Avant-propos
A l’image de son dernier ouvrage Le Christ Selon L’Afrique (LCSA) [1], les romans de Mme Calixthe Beyala sont traversés par différentes problématiques que le continent se doit de regarder en face. Comme elle le dit dans un de ses entretiens, sa dernière publication décrit « une Afrique à la croisée des chemins » entre les interventions militaires en Lybie, la mondialisation, les églises de réveil, l’émancipation des femmes, l’émergence, les dictatures qui s’enracinent sur le continent. [2] A chaque prise de parole, Mme Beyala donne le sentiment d’une femme portée par ses convictions et ses indignations. Le texte « beyalien », sa fabrication, tout au moins, constitue le véhicule de ces indignations, mais aussi celui des solutions possibles. Mme Beyala écrit ce texte sans s’aligner nécessairement sur le roman engagé des années soixante [3]. L’œuvre, loin de la littérature du désenchantement qu’a incarnée le ghanéen Ayi Kwei Armah [4] ou l’Ivoirien Kourouma [5] et dans une certaine mesure le congolais Sony Labou Tansi [6], s’inscrirait plutôt dans la lignée de la dernière génération d’écrivains africains qui aborde les problèmes du continent à travers les destins individuels des Africains installés en Afrique ou ailleurs. Dans ce sens on voit des similitudes avec des romanciers tels que Sefi Atta, Chimamanda Ngozi Adichie, Emmanuel Dongala ou Alain Mabanckou. Nous proposons donc d’examiner ici, non seulement les thématiques explorées par Mme Beyala, mais aussi les stratégies qu’elle convoque pour servir celles-ci.
1.Les portraits en noir et blanc
Dans la colonne vertébrale qui tient l’œuvre de Mme Beyala se trouve posé le problème de la condition des femmes à New-Bell (Cameroun) ou à Belleville (France). Le propos de l’auteure nous invite à choisir notre camp par rapport à cette situation des femmes que l’auteur exacerbe grâce à ces portraits tout en contraste. La conversation entre Mr Abou Traoré et son épouse M’ammaryam , dans Maman a Un Amant (MAA) [7], est portée par une opposition nette. Le manichéisme voulu de l’échange suivant remplit un rôle narratif clair.
-quèque t’espères au fond ? Devenir une intellectuelle ? Et pour quoi faire, hein ? y a pas de boulot pour toi. Personne y peut t’embaucher […] personne y peut te prendre, même comme putain.
-J’ veux juste lire et écrire mes lettres moi-même. J’en ai marre de pas savoir ce qui est marqué sur les papiers.
-faudrait d’abord que tu me passes dessus, il dit
-comme tu voudras. J’ai justement besoin d’une serpillière (MAA, p. 145).
La discussion conjugale apparaît comme une peinture réalisée par petites touches et dans le contexte d’un processus plutôt dynamique. L’auteure décrit un mari condescendant et une épouse insoumise et assertive quant à ses droits. Le débat cordial du début finit avec pertes et fracas pour Mr Traoré dépassé par le sarcasme offensif de sa femme. Cette confrontation, qui met en exergue une image peu flatteuse du mari, permet également à l’auteure de donner libre cours à son propre parti-pris. La séquence jette une lumière très particulière sur les protagonistes. Les femmes, à travers M’ammaryam, apparaissent sensées et les hommes beaucoup moins. Ces portraits sont manichéens et Mme Beyala les répète à l’envi et souvent à charge contre les personnages qui représentent à ses yeux le « totalitarisme » dans les relations hommes-femmes. Pour bien souligner l’asymétrie dans les couples, l’auteure utilise une narration multifocale. Mr Abdou Traoré est par exemple décrit en creux dans la première strate narrative de Mme Traoré. « Pendant des années, j’ai essayé d’être une bonne épouse…Je glissais à ses oreilles des tendresses plus fortes et neuves que toutes les nostalgies…Mais lui ? Quels sentiments ? » (MAA, p. 75).
Cette complainte dessine, non seulement l’état d’esprit, mais aussi le positionnement conjugal de Mr. Traoré. Mme Beyala utilise, dans un deuxième temps, la voix de Mamadou Traoré alias Loukoum, le fils, pour bien épingler l’égarement du chef de famille. « La liberté des femmes, c’est de la mauvaise graine. Elle pousse n’importe où, même entre leur cuisses […] Ce n’est pas moi qui le dit, c’est mon papa. » (MAA, p. 6).
Nous avons affaire à une narration à double volets qui consolide la différence profonde entre la condition des uns et des autres. L’auteure ‘noircit’ volontiers Mr. Abdou Traoré et tous ceux dont il est le symbole pour mieux « blanchir » les supposées victimes. C’est ainsi que les femmes apparaissent comme des personnages inoffensifs pour lesquels notre sollicitude serait demandée. Nous retrouvons ces portraits dichotomiques dans Les Amours Sauvages (AS) [8] et Assèze l’Africaine (AZ) [9]. En effet, il est difficile de ne pas voir Pléthore, le mari d’Eve-Marie, (AS) comme « l’antithèse » de son épouse. Tout au long du récit, Mme Beyala nous décrit ce couple que tout sépare. Lui, nous est présenté comme un client assidu des « Belles Parisiennes », le bar à prostituées dans lequel travaille Eve-Marie. Dès le départ se pose le problème de la place de la femme, dans un cercle certes restreint ici, mais non moins métonymique de la situation globale des femmes. Les deux époux sont campés, par le récit, de part et d’autre d’une grande tranchée psychologique qui détermine la fonction de chacun. D’un côté nous avons les consommateurs qui achètent et de l’autre, des femmes présentées comme de simples marchandises. En nous donnant ce récit dans un tel contexte, Calixthe Beyala met sous nos yeux une injustice imperméable au temps et aux lieux. Pléthore est un intellectuel, un poète, un peu perdu, mais un poète quand même. Il exulte quand il déclare à sa belle-mère : « Très chère madame […] l’humanité a quelquefois besoin qu’on lui dise ses vérités en vers, en poésie et en lyrisme. Ma poésie est véridique. Elle changera la face de l’humanité. » (AS, pp. 21-22). Aux hommes serait donc accordé, selon Mme Beyala, le luxe de la rêverie et de la contemplation du monde et aux femmes les tâches de la maison [10].
Cette opposition narrative fonctionne sur le principe des vases communicants. Ce qui diminue l’un augmente l’autre. C‘est la stratégie mise en place par l’auteure pour réhabiliter les victimes et les réinstaller dans leur dignité. Ainsi, en privilégiant systématiquement ses propres intérêts, en s’accaparant, justement de manière pléthorique, tous les beaux rôles, Pléthore se décrédibilise. Il valorise, ainsi, malgré lui, ces femmes pour lesquelles il ne semble avoir qu’une considération de façade. Et c’est peut-être ce qu’il faudrait lire dans sa décision de prendre comme maîtresse Flora-Flore, sa voisine de palier (AS, pp. 49-50). Ce sont ses extravagances qui poussent le lecteur à s’identifier volontiers à Eve-Marie et aux personnages féminins d’Amours Sauvages (AS). Le dessein principal de ce double éclairage semble être de permettre aux narrataires, que nous sommes, de mieux saisir les enjeux portés par la mise en présence d’intérêts conflictuels au sein du récit.
Dans Assèze l’Africaine, mais aussi dans Les Honneurs Perdus [11], Calixte Beyala, nous présente des personnages « ronds » et denses pour reprendre le terme d’E. M. Forster [12]. Elle utilise le cas de Sorraya (AZ) pour nous indiquer que les femmes ne sont pas en reste pour contrecarrer les intérêts de leurs semblables. Pour la mise en scène, l’auteure nous présente la jeune citadine Sorraya posée dans le rôle de repoussoir face à la « jeune et innocente » villageoise Assèze. La méchanceté de Sorraya est telle que, par moments, on se demande si Mme Beyala ne lui a pas donné une responsabilité trop grande pour ses frêles épaules.
Sorraya était en pyjama et lisait, enfoncée dans ses coussins.
-Que veux-tu ? Demandais-je. Qu’es-tu venue chercher dans ma chambre ?
-Moi, dans ta chambre ? demanda-t-elle. Je ne savais pas que tu avais une chambre dans cette maison. Je te l’ai dit : tout ici est à moi !
-personne ne veut te prendre quoi que ce soit, dis-je.
-On dit ça, dit-elle. T’es qu’une hypocrite. Tout ce que tu veux c’est ta part d’héritage.
[…] Tu es folle, ma chère. Totalement givrée, comme ta putain de mère !
(AZ, p. 143).
Assèze est en pension chez Pierre Awono, le père de Sorraya, qui pense rendre service à Andela, la maman d’Assèze. Il lui propose d’accueillir Assèze en ville et de lui payer ses études. Les deux filles se prennent d’inimitié dès le premier instant. Sorraya, que nous devons pourtant lire comme « sa sœur jumelle » selon les indications de Mr. Jacques Chevrier [13], déborde de mépris. Elle considère Sorraya comme l’usurpatrice venue dilapider l’héritage qui lui revient en tant que fille unique. Dans le rôle d’épouvantail que lui confie l’auteure, le personnage de Sorraya est une réussite car il est crédible. A côté d’elle, Assèze apparaît comme un doux agneau ; ce qui est loin d’être vrai. De la même manière, Edeme Boréale dans Le Christ Selon l’Afrique est loin d’être un ange. Pourtant, grâce à la magie narratologique, elle nous donne le sentiment qu’elle est exploitée par Mr. et Mme Oukeng qui ont « loué » son ventre pour donner au richissime couple l’enfant qui lui manque. Certes les Oukeng sont veules et ne croient qu’au pouvoir de l’argent. Ils inondent de présents Boréale et sa maman en échange de cet enfant. Face à l’amoralité volontairement exagérée des Oukeng, Boréale brille de tous les feux. C’est là aussi un tour de passe-passe narratif. Quelque temps plus tard, Edeme Boréale refusera de remettre l’enfant pour lequel elle a été payée rubis sur l’ongle et choisira d’affronter en justice les commanditaires de l’enfant à naître. Dans un coup de théâtre retentissant, les choses se compliquent car le nouveau-né n’est pas noir. Il est métis parce qu’il est le fruit d’une aventure nocturne entre Boréale et un client européen rencontré en discothèque (LCSA, Ch.10, p. 40). Après un temps de réflexion, le lecteur se demande vraiment si les protagonistes de ce trio infernal sont si différents que cela. Il semble, en effet, difficile de dire qui de Mme Oukeng et de Boréale est la plus mesquine. L’auteur crée volontiers une ligne de démarcation floue entre le mal censé être incarné par les Oukeng et la vertu censée être représentée par la narratrice.
La stratégie des contrastes ne se limite pas aux personnages, elle consiste aussi à mettre en regard les lieux d’habitation. C’est ainsi donc qu’Edeme Boréale, la narratrice qui prend en charge le récit, nous décrit, sur le mode omniscient, Kassalafam vu et corrigé par Mam’Dorota, l’épouse de Mr. Oukeng. Les deux femmes n’ont pas la même vision de la ville.
Je veux qu’il grandisse (le nouveau-né de Edeme Boréale) dans un environnement digne de lui […] C’est pas un endroit, ça, [La maison de Boréale et de sa maman] pour un gamin, ajoutait-elle avec dédain en regardant de gros cafards disparaître sous les meubles (LCSA, Ch. 11, 10).
Cette description innocente de Kassalafam par Mme Oukeng remplit aussi une fonction esthétique. C’est une porte dérobée que l’auteur entrouvre pour nous permettre de mieux ajuster notre capital sympathie ou antipathie pour le personnage. La morgue de ce jugement érode de façon significative ce capital. C’est très certainement le but recherché car, en procédant ainsi, Mme Beyala pousse habilement le curseur de la sympathie en faveur d’Edeme Boréale, de sa maman et de tout le prolétariat « kassalafamien » qu’elles symbolisent. La pièce pleine de cafards devient pour Mme Beyala la scène sur laquelle elle confronte la petite bourgeoisie locale et la classe des déshérités. Sans le savoir, Boréale et M’am Dorota jouent des rôles qui dépassent leurs propres personnages. Elles sont des outils au service du processus de création. Cette mini-scène est en réalité en double énonciation. Les personnages se donnent la réplique tout en prenant les narrataires-spectateurs à témoin. Le référent que Mme Beyala nous invite à déchiffrer est bien le fossé qui sépare les nantis du pays et les autres, ceux du « Cameroun d’en haut » dont parle Edeme Boréale (LCSA, Ch. 11, p. 13), et ceux du « Cameroun d’en bas ». La famille Oukeng appartient à la classe des privilégiés qui essaie d’asservir, à moindre frais, le petit peuple des déshérités. Plus cet asservissement est grand, plus profonde est notre empathie pour les pauvres de Kassalafam. Dans ce sens, l’auteur, par le biais de ce jeu scénique, arrive à nous imposer sa vision des choses. C’est aussi le sentiment que dégagent beaucoup de ses entretiens. Il semble bien que dans son art et dans sa vie, Mme Beyala ne supporte guère les injustices du monde. Dans son dernier roman, elle semble prendre fait et cause pour Boréale et ceux qui lui ressemblent. La voix de Mme Beyala est perceptible, pour peu qu’on tende l’oreille, derrière les mots de Boréale qui refuse de remettre l’enfant promis à M’am Dorota :
Je prenais Christ dans mes bras, sortais dans la cour. Au milieu des moustiques zinzinant et des grenouilles coassantes, je lui chantais des berceuses, songeant que Kassalafam avait beau être un enfer, qu’on avait beau y fabriquer la prostitution à gogo, l’alcoolisme à tire-larigot, le brigandage en tas […] il faisait bon y grandir entouré d’amour (LCSA, Ch. 11, p. 10).
La voix de Boréale peut être entendue, du dehors, comme le prolongement de la voix de l’auteure elle-même. Les dés apparaissent pipés dans cet affrontement entre Oukeng et Boréale, entre les puissants et les faibles. C’est une réplique un peu anachronique du mythique duel biblique entre le puissant philistin Goliath et le frêle berger David (Samuel 17, 1-58). Pour Mme Beyala, la fortune seule ne suffit pas à donner le bonheur et la pauvreté n’ouvre pas forcément la voie du malheur.
Dresser des portraits de personnages totalement antithétiques semble donc bien constituer l’un des traits saillants de l’écriture de Calixthe Beyala. Il s’agit d’un ressort stylistique majeur mais nullement le seul.
2.Le pleurer-rire
L’ironie, qu’elle soit de situation ou verbale, comme l’atteste la scène de la maternité, est une autre ficelle dans les mains de la marionnettiste franco-camerounaise. La structure narrative de son roman Le Christ Selon l’Afrique construit par palier une tension soutenue qui crée le suspense jusqu’au sommet cathartique qu’est la naissance du petit Christ.
Dans la salle de post-parturition règne une atmosphère de fausse sérénité. C’est le calme qui précède la tempête des mots et des émotions
Lorsque j’ouvris les yeux, j’étais installé dans une jolie chambre rose entourée de bouquets de fleurs. La voix de M’am Dorota murmurant une berceuse me ramena à la réalité […]
La chambre flottait dans un bel esprit de convivialité […]
(LCSA, Ch. 10, p. 34).
La naissance de l’enfant, loin d’être l’apothéose à laquelle nous a patiemment préparés l’histoire, « accouche » d’un retentissant anti-climax. C’est l’écroulement de toutes les attentes, à l’intérieur comme à l’extérieur du récit. Cet effondrement intra et extra-diégétique est aussi une habile orchestration. Le lecteur peut ainsi facilement deviner la déception de Monsieur Oukeng ; lui qui s’enorgueillissait, quelques lignes auparavant, avec ces mots : « Cet enfant est vraiment mon sosie tout craché. » (LCSA Ch. 10, 35). Son épouse, qui avait aussi misé sur ce nouveau-né, pour enfin faire taire les railleries au sujet de sa stérilité, tombe aussi de haut. L’ironie du revirement est totale pour les personnages eux-mêmes et pour le lecteur qui, lui aussi, est pris de court. Il est surpris par la naissance d’un petit métis que personne n’attendait, sa propre maman comprise. L’amour d’un soir dans une boîte de nuit met en branle un scenario complètement fou.
« J’étais Agatha Moudio, la femme infidèle chantée par Francis Bebey. […] je venais d’être marqué, estampillée par cette naissance à la fois mythique et apocalyptique. » (LCSA, Ch. 10, 38). La naissance de Christ est une occasion toute trouvée pour la narratrice, double possible de l‘auteure elle-même, de tourner en dérision la petitesse des hommes. Les mots mis dans la bouche de la narratrice, qui décrit l’échange entre Mr. Oukeng et Homotype, l’ex amant de Boréale, soulignent bien la puérilité des deux acteurs.
-Qu’est-ce que ces manières de macaques ? […] Qu’est-ce que cette musique malsaine aux oreilles de mon fils ?
-Ton fils ? ricana Homotype. T’as pas vu qu’il est blanc ? Ha, Ha, Ha !
Les hommes se firent face comme deux taureaux dans une savane brûlée, prêts à s’encorner. Ils aboyèrent, beuglèrent tant qu’à la fin on ne sut plus les raisons de leur hostilité. Il en a toujours été ainsi des hommes (LCSA, Ch. 10, p. 39).
Le spectacle de ces deux hommes qui se querellent comme deux poissonniers dans une maternité a quelque chose de pathétique. L’un comme l’autre semble vouloir faire la roue devant la femelle que représenterait Edeme Boréale. Le jeu est comique car très enfantin vu l’âge des protagonistes. Le faisceau lexical animalier que propose l’auteure vient couronner cette indignité masculine. Les mots « taureaux », « beuglèrent », « aboyèrent » indiquent bien que les deux hommes ont bien franchi la ligne qui sépare l’homme de la bête, la raison de la déraison. On le voit, Homotype et son rival Mr. Oukeng sont prêts à s’étriper devant une femme qui ne veut ni de l’un, ni de l’autre ; ce qui ne fait qu’accentuer le ridicule de cette empoignade.
On retrouve la même trame ironique dans la description de l’élite africaine, qu’elle soit sur le continent ou à l’étranger (HP, p. 204).
Les malheurs du continent, nous dit l’auteure, ne sont pas que le fait de gens comme Pierre Awono (AZ), Mme Fotsing (LCSA) qui ont érigé la corruption en valeur cardinale ou encore de Maître d’école qui abuse de la candeur de ses propres élèves (La Petite Fille du Réverbère (LPFR, p. 110) [14] mais bien de cette bourgeoisie noire qui débat ad vitam aeternam des voies et moyens de sortir le continent de l’ornière. L’auteure grossit volontairement les traits de cette élite très vocale et très narcissique. Elle décrit avec beaucoup d’ironie cette discussion animée entre les membres de cette famille qui est venue pour « doter » Saida Benarafa.
Les frères étaient des indépendantistes : « Nous sommes libres, capables de démontrer que nous appartenons au grand concert des nations », disait Georges. « De développer notre pays », renchérissait Joël. …Votre indépendance c’est de la chiasse ! On était mieux avant. » (HP, p. 105).
Les habitués des milieux africains reconnaissent d’emblée cette atmosphère de débats interminables et parfois vains qui animent souvent les tontines et autres retrouvailles familiales. Mme Beyala les met aussi en scène pour en souligner le côté risible et même nuisible. Cette famille qui se targue d’avoir, chevillé au corps, le souci du développement du continent, ne peut s’empêcher de regarder la famille hôte de Mr Benarafa avec arrogance parce qu’ils sont indigents et indignes de gens de leur statut. Calixthe Beyala raille subtilement leur hypocrisie. Dans la réalité, la famille en question, tout en dissertant sur la condition sociale et économique du Cameroun, est bien heureuse de la distribution asymétrique des richesses dudit pays. Dans cette narration à la première personne que nous propose l’auteur, on voit cette famille fortunée entrer chez les Benarafa, comme en territoire conquis. Ses membres semblent dédaigner ce que l’on nommerait une fortune discrète. Tout le ridicule que peint Saida est visible et lisible dans le ton de la discussion mais également dans le roulement de tambour et de « mécanique » des invités de Mr et Mme Benarafa.
Ils entrèrent d’une démarche rythmée, précédés par l’odeur lourde de leur parfum, en faisant tinter leurs breloques. L’oncle était habillé d’une grande djellaba bleue brodée d’or et d’une chéchia rouge sur son crâne chauve. Les deux frères, comme des jumeaux, portaient des imperméables gris, des costumes jaunes à gros carreaux noirs, des chemises blanches et des bottes noires qui leur prenaient gaillardement les jambes […] (HP, p. 104).
Le lecteur comprend assez vite qu’il a affaire beaucoup plus à une troupe de foire ou de cirque qu’à de sérieux intellectuels voués à la cause camerounaise. Leur accoutrement arc-en-ciel en fait, malgré leur bonne volonté, une entité burlesque. Nous avons le sentiment d’assister à la situation de l’arroseur arrosé. Ce n’est pas celui que l’on pense qui finit par gagner. La famille Benarafa, dans son dénuement fait preuve de beaucoup de dignité et gagne ainsi le cœur du lecteur, malgré tout. C’est du moins ce que semble nous indiquer cette focalisation en mode « zéro » que nous donne Mme Beyala pour reprendre Mr. Gérard Genette.
Quoi qu’il en soit, l’élite locale n’est pas seule à se couvrir d’opprobre. Le groupe d’Africains que Saida Benarafa rencontre chez sa nouvelle patronne du côté de Belleville, n’a rien à envier aux frères restés au pays. Dans le tableau qui les représente, ils apparaissent pédants et suffisants vis-à-vis de ceux qu’ils croient inférieurs (HP, p. 203). La plume de Mme Beyala n’est jamais aussi acerbe que quand elle détaille les inepties de ces « sauveurs de l’Afrique » autoproclamés. Leur entrée en scène est impeccablement mise en exergue pour souligner la tragi-comédie qui se joue ici.
Les intellectuels noirs s’amenèrent par lots, engoncés dans leurs costumes trois-pièces, leurs attachés cases à la main. Ils portaient eux aussi le destin du continent sur leur dos, comme des escargots leur maison. On dénombrait plusieurs hommes d’une cinquantaine d’années, dont Souleymane, Cissé, Somona et bien d’autres sans intérêt (HP, p. 203). (Nous soulignons).
Le verdict de Saida Benarafa est sévère et nous avons même l’impression que la messe est dite. L’arrivée chez Mme Ngaremba, l’employeur de la narratrice est un véritable défilé de mode. C’est la parade de la grenouille qui se veut plus grosse qu’un bœuf. Mme Beyala détaille leur apparence physique pour bien souligner le vide qu’elle est censée compenser. Les acteurs du « show » ont tous pris la précaution de soigner leur présentation extérieure pour mieux donner le change. « Ils portaient eux aussi… ». L’adverbe d’égalité « aussi » est le coup de grâce que leur assène l’auteure pour en finir, une fois pour toutes, avec ce qui apparaît comme une plaisanterie qui n’a que trop duré. Aucun lecteur ne peut être insensible à cette humiliation tout en finesse de cette diaspora et tout ce qu’elle représente. Mme Beyala les fait défiler sur la scène pour mieux démasquer les démons qui accablent le continent. Le trait ironique c’est de sembler entendre l’auteur nous dire en aparté qu’avec des amis comme Souleymane, Cissé et les autres, l’Afrique n’a pas besoin d’ennemis. « Souleymane, Cissé, Somona et d’autres sans intérêt. » Ici le déclencheur du « pleurer-rire », pour reprendre le mot de l’écrivain congolais Henri Lopès, est glissé dans cette liste inachevée de noms qui en dit long sur le nombre de concitoyens qui se complaisent dans ces cérémonials futiles et qui refusent de se sentir comptables des propos qu’ils tiennent. Le portrait en mode filmique de Souleymane, décrit comme un pasteur en pleine glossolalie, est saisissant :
J’ai jeté sur le papier les lignes qui vont suivre : l’Afrique se trouve dans une impasse. Elle est la grande perdante dans le grand marché universel où les boursicoteurs déterminent les prix des matières premières. Il conviendrait […] Et en un miracle de ton, de tensions, de pauses, de silences et d’élans, il rappela comment nos ancêtres avaient commercé avec le Blanc, avaient succombé à des maladies et étaient devenus dépendants des produits européens, supérieurs aux nôtres (HP, p. 205).
Grâce au mode « ralenti » qui décompose chaque geste, chaque mot, le lecteur se représente bien l’éloquent orateur Souleymane au milieu de ses ouailles subjuguées. Evoquer l’entourloupe du commerçant européen quand on est un amateur avisé et presque prosélyte de Chivas Régal, ne manque pas de piquant et déclenche en nous un sourire amusé. C’est ce qu’essaie de dire l’un des personnages présents chez Mme Ngaremba. [15] Le propos de Souleymane a tout d’une incantation plutôt qu’un véritable plan de développement et c’est en cela que l’ironie de Mme Beyala fait mouche. Involontairement, Mme Beyala fait référence à ces personnages que la tradition congolaise nomme ironiquement « nguri ngoma », « la mère tam-tam » ou le gros tam-tam ; celui qui fait le plus de bruit tout en étant creux. Dans ce contexte, effectivement, Saida Benarafa n’a guère tort de considérer ces « Nègres » « sans intérêts » particuliers. L’emploi du terme « Nègre » est un autre outil au service de la même ironie. Il ne vient à l’esprit de personne de conférer au terme la fierté et le militantisme qu’il a portés dans le mouvement de revendication étudiante qu’incarnèrent Damas, Césaire et Senghor dans les années 1930 du côté de Saint-Germain-des-Prés à Paris. Ce terme, qui constitue un véritable leitmotiv dans toute l’œuvre de Mme Beyala, semble avoir recouvré sa charge émotionnelle héritée de la colonisation. Qu’une Négresse, en l’occurrence Saida Benarafa, l’utilise pour désigner un des siens, donne au texte un second-degré qui crée de l’allant et de la bonne humeur, aux dépens des pseudos intellectuels. Le texte devient ainsi une sorte de contre-feu contre les fossoyeurs de l’Afrique. Il est une campagne de dé-crédibilisation de ses prétendus guides éclairés. Dans ce sens Saida Benarafa apparaît bien comme une caisse de résonnance. Elle est la voix de sa maîtresse. On retrouve dans ce propos d’une grande dureté, Mme Beyala elle-même quand elle fustige à longueur d’interviews ces Africains bruyants et incapables de se mobiliser réellement pour leurs pays. C’est ce qu’elle semble indiquer quand elle s’exprime dans le cadre du Mouvement des Africains de France (MAF) dont elle est la Présidente [16].
C’est dans la même veine d’écriture que se situe la charge réitérée de Calixthe Beyala contre les faux dévots qui foisonnement ici et ailleurs. Le portrait du prophète Paul dans Le Christ selon l’Afrique est dressé avec un soin particulier.
C’était le prophète Paul, pourvoyeur du seul amour acceptable pour tous, l’amour de Dieu […] Ses grands yeux noirs électrisaient les femmes et l’énorme croix sur sa poitrine les hypnotisait. Il s’en venait comme d’habitude, ouvert à tous les vents, le dos chargé des maux que mes concitoyens déposaient à ses pieds pour intercession. Il était prêt à distribuer l’énergie extraordinaire de sa centrale nucléaire offerte par Jésus et dont lui seul avait la gestion (LCSA, ch. 1, p.24)
L’humour grinçant de Mme Beyala est perceptible ici aussi. Dans ce court passage sont exposés tous les traits de cet évangile dévoyé qui fait fureur sur le continent. Le prophète Paul et tous ceux dont il est l’épitomé, font commerce d’une foi en trompe-l’œil, une foi frelatée, à bien des égards. Les nouveaux missionnaires, selon Beyala, loin de l’humilité christique, soignent leur paraître. C’est certainement le sens que revêt l’énorme croix que se plaît à exhiber Paul le prophète. C’est l’une des nombreuses outrances que moque l’auteure par la voix de Boréale la narratrice. Ces excès sont d’autant plus visibles que le prophète Paul n’a jamais vraiment donné dans la probité et la droiture d’esprit. Le flashback, porté par une série de verbes à l’imparfait et au plus-que-parfait [17], montre que le guide spirituel, en totale contradiction avec la bonne parole, a été un bras actif dans le système de corruption qui gangrène le pays. Pourtant, par vaux et par monts, il s’en va revendiquer sa sainteté, à coup de sermons et d’anathèmes. Ce hiatus entre les paroles et les actes constitue un grave manquement que l’auteur souligne et grossit avec en arrière-pensée la volonté de dé-masquer les « fausses églises ». Derrière la voix d’Homotype qui vient publiquement tenir tête au prophète Paul, nous entendons clairement l’agacement de Mme Beyala pour ces nouvelles églises qu’elle qualifie de véritables dangers publics dans le sens où elles arrivent à manipuler les foules dans leurs propres intérêts [18]. Un autre évangélisateur fait les frais du courroux de l’auteur. Il s’agit du Père François dans Les Honneurs Perdus (HP, p. 52-53). Celui-ci n’est pas présenté comme un faux prophète mais le propos évangélique qu’il essaie d’imposer aux jeunes élèves camerounais, ne trouve pas grâce, non plus, auprès de Mme Beyala.
Père François, un Blanc huileux qui avait trimé cent sept ans sous les tropiques pour civiliser les Nègres, sortait ses mains poilues par la vitre et faisait de grands saluts : « Très bien les enfants ! Bravo les enfants ! Vous êtes de braves citoyens ! » (HP, p. 53).
Le portrait n’est pas flatteur. Mme Beyala fait des pieds et des mains pour que le personnage n’inspire rien d’autre que de la révulsion. Le Père François est « huileux » et a passé sa vie à s’aigrir et se croire utile dans, ce que Joseph Conrad a nommé de manière spécieuse, le « Cœur des Ténèbres » [19]. Le Père François est un personnage condescendant, supérieur qui distribue les bons et les mauvais points aux Africains. Ce « bravo les enfants, Vous êtes de braves citoyens » rappelle le soi-disant propos du Dr Schweitzer du côté de Lambaréné (Gabon) qui pensait, « sans mal y penser » que « les Africains étaient ses frères, mais ses petits frères » [20]. C’est ici que l’ironie de Mme Beyala est la plus cinglante vis-à-vis de ces expatriés qui, à force d’étreindre d’amour le continent, finissent par l’étouffer. Aux yeux de l’auteur, le Père François est bien le symbole de cet amour-traître qui fait tant de torts.
On peut donc penser que Calixthe Beyala utilise à des fins narratoriales tous ces « Guides », à la fois éclairés et auto-déclarés, ces faux missionnaires comme la représentation de tout ce dont l’Afrique doit impérativement se débarrasser. Ces annonceurs de la « bonne parole » qui ne semblent même pas montrer le commencement d’une quelconque fidélité à Dieu, sont prolixes, véhéments et prompts à l’insulte. Ce fossé énorme, entre les recommandations des « Béatitudes » de Matthieu 7, 7 et les agissements ou plutôt les agitations sur le terrain, constitue un positionnement voulu et censé faire rire et réagir. C’est exactement ce qui se passe dans le roman Les Honneurs Perdus qui dresse le portrait du prédicateur de « La Nouvelle Eglise Africaine ».
Le prédicateur était un Nègre-noir de Couscous avec une moustache en forme d’équerre. Il était gros et très poussif […] Il s’amenait, portant un drapeau aux couleurs des indépendances, comme un ancien combattant. Une grosse croix oscillait sur son ventre […] Il levait les bras au ciel […] et ses bagues d’argent luisaient dans le soleil […] (HP, p. 116).
La peinture grotesque du prophète, que l’auteur adresse, comme en aparté au lecteur, est la caricature d’un homme antipathique, peu attrayant « gros et poussif ». L’homme incarnerait une force d’inertie pour le pays plutôt qu’une force de progrès et de dynamisme. Ses bijoux qui scintillent au soleil soulignent encore plus la vanité des propos tenus et le dévoiement de la parole de Celui qui leur a appris « qu’il était plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Matthieu, 19, 24).
Mme Beyala tourne ainsi en dérision le prophète Paul, le Père François et le Nègre-noir de la Nouvelle Eglise Africaine parce qu’ils représentent des facettes différentes du même problème. Tous, semble dire Beyala, constituent un frein au développement et à l’émancipation du continent. Tous portent un amour corrompu au Cameroun et aux Camerounais. Nous pouvons lire la condamnation de l’hypocrisie des uns et des autres dans cet éclairage intra-diégétique que propose Saida Benarafa dans Les Honneurs Perdus. La longue diatribe d’Edeme Boréale dans Le Christ selon l’Afrique va dans le même sens. Elle est un plaidoyer presque anticlérical et tout à charge contre l’obscurantisme religieux (LCSA ch.1, pp. 31-34).
3.{{}}La « créolisation » de la langue
Celle-ci constitue une autre stratégie dans les écrits de Mme Calixthe Beyala. Le métissage participe de cette volonté d’éradiquer, toujours par la dérision, les maux de la société et d’assumer le syncrétisme du français et des langues africaines. Elle milite, à en croire ses interviews, pour le métissage littéraire qui permettrait de voir les œuvres africaines comme partie intégrante de la production littéraire francophone. Nous sommes donc loin de l’écriture postcoloniale décrite dans l’essai The Empire Writes Back [21] où les auteurs de la post-colonie mettent en exergue l’écriture périphérique, éloignée des canons du centre.
Mme Beyala arrive à bien saisir l’atmosphère des quartiers ou des discussions qu’elle nous présente grâce à des africanismes et des néologismes sortis de sa seule imagination. Certes, ils ne sont pas tous toujours de la même facture mais le résultat mérite qu’on s’y attarde.
Ainsi dans La Petite Fille du Réverbère (LPFR), Calixte Beyala nous présente Mme Kimoto la patronne de la maison close du quartier. Elle se veut la plus coquette au milieu de ses nombreuses filles de joie. Dans le quartier tout en émoi à cause de la grand-mère de Tapoussière qui a rendu les hommes du village impuissants, Mme Kimoto trône et « clinquetinte » (p. 68) ses bijous et parures. Beyala nous parle aussi des clients désœuvrés qui « s’ensaoulent (p. 84) et « s’embordélisent » (p. 84) chez Mme Kimoto. Ces néologismes permettent à l’auteur de mieux nous faire sentir la vie quotidienne des habitants de Kassalafam ; une vie qui manque de couleurs et de perspectives. On a l’impression de rencontrer une population qui tourne en rond et prise au piège typique de tous les laissées-pour compte. Mme Kimoto est donc la pourvoyeuse de l’essentiel du divertissement dans Kassalafam. La maison close apparaît ainsi comme une espèce de lampe autour de laquelle les hommes du coin tournoient jusqu’à l’ivresse, tels des insectes de nuit. Le plaisir vendu par la maison de Mme Kimoto est aussi le symbole d’une vie sans lendemain.
La vie à Kassalafam, c’est aussi l’absence d’éclairage public. Beyala Bassanga Djuli, accompagnée de sa grand-mère, décrit une « nuit noire comme le ventre d’une sorcière » à la page 91. Il ne s’agit ici nullement d’une expression de fabrication beyalienne mais la comparaison participe du même détournement de la langue habituelle. Ce néo-langage est un facteur d’identification, un marqueur esthétique qui contextualise l’écriture. « L’on vient toujours de quelque part » comme disait le poète congolais Tchicaya U Tamsi [22]. Le lecteur n’a vraiment aucune idée de ce à quoi ressemble le ventre d’une sorcière, mais l’image semble opportune car elle véhicule bien l’idée de l’effroi que peut susciter une telle nuit. Cette « nuit noire » augmente à souhait l’aura de mystère qui entoure la grand-mère de la narratrice à qui le village attribue des dons à la fois bénéfiques mais aussi et surtout maléfiques. La scène qui oppose « grand-mère » et Monsieur Ayissi qui lui doit de l’argent, pour des bâtons de manioc non réglés, montre bien la crainte qu’inspire la grand-mère.
-Crois ce que tu veux, escargot ! Rends-moi mon argent et tu retrouveras ta virilité.
Elle pivota sur ses talons et un doute m’assaillit : et si elle était réellement coupable ? Elle s’avança et la foule s’écarta devant elle comme la mer Rouge devant Moise. Mes compatriotes étaient si respectueux qu’ils ne dirent rien, même pas entre eux (LPFR, p. 70).
Comme à l’accoutumée, au quartier, les nouvelles vont vite. A Kassalafam, tout le monde est persuadé qu’une malédiction est tombée sur le village. Les hommes et les femmes perdent leurs organes « ontologiques ». La peur se répand à Kassalafam comme un feu de brousse, dans un désordre indescriptible et selon la narratrice, personne ne prend la peine de vérifier les informations reçues. Mme Beyala nous fait le portrait d’un quartier sens dessus-dessous. Plus les habitants s’informent sur le drame, moins ils se sentent protégés. C’est cette impression de chaos généralisé que traduisent les trouvailles langagières de Mme Beyala.
Une folie entière se frayait un passage dans les dédales parcheminés de leurs cerveaux (Mes compatriotes). Elle déchiquetait les habitudes, mettait en lambeaux les logiques […] Nos vies se transformaient, grâce à des informations « bâtonmanioquées, bananassées et patatassées (Nous soulignons). On prétendait qu’on avait volé leur sexe à de nombreuses femmes et ôté leurs seins à des vieilles ! (LPFR, pp. 155-156)
Il nous importe peu finalement de savoir le sens précis de ce qu’est une information « bâtonmanioquée » ou « bananassée » mais nous percevons clairement le chaos et la confusion dans la communication des personnages. Le renseignement apparaît comme une masse informe et discontinue dont personne ne saisit vraiment ni les émetteurs, ni les récepteurs ni même le référent. Cet embrouillamini volontairement organisé par l’auteure amuse et fait rire. Kassalafam semble en proie à un pittoresque capharnaüm. L’auteure parvient à créer cette ambiance folle avec également des comparaisons singulières. Le « bâton de manioc », « la banane » et « la patate » sont des aliments bien ordinaires, en temps normal. En soi, ils ne véhiculent même pas cette idée d’excitation folle et pourtant l’adjectivation de ces trois substantifs suffit à donner cette impression de pandémonium général. Le style de Mme Beyala réside aussi dans sa capacité à ferrailler avec la langue afin de l’appairer avec ses propres besoins esthétiques.
Que ce soit les « doudous » ou les prostituées du port qui disputent Assèze (AZ, pp. 149-150), que ce soit les chaussures « sans confiance » dont nous parle la narratrice dans le roman éponyme, Mme Beyala donne à son écriture cette couleur syncrétique particulière qui la caractérise.
Les glissements réguliers sur l’axe du temps participent aussi, à leur manière, de ce particularisme que revendique cette écriture.
4.Prolepses et analepses
L’histoire que nous donne à voir Calixthe Beyala juxtapose volontiers les éléments rétrospectifs et anticipatifs pour mieux nous aider à en appréhender les tenants et les aboutissants. On en voit un exemple dans cette conversation entre Amina, la femme de ménage de Pierre Awono et Assèze, désemparée par la méchanceté de Sorraya.
T’es bête de pleurer dit Amina. Sorraya snobe tout le monde. Le jour de sa mort, elle sera capable de snober son propre cadavre. Mais viendra le moment où…elle passa un doigt sous la gorge de manière si comique que j’éclatai de rire (AZ, p. 95).
Dans ce passage le temps du récit épouse fidèlement celui de l’énonciation. Cependant dans le temps présent de cet énoncé, s’est subrepticement glissé un événement non accompli et forcément antérieur au processus d’énonciation qui est le suicide de Sorraya en page 316 du livre. La séquence projette le lecteur dans le temps comme s’il s’agissait de rassurer le lecteur ou le narrataire que finalement tout se paie ici-bas. Sorraya, dès l’ouverture, s’est montrée invariablement et profondément abjecte avec son entourage. La description que l’auteur en fait, montre qu’elle est une figure tragique qui doit, d’une façon ou d’une autre, affronter son destin. La vie de Sorraya, nous confie Beyala dans cette digression « proleptique », est aussi la chronique d’une fin annoncée. Elle ne semble pas dire autre chose, elle-même, quand elle affirme dans un dernier souffle : « Je me suis toujours promenée sur des précipices et parfois je suis prise de vertiges, voilà. » (AZ, p. 313).
De la même manière, sa grossesse inopportune peut être entr’aperçue, bien en amont, dans les propos que son père, adresse à Océan, le petit ami d’Assèze qu’il surprend dans sa maison [23]. Cette grossesse prendra corps quelques pages plus tard (AZ, pp. 162-164). L’anticipation fonctionne donc très bien chez Mme Beyala. Dans ce sens, le récit qu’elle nous propose, du moins dans ce roman, ne contient pas beaucoup de rebondissements. [24] A la lecture des premières pages d’Assèze, personne ne jettera la première pierre à Mme Beyala car elle assume ouvertement le dé-tricotage d’une partie du suspense. A la page 12, l’héroïne balise très explicitement le déroulement de l’histoire à l’intention du lecteur.
Aujourd’hui, je n’écris pas pour vous parler de nos misères, mais de quelques moyens pour y échapper. Je vous parlerai de Grand-mère dont les espoirs ont été déçus, de maman […] d’une Comtesse qui s’en est tirée, vous n’échapperez pas au suicide de Sorraya (AZ, pp. 12-13).
Ce propos d’Assèze indique que le récit anticipé, au même titre que le retour en arrière, d’ailleurs, fait partie de l’échafaudage narratif des romans de Mme Beyala.
L’incipit de La Petite Fille du Réverbère est un flashback qui permet à l’auteur de camper la scène sur laquelle évolue Bassanga Djuli, la narratrice. Bassanga Djuli est l’héritière initiée aux pouvoirs surnaturels par sa grand-mère Bassanga. Cet éclairage du passé constitue une clef qui nous permet de mieux appréhender la sociologie et la psychologie des acteurs.
A l’époque où commence mon histoire, mon pays Eton était le plus arriéré du Cameroun. Il y avait eu, Dieu sait quoi, avant que je naisse. Les Français étaient partis sans avoir réussi, dans mon peuple, à installer trois […] de l’indépendance (AZ, p. 10).
Ce renseignement en début de récit est une précaution nécessaire posée à notre endroit. C’est un outil de déchiffrage du Cameroun moderne, grand et décadent à la fois. C’est en effet ce même pays que représentent des personnages comme Maître d’école, qui exploite sexuellement ses propres élèves (LPFR, p. 110) ou bien « Maître d’école russe » qui veut redresser le niveau de l’école publique mais se heurte aux résistances des élèves et de la population (LPFR, p. 145). Madame Beyala, en recourant à ce flashback, semble nous confier que la dérive des personnages qu’elle montre, pourrait résulter de dysfonctionnements qui pré-datent les indépendances. L’auteure fustige la gabegie, la corruption et la kleptocratie érigées en valeurs cardinales dans le pays. L’idée serait donc, grâce à ce repositionnement sur le temps colonial, de mettre peut-être en lumière le terreau historique de la mauvaise gouvernance du pays.
C’est aussi grâce à un coup d’œil dans le rétroviseur que la narratrice, du haut de ces cinquante années, raconte les conditions de sa naissance.
Un cri transperça l’air. Dans le ciel une étoile apparut à l’Orient comme le feu. Sur terre, il y eut un trou de silence : c’était moi, burlesque prune rouge, d’allure vilaine, la tête cabossée par le forceps. Je criai ma douleur au monde comme si je savais déjà tout ce que j’allais souffrir (HP, p. 14).
Tout New-Bell (Douala) s’est donné rendez-vous devant la maison, persuadé que le fils désespérément attendu par Mr. Bénérafa a fini par arriver. « C’est le début des réalisations de tes rêves, Bénérafa » (HP, p. 15), lui lance un homme dans l’assistance. La narratrice qui prend en charge ce bout de récit le fait comme si elle parcourait un vieil album photo. Saida Bénérafa, sans l’exprimer de façon nette, décrit pour nous la souffrance liée à cet événement. En lieu et place de la joie qu’il aurait dû produire, il provoque la fureur de Mr. Bénérafa et le désappointement des voisins. Le déshonneur du père est grand parce que Saida, arrive dans la maison de son père à la place du garçon attendu. On voit dans le court extrait comment l’auteur, par le truchement de Saida, tisse un vrai réseau lexical pour traduire cette peine qui n’est pas seulement la sienne mais aussi celle de toutes les femmes dans la société traditionnelle. Les termes « cri », « transperça », « cabossée » et « forceps » évoquent bien une idée de violence, de violation et de force brute exercée contre le fragile nouveau-né. La tête cabossée renvoie à une idée de carrosserie endommagée mais ce que semble nous dire Saida dans cette rétrospection c’est qu’il s’agit aussi d’un dommage intérieur, d’une blessure morale. Les propos du « malheureux » papa à ce sujet, sont clairs.
-J’aurais préféré que mon fils soit mort au lieu d’être transformé en fille.
-Oui, mon fils vient d’être transformé en fille.
-Malchance ! hurla la foule, sans cacher sa déception.
-Mauvais œil ! dit le vieillard.
(HP, pp. 17-18)
Saida Bénérafa, acteur et sujet narratifs à la fois, n’est vraiment pas née sous une bonne étoile. La sienne est aux antipodes de celle des Rois Mages du Nouveau testament. Bien au contraire. En lieu et place de la myrrhe, de l’encens et de l’or, elle reçoit le mépris familial en pleine figure. L’expression « naître sous la mauvaise étoile » prend tout son sens dans cette analepse qui finalement et curieusement porte aussi en elle une idée d’anticipation. La mauvaise étoile, loin d’être un phénomène ponctuel, limité dans le temps, est aussi une manifestation diachronique. Selon la narratrice, cette naissance « malvenue » indique le cours que va prendre sa propre vie d’adulte. C’est en tout cas le sens de cette affirmation de Saida Bénérafa en première page du livre : « Je n’étais pas encore la jeune fille de cinquante ans qui passionne Belleville. » (HP, p. 5). Cet énoncé est émis longtemps avant le départ de Saida pour la France. Il anticipe quelque chose qui se vérifiera quelques pages plus loin (HP, p. 213). Dans ce parcours à contretemps, Saida nous montre le sort que la société des hommes réserve aux femmes. Elle dénonce en creux une société faite pour servir les intérêts masculins. Les circonstances de sa naissance vont hanter Saida comme une malédiction jusqu’au jour où elle accepte l’amour de Marcel Pichon. Ce dernier semble bien porter son nom car Mme Beyala nous le présente comme un ex. clochard qui a tourné le dos au bon vieux pichet de vin.
5. L’onomastique chez Calixthe Beyala
En dépit des notes par moments tragiques, Mme Beyala nous propose une écriture pleine de de joie et d’humour. Cette humeur est aussi portée par le nom des lieux et des personnages. Saida Bénérafa, par exemple, réside dans un quartier de Douala que les habitants ont surnommé « Couscous ». En soit, le nom ne devrait susciter ni rire ni quolibet. Le plat d’origine berbère qu’il désigne mettrait l’eau à la bouche à quiconque. Le menu quotidien à Couscous est d’une tout autre facture. Il y règne un sentiment chronique de joyeux désordre. La fresque que Saida Bénérafa nous propose à ce sujet, le confirme. A Couscous, les élèves « s’époumonent avec des ‘nos ancêtres les Gaulois’ » (HP, p. 5), dans l’enseignement supérieur des « cerveaux européens réfléchissent à la place des millions de cervelles nègres. » (p. 6). On y croise aussi des « pousse-pousseurs crieurs ; des vendeurs de loterie qui braillent […] des Négresses blondes pour vous refiler des maladies. » (HP, p. 7). Couscous, à l’instar peut-être des multiples ingrédients qui entrent dans la confection du plat nord-africain, évoque un bazar hétéroclite, fait de bric de broc où le maître mot semble être « se débrouiller et survivre ». Couscous, malgré son dynamisme fou, apparaît comme le rocher contre lequel viennent inlassablement se fracasser les rêves et les espoirs des résidents. « A quoi bon ? Je moisirais à Couscous, sans mari, sans enfants. J’en étais arrivé à un tel point de désespoir que même la photo de la cousine Aziza ne me fit pas sortir l’enthousiasme (sic). » (HP, p. 148). C’est bien cette énergie du désespoir ou de l’espoir qui fait vivre que Mme Beyala essaie de saisir et traduire pour nous dans le nom qu’elle attribue à ce quartier de New-Bell.
C’est la même hilarité que provoque le nom des personnages qui composent le tableau fait, pour nous par Tapoussière, l’héroïne de La Petite Fille Du Réverbère (LPFR 184). Mr. Mitterrand et Mr Diderot font partie des vieux « intellectuels » pittoresques à qui la vie dure de Kassalafam n’a pas fait de cadeaux. Chaque fois qu’ils croisent Tapoussière entrain de réviser pour son certificat d’études sous le lampadaire du quartier, ils ne peuvent s’empêcher de lui rappeler qu’elle ne peut décrocher un diplôme qu’eux-mêmes ont échoué à obtenir. Il est en effet assez désopilant de porter des noms de personnalités aussi illustres et être incapable de réussir le certificat d’études primaires. Ce sont, en tout et pour tout, semble indiquer Mme Beyala, des amuseurs publics à qui il ne reste que l’apparat. Voici comment ils sont perçus par Tapoussière, l’instance narratoriale.
Leurs cheveux luisants de brillantine dégoulinaient de sueur et collaient comme la poisse. Ils bavardaient de longues minutes, supputaient, imputaient, déduisaient : si eux, des hommes, brillants, intelligents, s’étaient fracassé le nez contre la dure loi de la sélection et de l’argent, ce n’était pas Tapoussière qui vaincrait un tel handicap (LPFR, p. 184).
En les vêtant de costumes aussi larges, Madame Beyala nous invite à partager ce trait d’esprit qui expose la suffisance masculine. Le ridicule des deux hommes atteint des sommets quand ils apprennent que Tapoussière, malgré les pronostics, réussit à décrocher son certificat. Celle que Mme Beyala a nommé Tapoussière, pour certainement qualifier sa condition de pauvre hère sans papa connu, devient le symbole de la vengeance du prolétariat de Kassalafam contre le sort (LPFR, p. 186).
Un autre personnage, secondaire certes, mais non moins important, est Maria-Magdalena des Saints Amours dans le même ouvrage. Si le nom révèle parfois le sens caché des choses, des lieux et des hommes, celui de Maria-Magdalena des Saints Amours est une parfaite antinomie au vu des agissements de celle qui le porte. Le nom que l’auteur choisit de donner à cette jeune écolière presque nubile donne à sourire. Le personnage de Maria Magdalena est à l’image de tout sauf à la sainte mère de l’enfant de Bethléem. Elle est effrontée et consciente de l’ivresse qu’elle suscite chez les hommes. Mme Beyala lui fait jouer le rôle du serpent biblique. Il est assez difficile de nommer avec certitude la symbolique d’une telle singularisation, mais l’auteur semble se servir de la jeune Maria Magdalena pour pointer du doigt l’indélicatesse des fonctionnaires de l’état. Elle est un alibi esthétique pour mettre au banc des accusés les comportements qui gangrènent le pays. Maître d’école, censé éduquer la jeunesse du pays, est le premier à compromettre son avenir. L’épisode amoureux entre lui et son élève est une invitation à la méfiance (LPFR, p. 110). C’est un clin d’œil complice adressé au lecteur. Tout ce qui brille, en effet, n’est pas de l’or. Si Marie de Magdala dans le nouveau testament est l’instrument que Dieu le Père utilise pour sauver le monde, dans La Petite Fille Du Réverbère, Maria Magdalena des Saints Anges apparaît comme un outil dans les mains du « Malin ». Elle est le symbole de ce mal qui semble inexorablement enliser le continent.
Sorraya, dans Assèze l’Africaine, est l’un des protagonistes dont le nom porte aussi à interprétation. Sorraya est la fille unique de Pierre Awono qui héberge Assèze en ville. Du point de vue de la création pure, Christine Assèze, le personnage central du livre serait sans épaisseur sans l’aide capitale de la « cruelle » Sorraya. Les deux jeunes filles constituent les piliers de l’échafaudage du roman. Elles se détestent comme de vraies « sœurs ennemies », d’où le nom de Sorraya. Qu’Assèze le veuille ou non c’est bien Sorraya qui la sauve de son destin tout tracé de fille pauvre née dans son village d’Eton. Les deux filles bien que nées dans des familles de statut différent se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Au fond elles ne se supportent pas parce qu’elles nourrissent les mêmes ambitions ; à savoir sortir de la tutelle parentale et devenir des femmes émancipées. Quand Sorraya –hôtesse d’Assèze à Paris- soupçonne son mari Alexandre Lacroix, de sortir aussi avec Assèze, on l’entend crier : « Je ne veux rien entendre, canaille ! Fils de chien ! […] Me tromper avec ma propre sœur ! » (AS, p. 309). Pendant tout le récit, les destins des deux personnages se croisent et se recroisent comme ceux de véritables sœurs de sang. Le flux et reflux du sentiment sororal qui les unit, malgré elles, est aussi une preuve d’amour. Comme pour le reste de l’appareillage narratif, l’onomastique des textes de Beyala permet aussi de lever le voile sur la signification cachée des lieux et des personnes.
Conclusion : Beyala : une écriture didactique
Dans le but de mieux partager avec nous les préoccupations de ses personnages, Mme Calixthe Beyala, ne fait l’économie d’aucun procédé stylistique. Cet humour grinçant qui lui est caractéristique, constitue le dénominateur commun des textes qu’elle a produits. La vue d’ensemble donne l’impression que cet humour est rangé par catégories. Dans la première que nous avons observée, Mme Beyala met en regard des situations contrastées et nous invite à lire les lignes de rupture entre elles afin de mieux en comprendre le sens. En effet, sans jamais s’étendre sur le mensonge des pseudo-intellectuels et des églises de réveil, l’auteur confronte les contradictions profondes de ces derniers avec l’incrédulité des foules qu’ils « égarent ». C’est le même souci de pédagogie qui amène l’auteur à nous proposer dans une autre catégorie les glissements narratifs « avant-arrière » par rapport au temps de l’énonciation lui-même. Tapoussière (LPFR), Maria Magdalena des Saints Amours (LPFR), Pléthore (AS) et Couscous représentent un autre type d’humour. Chaque personnage, chaque lieu porte un nom qui est plus grand et plus profond que lui-même.
Au fond, que ce soit cet aiguillon « onomastique », que ce soient les portraits en tandem, ou bien les peintures drôles des ennemis du continent, ou bien encore les nombreuses ruptures dans le temps du récit, Madame Calixte Beyala, sans donner de leçon de vie ou de morale, balise notre parcours de lecture. Il est certainement question pour elle que la littérature soit aussi une école, comme le pensaient Chinua Achebe et Cyprian Ekwensi (Nigéria) [25]. Les lecteurs que nous sommes, lui en savons énormément gré. Cette étude est loin d’avoir épuisé les ressources stylistiques de Mme Calixte Beyala mais nous espérons avoir mis en lumière une partie de la machinerie créatrice derrière son œuvre.