importe peu de démontrer ici que la Lettre aux Paysans sur la Pauvreté et la Paix avait vraiment sa raison d’être, son lieu, dans le contexte de 1938. Peut-être constitue-t-elle au contraire une véritable erreur politique. Peut-être était-il totalement absurde de croire qu’un refus généralisé des paysans de participer à la guerre eût, en 1938, fait autre chose que rendre encore plus facile au totalitarisme hitlérien d’agrandir son « espace vital ». La question ne se pose pas, car cet acte de sécession n’eut pas lieu, et cependant Hitler occupa toute l’Europe. Mais il importe profondément de voir en quoi Giono, dans l’aveuglement même qui le conduisit à écrire cette « lettre désespérée », vit cependant quelque chose d’essentiel, quelque chose qui, très peu de temps après la victoire de 1945, commença de paraître dans toute son horreur à ceux des vainqueurs que le sentiment de la victoire n’avait pas aveuglés. Nous pensons, entre autres, à Jean Cassou, que nous avons cité plus haut pour introduire l’idée d’un « parti de l’impossible ».
Par ces mots, l’auteur des Trente-trois sonnets composés au secret désigne la Résistance, non pas celle dans laquelle il put devenir intéressant de se reconnaître après 1943, mais bien celle qui, aux premiers jours de l’Occupation, ne fut « le mouvement initial » que « de quelques consciences » - « l’insensée réaction de quelques uns dans le moment le plus noir ». Jean Cassou n’insiste si fortement sur le caractère incertain de ce qui, au tout premier instant, décida ces « quelques uns » à prendre « le parti de l’impossible » que pour mieux opposer ce « fait moral » de la Résistance à cette « réalité » qui, à partir de 1943 (entrée en guerre de l’URSS et entrée en résistance des Communistes), devient un véritable « fait politique ». Non pas, bien sûr, pour nier l’importance de ce passage, qui fit du « parti de l’impossible » le parti d’une victoire de plus en plus certaine, mais pour s’interroger sur le sens même de ce passage, ainsi décrit :
« Qu’a été la Résistance ? Qu’avons-nous été ? L’un des nôtres a publié fin 44 une brochure intitulée : Nous sommes les rebelles. On peut reprendre ce mot. Nous avons été des rebelles, rebelles au gouvernement établi et opposant à cette légalité de fait la loi intérieure qu’avait proclamée Antigone. Un autre, Jean Bloch-Michel, dans un article de la revue Contemporains (avril 51), a dit, dans le même sens, que la Résistance avait été « une révolte morale ». Et puis, selon lui, du jour où le Parti communiste est entré dans la Résistance, celle-ci est devenue une action politique. En effet, elle est devenue alors une coalition de partis, et son caractère originel en était changé. La Résistance devenait une force qui entre dans un jeu de forces, s’associant à celles-ci, s’opposant à celles-là, composant avec d’autres. De fait moral, elle devenait fait politique. C’est la vieille distinction de Péguy entre mystique et politique. [13] »
L’interrogation serait vaine si elle ne visait le terme du processus de changement ainsi décrit, terme qui ne peut apparaître qu’au moment glorieux de la victoire, quand il s’agit de redonner vie à la France. Celle-ci, estime Jean Cassou, était morte en 1940, elle n’a survécu que dans le souffle de liberté de ceux qui ont pris « le parti de l’impossible ». D’où la surprise, en 1945, de n’y retrouver nulle part son « esprit » :
« Comment expliquer, en effet, que dans la France née de la libération, rien ne subsiste plus de l’esprit de la Résistance ? Comment expliquer que le nouveau régime ne soit pas sorti des espoirs médités et débattus de la Résistance, de ses groupements, de ses institutions, de ses troupes, de son programme, de tout l’effort par quoi elle tentait de reformer une conscience civique, d’associer à ses actions, provisoires et contingentes certes, mais les seules par lesquelles la France continuait de se manifester et de vivre, tant de divers secteurs du peuple, leurs intérêts, leurs aspirations, leur volonté de transformation et de création ? [14] »
L’enjeu, il faut le voir, n’est pas politique. Il ne s’agit nullement pour le poète Jean Cassou de s’inscrire dans un quelconque débat idéologique dans lequel le parti de la Résistance pourrait se présenter comme plus légitime que d’autres pour refaire la France. L’enjeu va bien au delà : il s’agit de savoir si, de l’expérience de la Résistance (et donc de la guerre) est née une France nouvelle dont on puisse dire qu’elle est réellement passée au delà d’elle-même. En d’autres termes, il s’agit de savoir si la paix qui s’est construite sur les ruines de la guerre est véritablement une paix :
« Mais qu’a été la Résistance ? N’aura-t-elle été, comme j’ai dit, qu’une pensée, l’insensée réaction de quelques uns dans le moment le plus noir ? Et cette pensée n’avait-elle pas de vertu suffisante pour tenir contre l’état de mutilation où s’est trouvée à la fin la Résistance des premiers jours, contre la perte des meilleurs, les divisions politiques immédiatement reconstituées, de trop vastes et complexes conjonctures du monde ramenant la France vaincue, délabrée, démoralisée, exsangue, au rôle de pion que les deux puissances sorties réellement victorieuses du gigantesque conflit font avancer ou surtout reculer sur l’échiquier du nouveau et non moins gigantesque conflit ? [15]
La question de Jean Cassou nous ramène à Giono et à son aveuglement qui, à la veille de la première guerre mondiale, lui faisait dire :
« Rien ne vous attend au delà. Il n’y a rien au delà. Vous allez tout simplement servir. La guerre ne protège que la guerre. La guerre ne crée que la guerre. La vérité est extrêmement simple. Le désarroi des esprits se mesure à la nécessité de redire les vérités les plus simples. La guerre est tout simplement le contraire de la paix. [16] »
Au terme de ses réflexions, Jean Cassou voit la France, faute d’avoir su profiter de l’occasion qui lui était offerte « de se concentrer sur cette pensée, modeste flamme par quoi elle s’était maintenue, d’unir ses citoyens sur cette pensée, de persister et de se guérir et de se fortifier dans cette pensée [17] サ (celle de la Résistance), acculé ・choisir entre deux partis également victorieux, également totalitaires :
« Deux impérialismes se partagent le monde. L’un, l’impérialisme russe, range sous la domination de son armée et de sa police les pays qui l’entourent et, dans les pays plus éloignés, dirige selon la tactique diplomatique les évolutions des partis communistes. L’autre, l’impérialisme américain, s’assure l’obéissance diplomatique, économique et militaire des pays situés dans son orbite et organise une vaste armée dite européenne, destinée à le servir, au moins sur l’un des futurs théâtre d’opérations. La puissance aspire à la puissance et emploie des moyens de puissance ; le plus sûr est la guerre à tous les degrés de température : froide, chaude, atomique, voire pacifique puisque, désormais, une proposition de paix s’appelle une « offensive ». Il est absolument vain de se demander lequel des deux a raison et, s’il est vrai, comme ils le prétendent dans leur polémique de propagande, que l’un défend la liberté, l’autre la paix : ils ne défendent rien du tout, sinon leur puissance, ce sont deux puissances armées de leur volonté de puissance. Une supposition que la guerre soit devenue complètement effective, c’est-à-dire ait entrepris la destruction complète de cette planète : les deux impérialismes auront été alors, chacun par sa nature, la cause de la guerre. Accepter d’entrer dans un des deux systèmes impérialistes, dans l’un des deux blocs, c’est participer à la responsabilité de la guerre, c’est vouloir la guerre. [18] サ
A ce choix éminemment politique, Cassou oppose la France née de la Résistance, celle du « parti de l’impossible » pour laquelle « il y avait, il y a peut-être encore un rôle à jouer entre les deux mastodontes affrontés ». Lequel ? « Une parole à dire qui serait celle que le monde a toujours entendue dans la bouche de la France et qui serait celle de la démocratie authentique. » Sommes-nous là implicitement renvoyés à Péguy et à sa « mystique » ? Difficile de ne pas penser aussi à Bernanos, celui de La France contre les Robots. Mais Cassou ne cherche pas à préciser davantage. C’est sans doute à soi-même que chacun est renvoyé par les mots chargés de pessimisme qu’il ajoute :
« Mais peut-être aussi est-il trop tard. Il est toujours trop tard. Il sera toujours trop tard pour une nation qui a pris le pli de la passivité et a perdu le sens de son indépendance. [19] サ
C’est dans la perspective de cet amer bilan que nous voudrions, pour conclure, resituer l’attitude de Giono et cet acte que fut, en 1938, la Lettre aux Paysans sur la Pauvreté et la Paix.
Dans cette perspective, son aveuglement, contrairement à celui de Simone Weil et de tous les autres pacifistes pour qui, à partir de 1939, la guerre apparaît comme l’ultime moyen de sauver la paix et la liberté dans le monde, devient la pure lucidité d’un homme pour qui, à l’évidence, il est déjà « trop tard ». Pourquoi ? Il est trop tard, déjà, en 1938, parce qu’en France comme dans la plupart des pays européens, un certain processus est en voie d’achèvement qui rend impossible de distinguer la paix et la guerre, les œuvres de paix et les œuvres de guerre, et ce processus, Giono le décrit assez précisément, c’est l’intégration de l’agriculture dans le complexe de la production industrielle dirigée par l’Etat à des fins militaires. On trouve cette description au chapitre XIX, intitulé « Avilissement du paysan », que nous nous permettons de citer intégralement :
« Cette année-ci, paysans de France, vous avez été mis tout à fait à bout de ressources par votre passion de l’argent. L’enjeu de vos produits qui s’entassent sur la table est en train d’appeler par ses richesses la carte maîtresse entre les mains de quelques joueurs. Vous sentez venir la guerre. Vous savez qu’elle est votre propre destruction. Vous n’osez déjà plus regarder ni vos enfants ni vos vergers sous l’ombre grandissante de la menace. Je sais que vous êtes des pacifistes du fond du cœur, mais, en cette année 1938, les successives faillites de votre jeu vous ont placés presque entièrement entre les mains d’un maître. Vous dépendez de l’état et de l’argent de l’état. Vous ne savez même plus que le blé se mange. Vous venez, cette année-ci, de faire les pires bassesses pour que l’état vous achète une partie de ce blé que la maudite abondance des temps a déversé dans vos greniers. L’état vous l’a acheté. Tenez, voilà de l’argent ; mangez ! Vous êtes à lui comme vos cochons sont à vous. Mangez ; votre auge est pleine. Mais lui, que va-t-il faire de votre blé ? L’état n’a pas de bouche. Il pourrait, dites-vous, le distribuer à ceux qui en manquent, indistinctement, par dessus les frontières. Pour qui le prenez-vous ? Donner est contraire à toutes les règles du jeu. Donner est un acte de paix. Non, l’état a décidé de transformer votre blé en alcool. J’ai été sur le point de protester. L’alcool de blé est imbuvable. Mais j’ai appris que cet alcool est destiné à l’alimentation des moteurs de tanks, et, d’autre part, qu’à partir de lui les chimistes espéraient trouver un produit extrêmement toxique capable de détruire des kilomètres carrés d’humanité. Enrichissement de la guerre ! Alors, j’ai admiré la logique du jeu ; et je me suis bien gardé de protester. Car il y a quelque chose de proprement admirable à considérer dans le travail qu’ils ont fait sur vous. Le blé qui était l’aliment de la vie, ils en ont fait l’aliment de la mort. Voilà que vous autres, paysans, pas plus que les ouvriers, vous n’avez le droit maintenant de parler de la guerre. Vous n’avez plus le droit de refuser la guerre. On a fait l’unanimité. Semer du blé est devenu un acte de guerre. Et ne croyez pas que ce soit la transformation que les chimistes font subir au blé qui soit un acte de guerre. Non, l’acte de guerre c’est quand un homme possède six cent mille kilos de blé alors qu’il lui suffit de six cents kilos de blé pour sa nourriture ; c’est quand il ne donne pas ce surplus. Vous me dites qu’alors c’est beaucoup de peine six cent mille kilos de blé et qu’il n’est pas juste de donner cette peine. La vérité c’est qu’il n’est pas juste de prendre cette peine. La paix est la qualité des hommes de mesure. [20] サ
Ce passage (qui, soit dit en passant, constitue une réponse assez cinglante à ceux qui vont disant que Giono ne donne du monde paysan qu’une vision idyllique) met le doigt sur le point à partir duquel quelque chose comme le totalitarisme non seulement devient possible mais encore se révèle être en action dans le développement même du fait social sous la triple détermination du capitalisme, de la centralisation étatique et de la technique moderne. Et c’est cela, c’est cette possible intégration de tous les domaines de la vie sociale et leur articulation en vue d’un but unique et global, qui constitue le véritable souci de Giono et qui, littéralement, l’épouvante. Quel chef, en effet, pourrait, par sa seule volonté de chef, orienter un tel dispositif (on pense là forcément au Gestell heideggerien) dans le sens d’un quelconque humanisme ? Fondamentalement pessimiste (si l’auteur de Que ma joie demeure ne l’est pas encore assez, celui d’Un Roi sans divertissement le paraîtra-t-il trop ?), Giono n’a jamais accordé le moindre crédit aux promesses politiques du monde qui a rendu possible la guerre de 14-18. Aussi n’est-ce qu’à ce qui, dans les individus, demeure libre de tout engagement à l’égard du social, l’amour de la vie et le plaisir de vivre, qu’il se confie. Et cela, il le trouve à son plus haut degré dans le paysan, tant que celui-ci accepte sa « pauvreté ». Voici comment il le dit :
« La pauvreté, c’est l’état de mesure. Tout est à la portée de vos mains. Vivre est facile. Vous n’avez à en demander la permission à personne. L’état est une construction de règles qui créent artificiellement la permission de vivre et donnent à certains hommes le droit d’en disposer. En vérité, nul n’a le droit de disposer de la vie d’un homme. Donner sa vie à l’état c’est sacrifier le naturel à l’artificiel. C’est pourquoi il faut toujours qu’on vous y oblige. Un état, s’il est supérieurement savant en mensonge, pourra peut-être réussir une mobilisation générale sans gendarmes, mais je le défie de poursuivre une guerre sans gendarmes, car plus la guerre dure, plus les lois naturelles de l’homme s’insurgent contre les lois artificielles de l’état. La force de l’état c’est sa monnaie. La monnaie donne à l’état la force d’exercer des droits sur votre vie. Mais c’est vous qui donnez la force à la monnaie ; en acceptant de vous en servir. Or vous êtes humainement libres de ne pas vous en servir : votre travail produit tout ce qui est directement nécessaire à la vie. Vous pouvez manger sans monnaie, être à l’abri sans monnaie, assurer tous les avenirs sans monnaie. Il vous suffit donc de vouloir pour être les maîtres de l’état. Ce que le social appelle la pauvreté est pour vous la mesure. Vous êtes les derniers actuellement à pouvoir vivre noblement avec elle. Et cela vous donne une telle puissance que si vous acceptez enfin de vivre dans la mesure de l’homme, tout autour de vous prendra la mesure de l’homme. L’état deviendra ce qu’il doit être, notre serviteur et non notre maître. Vous aurez délivré le monde sans batailles. Vous aurez changé tout le sens de l’humanité, vous lui aurez donné plus de liberté, plus de joie, plus de vérité, que n’ont jamais pu lui donner toutes les révolutions de tous les temps mises ensemble. [21] サ
D’un seul coup, ce qui est ainsi proposé, c’est un acte de résistance élémentaire, strictement individuel, dont la portée est immédiatement révolutionnaire. De quel nom nommer une telle politique, ou le parti qui soutiendrait une telle politique ? A-t-on le droit de dire que c’est déjà « le parti de l’impossible », le seul parti auquel Giono eût accepté d’adhérer ? Pour n’en pas douter, il suffit de se reporter au projet dont il note l’idée, dans son Journal, en date du 28 septembre 1935 :
« Intention de créer une organisation Jean Giono – contre la guerre. Avoir trois cents noms inscrits d’hommes qui s’engageront à se réunir et à résister à un ordre de mobilisation. Se faire fusiller en bloc, si on l’ose. Des deux façons c’est la démolition de ce rouage graissé qu’est l’ordre de mobilisation. L’organisation Contadour qui est déjà l’espoir de tant de jeunes resterait l’organisation dirigeante de toutes les initiatives adjacentes. [22] サ
A cette date, Giono a déjà tout à fait cessé de croire à l’action politique des partis. Il s’est mis par contre à croire en une autre possibilité, celle d’une conversion pacifique des hommes au contact de la terre, de la nature, sous « le poids du ciel », comme l’exprimera longuement l’essai qui porte ce titre et qu’il publie au début de 1938. On lui reprochait alors déjà de sacrifier à ce qu’on appelait « la légende des édens campagnards » et d’ignorer les dures réalités du monde paysan. Il répondait ainsi :
« Je trouve là, pour la grande chose des paysans, les mêmes erreurs qui ont gâté tous les efforts sociaux depuis plusieurs siècles. On n’a encore pas le courage cette fois d’aborder de front le vrai problème. Il n’est pas question d’édens campagnards. Qui a parlé d’édens campagnards ? Quand on parle de la grande chose paysanne, on ne peut pas parler de choses sublunaires. Celui qui cherche un éden ne le trouvera nulle part, même pas où les théories des messieurs qui s’y connaissent sont intégralement appliquées. Et je ne le leur reproche pas. Il y a partout la peine des hommes. Je dis seulement que la grande question est d’avoir une peine à sa taille. Et je dis que, dans la plupart des cas, si le social n’avait pas falsifié les rapports de valeurs, le paysan aurait une peine à sa taille. Et j’ajoute que, malgré l’arrogance des temps dévorants où vous essayez de vivre, le paysan en contact avec les valeurs naturelles, faisant son travail naturel, étant le dernier homme sur lequel puissent librement s’exercer les influences du monde est plus près d’être un homme véritable que l’habitant des villes. Sa paix et son équilibre intérieurs sont des biens que vous avez perdus et que vous pleurez constamment. Et c’est tout ce que je dis. [23] サ
On peut facilement comprendre, si on veut bien lire en regard l’un de l’autre les deux textes que nous venons de citer, en quoi consiste exactement l’alternative (au sens moderne, alternatif, du terme) que Giono propose à la politique des partis qu’il rejette. Les « trois cents noms » dont il a besoin ne sont pas des noms de partisans acquis et dont on pourrait, au besoin, aligner les signatures au bas d’un programme d’action plus ou moins révolutionnaire, ce ne sont pas des militants au sens politique, militaire, du terme. Ce sont des hommes pour qui il est devenu évident que vivre est la grande affaire qu’il ne faut sacrifier à rien, le contraire même de ceux pour qui il est devenu indifférent de vivre ou de mourir parce que, de toutes façons, ils ont déjà perdu l’essentiel. Voilà pourquoi leur sacrifice, éventuellement, pourrait s’opposer à l’absurdité de la guerre, faire barrage au totalitarisme.
Mais à l’inverse, si les hommes choisissent massivement ce que Giono appelle la voie « de la facilité », du « déshonneur », s’ils préfèrent jouer (ou gagner, c’est-à-dire perdre, c’est tout un) plutôt que vivre ? Car tel est l’autre terme de l’alternative :
« Car il y a en face de vous le partenaire qui joue la carte GUERRE. L’état, le gouvernement, le chef qui enfin abat brusquement son jeu sur la table : c’est la guerre. C’est l’atout qui rafle tout. Vous avez joué jusqu’à votre chemise ; vous avez joué jusqu’à votre corps ; vous avez joué vos enfants, donnez, donnez tout. Ici, c’est comme dans les tripots : la dette de jeu est sacrée. C’est la guerre, payez ! Donnez tout vous avez tout perdu. Vous vous rendez brusquement compte que vous allez donner tout ça pour rien. Tant pis, vous avez joué et vous avez perdu, payez. Plus rien n’est à vous, même pas vos mains. Marchez. On n’a même plus besoin de vous expliquer les raisons de cet abattoir vers lequel on vous pousse avec vos enfants ; vous appartenez corps et âmes au gagnant. C’est sacré ; les musiques militaires sonnent en fanfare l’article qui le proclame : « Aux armes, citoyens ! »
Je trouve ce déroulement de fait extrêmement logique. J’ajoute que je ne suis plus du tout disposé à défendre la paix au profit d’hommes qui ne cessent de rendre ainsi la guerre logique et raisonnable. Il ne suffit pas d’être pacifiste, même si c’est du fond du cœur et dans une farouche sincérité ; il faut que ce pacifisme soit la philosophie directrice de tous les actes de votre vie. Toute autre conduite n’est que méprisable lâcheté. [24] サ
Peut-on admettre que Giono fut l’homme de cette unique pensée de la paix, pour qui il ne pouvait rien y avoir « au delà de la guerre » et qui, donc, s’enferma, dès lors que la guerre lui fut apparue, à lui aussi, comme le seul horizon possible, dans une attitude strictement négative à l’égard de tout ce qui pouvait sortir de cette guerre ? On comprendrait mieux, alors, le malaise que provoque son attitude quand se présente à lui l’occasion de se justifier rétrospectivement, comme le lui propose Jean Amrouche, dans l’extrait cité plus haut : « La Résistance pour moi ça n’existait pas. » Il pouvait avoir trouvé « logique et raisonnable » le fait de l’Occupation et de la Collaboration, cela ne signifiait nullement qu’il s’y reconnaissait plus que dans la Résistance. Il était seulement déjà trop tard, pour lui, comme il apparut aussi à Péguy, au moment de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, qu’il était trop tard pour le Socialisme auquel il avait cru, trop tard peut-être aussi pour le Christianisme auquel il s’efforçait de croire pourtant.
Un autre grand penseur méconnu, mort il y a peu, Bernard Charbonneau, ami inséparable du Résistant Jacques Ellul, fit le même choix, peut-être pour les mêmes raisons, que Giono, de refuser de s’engager dans la Résistance, malgré tout ce que ce parti héroïque pouvait avoir de tentant pour un jeune homme plein d’idéal. Il croyait cependant, lui, non pas à un quelconque au delà de la guerre, mais à la nécessité morale de rester debout, disponible, après la guerre, pour le grand combat qui alors s’engagerait et dont l’enjeu était pour lui la possibilité même de la liberté humaine en face du fait social déterminé par la grande mutation provoquée par l’action conjuguée de l’Etat et de la Technique (la « grande mue ») – mutation dont le phénomène majeur était justement pour lui, comme pour Giono, la disparition de monde paysan. Voici comment il s’expliqua au sujet du serment qu’il avait fait, en 1939, « de ne (s’)engager dans aucun mouvement social même…l’épée sous la gorge » (serment prêté, précisons-le, parce que c’est assez gionesque, dans une « cabane de berger où l’on se réunissait Dieu sait dans quelles conditions, sous une pluie battante ») :
« Si j’ai dit non à la guerre, ce n’est pas par ignorance de l’ignominie nazie pas plus que l’ignominie stalinienne, je dirais que c’était d’instinct. Fin 1942, j’ai reçu la visite d’un membre d’Esprit qui me demandait de participer à un mouvement de résistance. Ma position était d’autant plus inconfortable que je savais très bien ce que représentait le nazisme. Pour moi, il était encore plus important – parce que moins lié aux accidents de l’histoire – de prendre conscience du caractère fondamental de la mutation scientifique et technique. [25] サ
Y a-t-il un « au delà de la guerre » ? Et pour quelle politique ? Il faut lire, ou relire, la Lettre aux Paysans sur la Pauvreté et la Paix. Plus que jamais, lire est une « tâche sérieuse [26] .