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Annie Barrat et la poésie du regard 

dimanche 18 février 2018, par Márcia Marques-Rambourg


Tout ce que je vois par principe est à ma portée, au moins à la portée de mon regard (…). Le monde visible et celui de mes projets moteurs sont des parties totales du même Être.

H. Michaux




C’est alors que je dois organiser mon regard, l’ordonner, revisiter les lignes à la disposition de ma perception. Le monde est à ma portée et l’Art me construit, me meut et me déplace. Revoir, alors. Revenir à Soi ; ou venir – « Je ne reviens pas. Je viens », disait M. Darwich, dans La Palestine comme métaphore – pour revisiter les lignes, ces points à ma portée, afin d’imaginer ce qui n’est pas et ce qui ne sera que dans l’absolu des possibles. Construire, enfin, un exil voulu, un paysage non vu, perçu Ailleurs, là où le présent-absent se définit, là où « tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes (…) ; une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. » (Baudelaire, in Salon de 1859).

Le travail d’Annie BARRAT nous renvoie, ainsi, au point de vue de la Poésie. Non seulement parce que dans l’observation de son langage – et, je dirais, de sa « syntaxe sémiotique » – nous nous mettons à la disposition d’un signe volontairement absent, mais parce qu’il y a, à l’intérieur même de la perception de ces lignes, de ce langage, un espace revendiquant un mouvement, un déplacement de Soi, un Ailleurs. Et cet être total que nous devenons après l’expérience d’un exil nous remet en mouvement. Nous devenons des marcheurs, des « colporteurs » de sens, des significations possibles ; Je devient un Moi « excrit », extrait de nulle part, amené par le Poème, à un lieu fertile de déambulation et de déplacement, à une partance.

« Il n’est frontière qu’on n’outrepasse », dit E. Glissant. Annie Barrat nous installe en cette recherche ou en ce dépassement ; en ce stade que j’appelle l’inconfort poétique, dans un territoire vif, quiet et instable, à la fois, car tout ce qui nous est présenté au regard, dit-on le « visible », nous propulse en dehors du monde. À cet espace fertilement ouvert ou heureusement non déterminé, que j’appelle Poème, et qui est chez Annie Barrat un exercice formidable d’impulsion et d’expulsion, j’ajouterais celui de l’incertitude des limites, où tout se crée. L’œil suit le trait, et le territoire qu’il occupe et qu’il forme sort du cadre.

L’élargissement du regard se fait obligatoirement en dehors de l’espace de la toile, et bouleverse le champ du visible, déplaçant les fragments vers des récits tentaculaires, vers une « Invitation au voyage », une marche, une recherche.

« Les dés sont à demi lancés » alors. Et ce qui me semble essentiel dans sa Poésie (c’est ainsi que je considère le travail d’Annie Barrat) est versé sur deux horizons : le silence et la re-création ; et le temps et le mouvement.

Le « sentiment » de l’espace chez Annie Barrat introduit une mise en marche : l’odeur d’une ville, la « sensation » provoquée par une rue, par un fleuve ou par un arbre, ou la perception de quelques instances imprimées dans le réel vécu se marient avec l’intériorisation de ces éléments perçus dans une dynamique où l’acte de saisir et d’organiser les éléments spatiaux est aussi celui d’être saisi par et dans le paysage. Tout est là ; et tout s’échappe : les lignes de l’espace créé déterminent – et préconisent – les circonstances du mouvement, le besoin de la déambulation, la nécessité de la marche, la route du visible vers l’invisible. Cette « marche » détermine ainsi une dimension créatrice entre jouissance et expérience esthétiques où le possible sera perçu tant dans l’exercice d’une transformation que dans l’observation de celle-ci.

Les dés ne sont pas jetés ; ils sont lancés, ils sont en mouvement ; et attendent la réception de ce mouvement. Ils ont atteint un rythme cadencé, découpé, ils ne s’occupent pas (encore) de l’arrivée, du choc, de la chute. Là où la moitié domine, l’endroit décomposé se fait unique dans la géométrie de l’absence. La vue des dés compose les déplacements de l’Un, l’installation d’un regard fragmenté qui cherche l’unicité, le tout, l’ensemble. Les lignes en fuite et en suggestion deviennent, ainsi, une invitation au mouvement ; une invitation à voir un autre temps.

Ainsi, ce travail – cet « effort » plaisant – de réorganisation formera-t-il des Relations du visible-invisible. Des Relations d’un Tout-Monde glissantien, où les frontières n’existent plus, où la fibre du Réel suscite l’argumentation du vide. Tels les voyageurs arabes – l’on peut penser aux récits de voyage d’IBN Battûta, embrassant un récit visuel et géopoétique –, Annie Barrat remet l’organisation des possibles aux dépens même, osé-je, du regard. Elle déconstruit ; elle dialogue, elle lance les dés, mais partiellement…

Selon Merleau-Ponty, « la peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c’est avoir à distance, et la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de l’Être, qui doivent de quelque façon se faire visibles pour entrer en elle ».

Nous entrons en la totalité à la fois suggérée et volontairement déconstruite de la peinture poétique d’Annie Barrat. C’est alors que la perception dépassera l’unilatéralité, le voir et l’être vu se confondront : c’est alors que « l’œil et l’esprit » se croiseront dans une temporalité secondaire, dont la Poétique du regard (Pierre Ouellet) sera le moteur et le dessein.

Cette poétique ou cette « syntaxe » du regard, nature même de la perception croissante dans l’œuvre d’Annie Barrat, elle cherche à extraire aux sens et aux structures de cet invisible la sensation d’un quasi-objet, d’une quasi-présence, d’une substance créée par les lignes-mots de « ce que la vue fait déjà voir par le regard ». Et c’est le temps du regard qui meut tous les déplacements dans son œuvre ; c’est la Mémoire vive, cette catégorie en perpétuelle formation, qui s’invite à l’habitation du fragment et qui occupe une place prépondérante dans l’interrogation de l’expérience de l’Art. Cette temporalité d’un passé actualisé engage le spectateur à fuir et à ressaisir le Temps. Les lignes deviennent alors des scènes imageantes – des Tableaux Parisiens (Baudelaire) – ouvertes. La Mémoire, chose irrémédiablement indéterminée et subjective, constitue « [ce] lieu magique où coexistent jadis et maintenant, l’absence et la proximité, la cause et l’effet, les vivants et les morts, [par laquelle], les êtres sans ubiquité, sans longévité que nous sommes tiennent ensemble tous les moments, tous les lieux, et s’élèvent, un instant, au-dessus d’eux-mêmes », comme dit Pierre Bergounioux. Et c’est précisément en ce lieu où toutes les couleurs, tous les traits, tous les signes, toutes les textures peuvent traduire et traverser le monde, en célébrant tous les aspects de la vie et la capacité à les réinventer dans l’unité absolue de l’Être, que l’œuvre d’Annie Barrat se place.

Et en cet espace temporel immanquablement fécond, les fragments, les re-fragments et les blancs du tableau concrétisent la mécanique du « vif » (J.-C. Bailly). La mécanique de cette conception de la temporalité où l’on se perd, où l’on entrevoit un présent revisité, modifié, où l’on prolonge les territoires du monde, les frontières, où s’installe le renversement de nos regards et de nos certitudes. La chair de l’invisible s’invite ainsi dans cette entière intemporalité, où la géométrie incertaine de la vie donne le rythme d’un récit pictural qui s’obstine à (se) chercher au-delà de la plasticité.

Les lignes d’Annie Barrat sont, de ce fait, des rhizomes : une multiplication horizontale des effets de l’art ; une présence territoriale élargie et croissante, qui s’étend et qui fuit ; qui ne cherche pas tant à construire qu’à défaire, à voir qu’à donner à voir. Et c’est dans les méandres de cette présence rhizomatique fertile que l’on retrouve la complexité de son organisation poétique : entre lignes et éclatements verticaux, ce sont les forces contraires des formes qui assoient la dimension de son travail.

***

Se dessinent, alors, des fleuves ; d’immenses fleuves voyageurs, à la fois promeneurs et architectes de l’espace ; des lignes continues, promeneuses tranquilles, inexorables, cherchant à visiter des paysages, à les transformer, à leur parler, d’une voix sensuelle, de la poésie du Dedans et du Dehors, de la chair du Temps et du silence. D’un silence nécessaire, dense comme un fleuve, patient comme le présent chercheur, avide, comme un enfant, de l’expérience des sens.

Cet effet artialisant en gradation, mêlant, dans l’artisanat des mots et des choses, les possibilités matérielles de la peinture, cet espace fabuleux (M. Collot) de l’entre-deux qui nous bouleverse et qui nous forme, et que nous cherchons dans toutes les formes d’art, nous les (re)trouvons dans l’œuvre d’Annie Barrat.
Une fable ouverte, une main douce qui révèle l’acte d’écrire un tableau, et qui, dans la circulation d’entre-les-arts, révèle la subtilité d’être dans le monde, et la finesse de nous faire voir une Poésie tendant à l’infini.

Touraine, hiver 2018.
Rouen (2018) 92x65cm
Rouen (2018) 92x65cm

P.-S.

En logo, oeuvre d’Annie Barrat ©.

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