Jacques Rigaut, sorte de dadaïste à mi-temps, suicidé à 30 ans, fictionnalisé par Drieu la Rochelle et plus récemment, par Enrique Vila-Matas, mythifié tant par Dada que les surréalistes, n’a presque rien écrit. Dans ce paradoxe d’une vie faite œuvre, nous voudrions isoler trois mythologies de Rigaut : incarnation, incorporation, hypostase. Le premier consiste à faire de Rigaut un « dadaïste exemplaire », à travers notamment le geste du suicide. Le second entreprend de transformer la persona de Rigaut en personnage, c’est-à-dire de l’incorporer à la fiction. Le dernier s’attache à intégrer Rigaut dans un double contexte, littéraire et socio-politique, dont il constituerait un point nodal, une hypostase. Au-delà de la construction d’un « mythe » se dessine les contours d’une « forme-de-vie » étonnante et l’univers trouble et troublant de ces années 1910 et 1920.
Rigaut : mythographie et mythologie
Qui est Alain, le personnage du Feu Follet de Drieu la Rochelle ? On serait tenté de répondre, Jacques Rigaut, puisque c’est lui, ailleurs appelé Gonzague, qui a inspiré à son ami ce roman. Concernant l’œuvre de Drieu la Rochelle, il n’est pas impropre de parler d’un « cycle Rigaut » comprenant une nouvelle, La Valise vide, le roman Le Feu Follet, ainsi qu’une lettre, Adieu à Gonzague. « Qu’est-ce qui n’est pas Monsieur Teste ? Valéry », écrivait le même Rigaut. Qu’est-ce qui donc, n’est pas Jacques Rigaut ? Alain, le personnage de Drieu la Rochelle. Mais qui, en conséquence, est Jacques Rigaut ? Le Larousse de la Littérature l’affirme, Rigaut est un écrivain français, né en 1898 et mort en 1929, à l’âge de trente ans. Autre élément important : il s’est suicidé.
Il y a un écart, relativement contradictoire, entre l’œuvre de Rigaut et la résonance de son auteur. Les témoignages – nombreux – l’attestent : on s’intéresse moins à ses écrits qu’à son existence. L’homme prime sur l’auteur. De même, cette œuvre s’avère lacunaire : réunie en 1970 par Martin Kay, cette « édition complète », peu disponible actuellement, contient tout ce que Rigaut a écrit, soit 150 pages de fragments, aphorismes, récits inachevés ou ébauches de romans. L’autre moitié contient les témoignages de ses proches, Desnos, Breton, Drieu la Rochelle ou encore Porel. Si l’on rajoutait à cette édition la nouvelle et le roman de Drieu la Rochelle, la littérature sur Rigaut dépasserait largement la littérature de Rigaut. C’est dans cet écart, entre l’œuvre lacunaire et l’aura de l’homme, que se loge ce que nous appellerons le « mythe Rigaut ».
Avant de rentrer au cœur du sujet, expliquons notre choix : pourquoi Rigaut ? L’intérêt n’est pas d’exhumer un oublié de l’histoire littéraire. Il n’a produit qu’une œuvre, comme on l’a dit, lacunaire. Rimbaud, pour citer un exemple que nous ne souhaitons pas innocent, a laissé certes une œuvre courte, quantitativement, mais plusieurs de ces écrits possèdent une forme achevée, ou du moins une certaine unité : pensons simplement aux Illuminations ou à Une Saison en enfer. Dans la nébuleuse Dada et surréaliste – puisque c’est d’elle qu’il sera question dans cette étude – nous aurions pu choisir d’autres figures de suicidés, Jacques Vaché en tête. Ou même Arthur Cravan, disparu, mais dont la mort a terminé une existence faite de transgressions. Nous le verrons, Rigaut a été l’objet, plus que les autres, d’une incorporation à la littérature, et dans le cas de Drieu la Rochelle, à la fiction. Là intervient l’une des dimensions de son mythe, entendu comme un muthos, tant fable que récit.
Existe-t-il, de même qu’un mythe Rimbaud, un mythe Rigaut ? René Étiemble, dès 1952, a commencé à publier une œuvre appelée Le Mythe Rimbaud, monument de bibliographie critique assortie de critiques et de commentaires. Étiemble prenait le soin de comprendre méthodiquement ce qu’était le mythe. Du reste, le deuxième tome partage avec Lévi-Strauss cette idée de « structure du mythe ». Étiemble revient, dans la genèse du mythe Rimbaud, sur un double malentendu : Verlaine aurait professé que Rimbaud ne cherchait pas à être publié, affirmation corroborée, pour des raisons différentes, par Isabelle Rimbaud et Paterne Berrichon. Or, il est attesté que Rimbaud, par les lettres qu’il envoie à quelques grands poètes et à certaines revues, n’était aucunement désintéressé. Le mythe trouve, dans un malentendu, les sources de ces mythèmes les plus répandues : Rimbaud et l’expérience des limites, son silence, son adieu à la littérature. Existe-t-il aussi un malentendu, concernant Rigaut ? L’analogie avec Rimbaud est-elle pertinente ? On trouverait chez Drieu la Rochelle une phrase mystérieuse, dans L’Adieu à Gonzague : « Je ne puis pas me rappeler que tu aies jamais parlé de Rimbaud ». Drieu la Rochelle affirme, en creux, l’étrangeté d’un manque, l’absence d’une filiation qui semblerait pourtant évidente. Il faut rappeler sans doute que dans les années 20, Drieu la Rochelle était proche des surréalistes. Or, le surréalisme, comme le montre par exemple l’ouverture de Qu’est-ce que le surréalisme ? (1934), n’a eu de cesse de convoquer Rimbaud comme figure tutélaire, voire mythique. Rigaut et Rimbaud partageraient un même mythème : celui d’un refus de la littérature, ou celui, pour reprendre l’expression de William Marx, d’un « adieu ».
Parler d’un mythe Rigaut n’est pas sans danger. Il ne convient nullement de comparer la postérité de Rigaut à celle de Rimbaud. De même, nous ne cherchons pas à reproduire le travail de René Étiemble. Qui plus est, parler d’un mythe engage à parler un discours contradictoire. Barthes le rappelait dans l’avant-propos de Mythologies : « Et ce que j’ai cherché en tout ceci, ce sont des significations. Est-ce que ce sont mes significations ? Autrement dit, est-ce qu’il y a une mythologie du mythographe ? ». De la même manière, nous devons accepter cette contradiction et ce risque. Toute entreprise mythographique enjoint à étudier la mythification, la mystification et la démystification. Sans doute est-ce le lieu de cette contradiction qui permet de faire émerger quelques invariants du mythe, que l’on appellera, avec Lévi-Strauss, des mythèmes.
Le risque à étudier le mythe serait de confondre, et peut-être de s’égarer, dans des conceptions tout à la fois anthropologiques, théologiques ou poétiques. De même, le terme de mythe, appliqué au XXe siècle semble presque anachronique. Le mythe renvoie, dans un sens commun, à une période originelle, immémorielle. Rappelons, avec Barthes, que « lointaine ou non, la mythologie ne peut avoir qu’un fondement historique » ; ce serait, selon lui, à la fois le principe et le problème posé par le mythe : « il transforme l’histoire en nature ». Tout peut être mythe, au sens sémiologique de Barthes, car « les limites formelles au mythe » importent plus que son message.
Barthes et Lévi-Strauss, dans une perspective structuraliste commune, considère le mythe comme un langage. Jean-Pierre Vernant, en analysant le mythe dans l’Antiquité Grecque, en propose une première approche : le mythe « se définit par ce qui n’est pas lui, en un double rapport d’opposition au réel d’une part (le mythe est fiction) et au rationnel ensuite (le mythe est absurde) ». Il s’est passé en effet un glissement sémantique significatif à propos du muthos ; il désigne, à l’origine, dans un rapport sémantiquement similaire au logos, une parole. Puis, l’opposition entre muthos et logos se précise, avec notamment le passage d’une tradition orale à une littérature écrite. Alors que le logos s’apparente à la rationalité démonstrative, chez Socrate par exemple, le muthos signifie peu à peu une parole magique. C’est dans ce sens que le muthôdes signifie le merveilleux. Néanmoins, on assiste, notamment chez Platon, à une réintégration du mythe dans l’univers de la raison philosophique. Jean-Pierre Vernant écrit : « Le mythe serait donc comme une ébauche du discours rationnel ; à travers ses fables, on percevrait le premier balbutiement du logos ».
Prenons d’abord, succinctement, le cas de Rimbaud. Concernant sa décision d’arrêter d’écrire, ou du moins d’envisager une carrière de poète, son départ pour Harar, son existence en Afrique, que sait-on qui ne soit infalsifiable ? Le mythe s’est élaboré sur des rumeurs, « l’Évangile selon Verlaine » ou les paroles, imprégnées de foi catholique, de sa sœur Isabelle. Il y a une existence que rien n’atteste, dont aucun écrit n’a laissé la trace. Le cas de Rigaut est similaire, du moins sur l’événement de son suicide. S’il en a parlé pendant une décennie, Rigaut n’a pas laissé de lettre d’adieu ou d’explication. Le mythe s’élabore ainsi, rétrospectivement, sur ce qu’il a écrit du suicide, sur ce qu’il a pu en dire, et plus généralement sur son comportement. L’œuvre de Rigaut est aussi mince que les anecdotes sur son auteur sont profuses.
Poétiquement, depuis Aristote, le muthos, en tant qu’il est notamment une partie de la tragédie, désigne une opération de la mimèsis, c’est-à-dire de la représentation. On trouvera, chez Hardy, la traduction « fable » ; chez Dupont-Roc et Lallot, « histoire » ; ou chez Ricoeur, « intrigue ». Dès lors, contre la scientificité par exemple du récit historique, de l’enquête, le mythe est une configuration, pour reprendre le terme de Ricoeur, une mise en intrigue. Sur cet aspect du muthos, Rigaut se montre paradoxal : il semble se mettre en scène, dans la vie, se construire une persona, c’est-à-dire un masque, et dans le même temps refuser le mythe, muthos de la mise en récit, qu’elle vienne de lui ou d’un autre. Il appréciera ainsi moyennement le portrait que Drieu la Rochelle fera de lui dans La Valise vide. Ce paradoxe, on le verra, est pour ainsi dire la structure par laquelle se construira sa mythologie. Une autre contradiction apparaît alors : le mythe Rigaut est celui d’un refus du mythe. La littérature, à travers Rigaut, se pose comme le mythe d’un refus de la littérature. Barthes avait anticipé ce phénomène : paradoxalement, « la résistance même de la poésie en fait une proie idéale pour le mythe ». Il convient à ce stade de citer un passage plus conséquent du texte de Barthes :
J’ai suggéré que l’histoire, modifiant la conscience de l’écrivain, avait provoqué, il y a une centaine d’années environ, une crise morale du langage littéraire : l’écriture s’est dévoilée comme signifiant, la Littérature comme signification : rejetant la fausse nature du langage littéraire traditionnel, l’écrivain s’est violemment déporté vers une antinature du langage. La subversion de l’écriture a été l’acte radical par lequel un certain nombre d’écrivains ont tenté de nier la littérature comme système mythique. Chacune de ses révoltes a été un meurtre de la Littérature comme signification : toutes ont postulé la réduction du discours littéraire à un système sémiologique simple, ou même, dans le cas de la poésie, à un système présémiologique : c’est une tâche immense, qui demandait des conduites radicales : on sait que certaines ont été jusqu’au sabordage pur et simple du discours, le silence, réel ou transposé, se manifestant comme la seule arme possible contre le pouvoir majeur du mythe : sa récurrence.
Voilà qui inscrirait pleinement, en passant, Rigaut dans la modernité littéraire. Cette « réduction du discours littéraire à un système sémiologique simple », nous le verrons, prend chez Rigaut la forme du geste (« Un livre devrait être un geste », écrit-il dans ses aphorismes). Quant aux « conduites radicales » et au silence, réel et non simplement transposé, nous leur accordons aussi une importance. Pour le moment, convenons simplement que le mythe Rigaut possède ce paradoxe : il se construit contre un système mythique.
Pour préciser la définition du mythe, reprenons encore le texte de Barthes. Le propre du mythe, « c’est de transformer un sens en forme ». En cela, « le mythe est toujours un vol de langage ». Toute proportion gardée, il faudrait analyser dans ce postulat la vampirisation (ou la transsubstantiation) à l’œuvre dans la mise en récit de Rigaut, chez Drieu la Rochelle. Sémiologiquement, le mythe est un système second, selon Barthes, qui se construit à partir d’un système premier. « Ce qui est signe (c’est-à-dire total associatif d’un concept et d’une image) dans le premier système, devient simple signifiant dans le second ». Prenons un exemple : Martin Kay, dans sa présentation à l’édition de 1970, commence ainsi : « Jacques Rigaut s’est suicidé en 1929 à l’âge de trente ans ». La phrase, signe du système premier, devient signifiant pur du mythe : la suicidité de Jacques Rigaut. Ce mythe de la suicidité essentialise Rigaut, elle transforme un fait historique en nature.
C’est ainsi que nous pouvons parler d’une mythologie de Jacques Rigaut : l’élaboration d’un muthos, d’un récit, à propos d’une parole sans trace, sans origine, ou sur une œuvre inachevée qui elle-même se refuse au mythe. Du reste, on ne peut pas véritablement parler d’œuvre ; Martin Kay confesse lui-même, dans la présentation, que son entreprise comporte « un paradoxe évident ». Il y a une mythologie et plusieurs mythes. Le mythe étant un « fonds commun de la culture », selon Jean-Pierre Vernant, Rigaut devient le corps de multiples interprétations, de divers mythèmes. Nous avons choisi d’en isoler trois, dont chacun correspond à une opération : incarnation, incorporation, hypostase. Le premier consiste à faire de Rigaut un « dadaïste exemplaire », à travers notamment le geste du suicide. Le second entreprend de transformer la persona de Rigaut en personnage, c’est-à-dire de l’incorporer à la fiction. Le dernier s’attache à intégrer Rigaut dans un double contexte, littéraire et socio-politique, dont il constituerait un point nodal, une hypostase.
Rigaut, le « dadaïste exemplaire »
Le mythe s’éprouve souvent dans une emphase périphrastique ou tout aussi bien dans un système élaboré de métaphores littéraires. Martin Kay, prenant le pas de Robert Desnos, écrit de Rigaut qu’il est un « dadaïste exemplaire », un « héros surréaliste » ou encore un « Chamfort noir ». Au-delà du caractère épique, relevons que le terme exemplaire s’apparente à l’exemplum, soit à une forme de récit court, portrait souvent moral, modèle de comportement puisé dans l’Antiquité dans la tradition, parfois mythique. Quant aux métaphores, Laurent Cirelli, dans une biographie fortement hagiographique, les utilise pour rapprocher Rigaut, soit de Rimbaud, soit du Monsieur Teste de Paul Valéry.
Dadaïste, Rigaut le sera en périphérie. Le surréalisme, en la personne de Breton, se chargera de façonner le mythe. A vrai dire, Rigaut s’apparente peu au second mouvement, si l’on exclut sa participation au procès Barrès et sa fréquentation au premier cercle surréaliste. Du dadaïsme, il s’y inscrit d’abord en tant que compagnon de route. Du reste, le peu de textes qu’il publie de son vivant apparaîtra dans la revue Dada et surréaliste Littérature. Citons « Je serai sérieux... » en 1920, « Roman d’un jeune pauvre » en 1921, « Mae Murray » en 1922. La revue, fondée par Aragon, Breton et Soupault, est à l’époque dadaïste ; au mieux, elle préfigure ce qui sera le surréalisme, à partir de 1924. Rigaut, en marge du surréalisme, passe pour l’incarnation d’un respect à la lettre et l’esprit de Dada. D’ailleurs, ce sera avec ironie qu’il annoncera, dans Faits Divers, sa mort : « On a trouvé hier dans le jardin du Palais-Royal, le cadavre de Dada. On présumait un suicide (car le malheureux menaçait depuis sa naissance de mettre fin à ses jours) quand André Breton a fait des aveux complets ».
Robert Desnos, en 1927, apporte sur Rigaut un témoignage important. A cette époque, comme il l’écrit, Jacques Rigaut se trouve à New York où il s’est marié à une veuve américaine fortunée, Gladys Barber. Il reviendra, un an plus tard, sans argent, pour entamer des cures de désintoxication. Desnos se met en porte-à-faux par rapport au portrait dressé par Drieu la Rochelle. Lui préfère insister sur le fait que « Rigaut incarne véritablement un aspect de l’esprit dada ». Il précise également que Rigaut a suivi le mouvement dadaïste depuis sa naissance (parisienne) en 1920 jusqu’à sa mort. Seulement, à quoi correspond cette incarnation Dada ? Desnos trace un portrait rapide de Rigaut, soulignant sa vie opulente aux États-Unis, son caractère « batailleur ». Il narre par l’anecdote l’histoire de Rigaut assommant un chauffeur de taxi. Desnos ne fait aucune mention de ces textes littéraires. « La vie de Rigaut est exemplairement un cas DADA ». Pris dans un sens religieux, comme « Verbe fait chair », Rigaut est ramené à une incarnation de Dada.
La métaphore semblait offerte : il n’y a qu’à lire le Manifeste Dada de 1918, écrit par Tzara (ou du reste, celui de Hugo Ball, en 1916) pour faire de Rigaut une incarnation. Le « dégoût susceptible de devenir une négation de la famille » ; « Dada, abolition de la logique, danse des impuissants de la création » ; « Dada, abolition de la mémoire » ; « Dada, chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat » ; ou enfin « Dada, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : la vie » : toutes ces propositions, programmatiques, peuvent aisément être transférées sur la vie de Jacques Rigaut. Que l’on pense à cette manie de collectionner les boîtes d’allumettes dont plusieurs de ses amis témoignent, à son rejet de la famille petite-bourgeoise d’où il venait, à ce désir de mourir à soi-même, enfin, à ce terme, entendu à la fois comme mot et fin en soi, terme vague : la vie.
La plupart des témoignages atteste que Rigaut avait pour la vie un mépris suprême et paradoxalement, cherchait à la consommer, par des expériences limites, la sexualité, le jeu, et enfin l’alcool et les drogues. Dans le procès Barrès, à la question de Breton sur la possibilité de vivre, le suicide n’étant pas une solution, Jacques Rigaut répond lapidairement : « Vivre au jour. Maquereautage. Parasitisme ». De manière générale, outre le suicide et l’ennui, Jacques Rigaut semble obséder par le plaisir. Il serait tentant de faire de lui un hédoniste : seulement, l’hédonisme n’étant pas la simple recherche des plaisirs, mais une discipline personnelle impliquant aussi un évitement de la douleur, il serait tout aussi incorrect de prêter à Rigaut cette posture philosophique. Sans souscrire à une analyse psychologique de Rigaut, dont nous n’avons ni le temps ni les compétences, il convient de déplacer le concept de plaisir vers celui de désir. Le désir, par essence insatiable, est ce qui chez Rigaut ramène toujours la vie à la mort. Au point qu’il met en scène, dans le personnage de Lord Patchogue, son propre renoncement au désir : « Son désir, c’est probablement tout ce qu’un homme possède, au moins tout ce qui lui sert à oublier qu’il ne possède rien. Il suffirait d’avoir envie. Mais Lord Patchogue n’a pas envie d’avoir envie ». Il y a, dans les écrits de Rigaut, une exigence maximale, sorte de conscience malheureuse du monde. Lord Patchogue, son double, si l’on peut dire, est celui qui traverse le miroir. Onomastiquement, il est le Seigneur qui étudie le « patch », c’est-à-dire un objet de surface. Rigaut s’abîme dans cette superficialité : il s’ennuie, il observe, jusqu’à traverser physiquement le miroir et déclarer : « L’envers vaut l’endroit, il fallait s’y attendre ». Ni hédoniste, encore moins stoïque, Rigaut s’apparente au nihilisme, à la négation de toutes les valeurs, famille, amour, travail, et même amitié. Lisons ce court texte, Demande d’emploi : « Il y a des gens qui font de l’argent, d’autres de la neurasthénie, d’autres des enfants. Il y a ceux qui font de l’esprit. Il y a ceux qui font l’amour, ceux qui font pitié. Depuis le temps que je cherche à faire quelque chose ! Il n’y a rien à faire : il n’y a rien à faire ». Ce nihilisme intransigeant s’apparenterait presque à une morale. Il écrit, du reste, qu’il est « un personnage moral ».
On le voit, le profil de Jacques Rigaut amène une complexion que d’autres, Breton en tête, ramène à une concrétion. On l’a dit, le mythe Rigaut est moins produit par Dada que par le surréalisme, particulièrement Desnos et Breton. Le premier, lorsqu’il écrit son témoignage en 1927, ne peut faire du suicide de Rigaut une sorte de mythème. Breton, inversement, s’en chargera, dans son Anthologie de l’humour noir. D’emblée, il convoque l’idée du stoïcisme pour aussitôt la rejeter, lui préférant un « égoïsme absolu, flagrant ». Regardons ce qu’il écrit :
Jacques Rigaut, vers vingt ans s’est condamné lui-même à la mort et a attendu impatiemment, d’heure en heure, pendant dix ans l’instant de parfaite convenance où il pouvait mettre fin à ses jours. C’était, en tout cas, une expérience humaine captivante, à laquelle il sut donner un tour mi-tragique, mi-humoristique, qui n’appartient qu’à lui. [...] Le 5 novembre 1929 enfin, l’instant est venu. Jacques Rigaut, après de très minutieux soins de toilette, et en apportant à cette sorte de départ toute la correction extérieure qu’elle exige : ne rien laisser qui dépasse, prévenir au moyen de coussins toute éventualité de tremblement qui puisse être une dernière concession au désordre, se tire une balle dans le cœur.
Concernant le suicide de Rigaut tel que vu par Breton, prenons tout de suite deux précautions. Le thème du suicide n’a rien de gratuit : Rigaut, nous avons pu le voir, a passé une décennie à écrire (et sans doute, à parler) à propos du suicide ou de son suicide. Qui plus est, le suicide, dès 1924, c’est-à-dire, dès les débuts du mouvement, constitue une interrogation obsédante dans le surréalisme. Aussi s’agit-il de ne pas envisager cet extrait de Breton comme une pure et simple provocation mais de le saisir dans un contexte culturel particulier. Après tout, Breton ne s’arroge le droit de faire du suicide de Rigaut une sorte de vocation, ou un mythe, que dans la mesure où Rigaut lui-même a fait du suicide le motif central de son œuvre.
Pour autant qu’il n’aboutît pas, le suicide de Rigaut semble la matière de son existence. On serait tenté de songer à l’aphorisme de Cioran : « Est-il plus grande richesse que le suicide que chacun porte en soi ? ». Je serai sérieux... narre les multiples suicides de son auteur : c’est dans ce court texte que le suicide est présenté comme « une vocation ». Cela étant, le suicide n’est pas chez Rigaut présenté comme un acte connoté positivement : il n’est ni libérateur, ni liberté, ni renoncement, ni même héroïsme. Son témoignage au procès Barrès précise sa pensée : « Exactement [le suicide est un pis-aller]. Et un pis-aller à peine moins antipathique qu’un métier ou qu’une morale » et plus loin, « Ce qu’il y a d’un peu héroïque dans ce geste n’est pas ce qui le rend plus sympathique. J’ai toujours horreur des grandes décisions, des partis extrêmes ». Par contre, l’Agence Générale du Suicide constituera une véritable provocation de facture Dada : publié de manière posthume en 1959, cette affiche fait la publicité d’une « société reconnue d’utilité publique », au « capital de 5 000 000 de francs » et dont le président d’honneur n’est autre que M. le ministre de l’Intérieur. Son but ? « Grâce à des dispositifs modernes, l’A. G. S. est heureuse d’annoncer à ses clients qu’elle leur procure une MORT ASSURÉE et IMMÉDIATE, ce qui ne manquera pas de séduire ceux qui ont été détournés du suicide par la crainte de « se rater » (Écrits, 1979, 39). Rigaut nommera le suicide dans Les plaisirs et les besoins de J. R. Les aphorismes, de la même façon, ne cesseront de tourner autour du suicide théorique. Citons : « Il n’y a de progrès, de découverte, que vers la mort » ou « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière ».
Nous avons parlé d’un suicide théorique. C’est ainsi que les surréalistes l’envisagent à partir de 1924. Nuançons, toutefois : dans le surréalisme comme chez Rigaut, la convocation du suicide est tout à la fois provocation et invocation. L’approche poétique et politique, qui vise à subvertir, à briser un tabou, se redouble d’une perspective théorique. Nous n’avons pas vocation à esquisser une histoire du suicide et de ses études ; cependant, la situation, dans les années 20, se situe au niveau de trois tendances : la condamnation morale et religieuse ; l’approche clinique, qui voit dans le suicide une psychopathologie ; l’approche sociologique, héritée de Durkheim. Le premier numéro de La révolution surréaliste, en décembre 1924, formule une enquête et pose cette question : « Le suicide est-il une solution ? ». Les réponses seront publiées dans le second numéro, un mois plus tard. Remarquons que la question, en ce sens provocatrice, sous-entend que le suicide pourrait être une solution. Le surréalisme s’illustre certes dans l’une de ces fameuses bravades mais renverse axiomatiquement, dans le même temps, les discours à propos du suicide. Du reste, ce second numéro accorde une large place à des opinions contraires : le suicide envisagé comme solution est tour à tour rejeté au nom de la morale religieuse, de la pathologie du patient, du marxisme. La question posée par la revue est elle-même attaquée en ce qu’elle est une invitation à passer à l’acte. Néanmoins, Breton condamne ces opinions, avant de citer deux suicidés, Vaché et Rabbe. En 1924, la convocation par la revue de ces figures, ainsi que d’un texte de Rigaut sur le suicide, œuvre à mythifier ce phénomène. Plus tard, notamment en 1929, d’autres numéros de la revue accorderont la place à des analyses scientifiques, notamment au psychanalyste Frois-Wittmann. C’est dire que les surréalistes, sans contredire les approches cliniques et sociologiques du suicide, contribuent à les ouvrir à d’autres tendances, psychanalytiques ou philosophiques, en l’occurrence. Plus généralement, le suicide se pose, avec le surréalisme, comme la question qui le subsume. Le mouvement ne vise pas seulement un changement de régime artistique, mais une libération et une transformation de l’homme. Le surréalisme est total, il comprend « l’expression humaine sous toutes ses formes », il « s’est répandu tumultueusement non seulement dans l’art mais dans la vie » et il « a provoqué des états de conscience nouveaux ». Si le suicide l’intéresse tant – outre qu’il est directement concerné par lui, à travers les nombreux suicidés qui l’entoure – c’est que celui-ci désigne un passage à la limite, une affirmation paradoxale de liberté, en bref, un geste chargé de signification.
Rigaut, héros surréaliste : surréaliste dans quoi ? comme Rimbaud, « surréaliste dans la vie » ? André Breton ramène Rigaut à une pure incarnation, le mythème fait corps supplicié. Poussons plus loin la réflexion : Jacques Rigaut ne dira-t-il pas de Dada que « le malheureux menaçait depuis sa naissance de mettre fin à ses jours » ? Si Rigaut incarne tant Dada que le surréalisme, s’il en est la légende – étymologiquement, l’inscription marginale, la parole périphérique, le récit mythique – c’est aussi que son suicide épouse et, en un sens, anticipe, le devenir de toute avant-garde. Dans son principe, par son inscription paradigmatique dans la tradition, par sa volonté de faire table rase, mais aussi par son caractère révolutionnaire, l’avant-garde s’affirme et affirme en même temps sa mort future. Son manifeste est en même temps un acte de décès et un testament.
Il y a un ethos du Dada et du surréaliste et cet ethos passe par la profanation, au sens où l’entend Giorgio Agamben. On pourrait n’y voir que provocation : rhétorique de l’insulte, négation des valeurs, parole pamphlétaire, voire diffamatoire, éloge du meurtre, désengagement de la vie bourgeoise, etc. Si l’on remplace provocation par profanation, on comprendra que ces mouvements, puissamment négateurs, visent une libération. Qu’est-ce que la profanation, selon Giorgio Agamben ? La profanation, contrairement à la sécularisation, « implique une neutralisation de ce qu’elle profane. Une fois profané, ce qui n’était pas disponible et restait séparé perd son aura pour être restitué à l’usage ». En ce sens, « profaner signifie restituer à l’usage commun ce qui avait été séparé dans la sphère du sacré ». Or, Giorgio Agamben insiste sur le jeu : « le passage du sacré au profane peut aussi correspondre à un usage parfaitement incongru du sacré. Il s’agit du jeu ». Sans doute peut-on relire toute l’entreprise Dada et surréaliste comme l’exercice d’une profanation, par le langage (l’écriture automatique et plus généralement, la contestation de la rationalité du logos, peut-être, au profit d’un muthos, d’une parole magique, occulte) et par une économie politique du geste. Rigaut est, en ce sens, profane, à une différence près : ce qu’il profane d’abord dans ce qu’il écrit, il le profane dans son existence. Rigaut refuse les valeurs bourgeoises de la famille, du travail, de la santé. Certes, il est loin d’être le seul. Rigaut, tout comme Vaché, profane cependant l’improfanable : son propre corps, sa propre mort. La fascination éprouvée par le surréalisme envers le suicide se résume à ceci que cette mort volontaire est la profanation ultime.
Dadaïste exemplaire, Rigaut l’est – ou du moins est considéré comme tel – parce qu’il est un exemple, on l’a vu, un exemplum, ou mieux, un héros surréaliste, c’est-à-dire un personnage légendaire ou mythique. Les témoignages de Desnos ou Breton ne font aucun crédit de ces écrits : c’est, pour le dire vaguement, par sa vie que Rigaut fait œuvre de profanation. On a parlé d’une économie du geste. Giorgio Agamben, reprenant les réflexions de Foucault sur la fonction-auteur, écrit que « l’auteur marque ce point où la vie s’est jouée dans l’œuvre ». Il considère dans cette réflexion « l’auteur comme geste ». Plus loin, il écrit encore : « Éthique est la vie qui ne se contente pas de se soumettre à la loi morale, mais qui accepte de se jouer dans ses gestes de manière irrévocable et sans la moindre réserve. Fût-ce même au risque que son bonheur ou sa disgrâce se décident, de cette manière, une fois pour toutes ». D’où, pourrait-on conclure, qu’il existe bel et bien un ethos du profanateur, fût-il Dada ou surréaliste, dont Desnos ou Breton voit dans Rigaut la plus franche incarnation. En voulant réconcilier l’écriture (ou l’art, généralement) et la vie, Dada et le surréalisme vont mettre sur le même plan axiomatique le geste et par exemple, la poésie, la peinture, la photographie. Tout concourt, doit concourir, à la transformation de l’homme. Aussi un Desnos pourra-t-il voir dans Rigaut celui dont le geste équivaut à une production artistique. Nous voudrions, à ce stade, mettre en parallèle « l’auteur comme geste » avec une autre notion de Giorgio Agamben : la « forme-de-vie ».
Lorsque Giorgio Agamben aborde le concept de « forme-de-vie » en 1993, il le reprend à Wittgenstein et le déploie principalement par rapport au biopouvoir et à la biopolitique de Foucault. « Avec le terme forme-de-vie nous entendons, au contraire, une vie qui ne peut jamais être séparée de sa forme, une vie dont il n’est jamais possible d’isoler quelque chose comme une vie nue ». Or, écrit-il plus loin, « Une vie qui ne peut être séparée de sa forme est une vie pour laquelle, dans sa manière de vivre, il en va de la vie même. Que signifie cette expression ? Elle définit une vie – la vie humaine – dans laquelle les modes, les actes et les processus singuliers du vivre ne sont jamais simplement des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie, toujours et avant tout des puissances ». Le concept de forme-de-vie intervient dans le cadre d’une pensée politique ; néanmoins, elle a depuis été utilisé dans les théories littéraire et artistiques, notamment par Nicolas Bourriaud . Ce dernier applique le concept d’Agamben à l’art moderne, lequel se serait assigné, philosophiquement, le principe selon lequel la vie devrait être une œuvre d’art. Il constitue alors une généalogie et fait remonter cette articulation esthétique et éthique du geste, de l’existence faite œuvre, au dandysme. Notons que Rigaut, souvent ramené à Brummell (par Drieu la Rochelle, notamment), est rapproché, par Breton, entre autres, du dandysme. Nicolas Bourriaud impose cette forme-de-vie comme une réaction au fordisme et au taylorisme ; d’où l’idée d’une économie de l’événement, du corps et de la parole, contre le labeur d’une production, économie de l’art moderne en ce qu’elle créé des nœuds entre l’art et la vie. S’agissant de Jacques Rigaut, cette perspective nous intéresse doublement : d’une part, la forme-de-vie étant toujours politique, elle inscrit le geste de Rigaut dans la perspective de Dada et du premier surréalisme, où il s’agit avant tout d’être révolutionnaire poétiquement (ce qui équivaut à l’être aussi politiquement) ; d’autre part, la forme-de-vie étant la forme ultime visée par ces mouvement, forme extra-artistique et extra-littéraire, elle permet de faire de Rigaut, de faire du corps de Rigaut la vision holistique d’une existence poétique, c’est-à-dire d’une existence de pure création dont la fin – le suicide – parachève le processus.
Nul doute que cette approche de l’existence de Jacques Rigaut – par Robert Desnos et André Breton – se constitue en mythologie. Ce serait moins une mythologie de Jacques Rigaut que du surréalisme lui-même. La vie de Jacques Rigaut est envisagée a posteriori et se configure selon les règles poétiques d’un muthos. Elle est le récit du héros surréaliste comme du dadaïste exemplaire. Elle érige le suicide comme acte créateur. Sans doute faudra-t-il attendre 1947 et le Van Gogh, suicidé de la société, pour voir Artaud, ancien surréaliste, articuler poétique et sociologie du suicide. Nous l’avons dit, il y a une mythologie Jacques Rigaut dans la mesure où il existe des mythes Jacques Rigaut. Le muthos s’éprouve même jusqu’à la mise en intrigue, le récit, la fiction, et selon des interprétations différentes d’un Desnos ou d’un Breton : c’est le cas de la mythologie Rigaut selon Drieu la Rochelle.
Rigaut : persona et personnage
Nous pourrions soustraire un invariant dans la mythologie Rigaut : l’existence de ce dernier s’impose comme un mystère. Sa parole est mythique en ceci qu’elle est magique, ou occulte, elle désigne une extrémité, une limite de l’expérience humaine. Rigaut en tant que mythe est toujours une altérité radicale. Ainsi, les témoignages se multiplient, ils se contredisent : reste une conclusion impossible, une question qui se refuse à une réponse totale. Robert Desnos l’atteste : « Drieu la Rochelle qui l’a décrit dans son conte La Valise Vide en donne une image et peu flattée, injuste en ce sens que l’auteur méconnaît de parti pris le côté essentiellement dada de son sujet ou ce qui en subsiste. Les gens du monde voient en lui un garçon élégant, de mentalité peut-être un peu scandaleuse, mais tout de même correct. D’autres ne voient en lui que l’élégant de bar ». Ce sera également l’avis de Jacques-Émile Blanche, ce peintre et écrivain français pour qui Rigaut travaillait : le portrait de Drieu la Rochelle, « troublant par sa ressemblance extérieure » s’avère « inexact par le fond ».
La relation de Drieu la Rochelle à Jacques Rigaut diffère en profondeur des autres en ce sens qu’elle est pleinement affective. Comme le précise Martin Kay en introduisant ces multiples témoignages, tous dénient la version de Drieu la Rochelle. Il s’agit en fait de voir dans le cycle Rigaut – La Valise Vide, Adieu à Gonzague, Le Feu Follet – un questionnement de son auteur, dont il convient d’esquisser la génétique interne. Le premier texte, une nouvelle publiée du vivant de Rigaut, présente un portrait passablement négatif de ce dernier ; le second texte, le plus sincère, sans nul doute, esquisse un repentir de Drieu la Rochelle, adresse déchirante à celui qui vient de se suicider ; le dernier, un roman publié en 1931, mêlant les deux premiers, construit un muthos, transfigure Rigaut sous les traits de son double, Alain.
Notons ce moment où toute mythographie prend le risque de basculer dans la mythologie : il serait tentant, en effet, de comparer le suicide de l’un au suicide de l’autre. Le suicide de Rigaut, toute mythologie exclue, procède certainement d’une cause clinique ou psychanalytique, à laquelle il faudrait adjoindre le traumatisme de la Grande Guerre et les facteurs liés au contexte socio-politique de son époque ; il n’empêche qu’il conserve une portée existentielle et qu’il constitue par là un terreau propice à l’idée d’un suicide philosophique. On le voit dans les textes de Drieu la Rochelle, le suicide est pour lui impensable ; il est l’acte impossible, l’acte ultime. Son suicide en 1945 suivra de nombreuses tentatives avortées. S’il se tue, c’est avant toute chose parce qu’il est accusé de collaborationnisme et qu’il vient de recevoir un droit d’amener de la justice française. La tentation consisterait à voir dans ces parcours croisés une géométrie secrète et mystérieuse, une histoire souterraine, par le suicide, de la littérature française du XXe siècle.
Nous voudrions voir, dans les textes de Drieu la Rochelle sur Rigaut, une triple opération mythique : d’abord, Rigaut se constitue en altérité radicale, en conscience malheureuse ; ensuite, il est envisagé comme l’autre de la littérature, comme l’écrivain manqué ; puis enfin, comme un inadapté. La somme de cette opération forme le mythe en tant qu’incorporation, mise en intrigue ou en récit de la personne de Jacques Rigaut, transfiguration dans la fiction.
Qu’est-ce que Drieu la Rochelle disait de Jacques Rigaut dans la première nouvelle qui paraisse tant impropre ou choquant à d’autres ? Longtemps introuvable, la nouvelle a été rééditée en 2012 dans la Pléiade. Notons que Drieu la Rochelle, à la mort de Rigaut, dans sa lettre L’adieu à Gonzague, répudie, en quelque sorte, ce premier témoignage : « Il y avait longtemps que je voulais écrire une excuse à Gonzague. Une excuse ! Je savais bien que l’examen de conscience que j’avais fait sur nous à propos de toi dans La Valise Vide, était insuffisant. Terrible insuffisance de nos cœurs et de nos esprits devant le cri, la prière qu’était la tienne. Je te voyais jeté dans la rue avec la valise vide et qu’est-ce que je t’offrais pour la remplir. Je te reprochais de ne rien trouver dans le monde si riche, si plein pour te faire un viatique. Mais je ne te donnai rien ». Clairement, cette lettre, cette apostrophe au suicidé, se veut une excuse, une entreprise de rédemption. Mais « l’adieu » ne suffira pas ; il faudra le répéter deux ans plus tard dans un roman, Le Feu Follet. Le suicide de Jacques Rigaut semble hanter son ami. Car cette lettre vise, outre l’adieu, à donner une explication au geste de Rigaut. On le verra, Drieu diffère en tout point de Breton : il n’envisage nullement le suicide comme une vocation, mais comme une fatalité. Mais l’explication trébuche : Rigaut demeure insaisissable. Drieu la Rochelle convoque de multiples facteurs : l’enfance bourgeoise dont Rigaut ne se départirait jamais ; l’hérédité ; le manque de talent, notamment littéraire ; le dégoût de la vie. Il ne peut conclure que sur une sorte de facilité, la fatalité : « L’argent, le succès. Tu n’avais à choisir qu’entre la boue et la mort. Mourir, c’est ce que tu pouvais faire de plus beau, de plus fort, de plus ». Que Rigaut soit une obsession pour Drieu, Le Feu Follet en apporte la preuve : l’auteur n’en a pas terminé avec le mystère de son ami. Dans son « adieu », il écrit d’ailleurs : « J’ai vécu de toi, je me suis repu de toi, je n’ai pas fini mon repas. Mes amis me nourriront jusqu’à la fin des siècles. Je suis hanté, habité par mes amis, ils ne me quittent pas un instant ». Dans cette courte adresse, Rigaut se pose effectivement en altérité radicale, l’autre dont on ne peut atteindre la pleine compréhension, la vérité. L’autre demeure un défi à l’entendement. Il suscite les interprétations. C’est sans doute là le caractère mythologique de Rigaut : une parole qui n’aboutit pas. Drieu la Rochelle, commençant son examen de conscience, entament son repentir, se reprend tout à coup et inverse la situation : il accuse Rigaut. « Tu n’aimais pas ce qui est vivant. Je ne t’ai jamais vu aimer un arbre ou une femme ». Drieu la Rochelle, qui entretient avec le catholicisme un rapport ambigu, fait d’attraction et de répulsion – dont témoigne d’ailleurs cette lettre – oppose à Rigaut ses propres viatiques, l’amour et l’écriture en tête. Il dresse le portrait d’un Rigaut non seulement pessimiste, mais miné par cette attitude. Rigaut devait fatalement en mourir. « Tu trébuchais dans ton cordon ombilical » écrit-il encore. Un certain déterminisme transparaît même dans ces lignes. « Je n’osais plus te parler, te crier ma foi. Ma foi dans tout ce que tu haïssais, tu vomissais, dans tout ce que tu as tué d’un coup de revolver » : le mythe de ce que l’on pourrait appeler une conscience malheureuse s’élabore, mythe que viendra parachever Le Feu Follet. Du reste, l’individu, l’ami – Jacques Rigaut – commence sa mutation, il devient créature, il devient Alain : « Comme un feu follet ou un farfadet des marécages, tu paraissais d’une bulle d’air méphitique. Tu avais le corps d’un triton et l’âme d’un farfadet ». Tout de suite après ces mots, Drieu la Rochelle reprend son portrait en remplaçant l’apostrophe par un récit à la troisième personne : « Je l’ai vu, roulé dans vos vomis d’ivrognes, hurler à la mort dans une cage d’escalier que descendait la lune, devant une porte où je n’avais pu entrer la clé ». Le roman se profile : Alain apparaît, conscience malheureuse du monde qu’il refuse et qui se refuse à lui.
Altérité radicale, conscience malheureuse, Rigaut l’était-il parce que lui-même s’envisageait ainsi ? Dans l’élaboration du mythe, la référence au miroir et à Lord Patchogue s’avère essentielle. Le thème du miroir apparaît essentiellement dans Lord Patchogue, publié de façon posthume juste après sa mort, en 1930, par Raoul de Roussy de Salles. Il est question du « passage dans la glace à Oyster Bay ». Laurent Cirelli, dans sa biographie, affirme que « Cocteau, toujours l’oreille qui traîne, le lui « empruntera » pour formuler son célèbre « Les miroirs feraient bien de réfléchir ». Dans un texte fragmentaire qui préfigure Lord Patchogue, Jacques Rigaut écrit : « Chaque miroir porte mon nom ». Et plus loin, il raconte la traversée du miroir :
Mon secret : je suis de l’autre côté de la glace. Le 20 juillet 1924, à Oyster Bay, dans la maison de Cecil Stewart j’ai réalisé cet exploit surprenant – j’ai mes témoins – j’ai pris un léger élan et, le front en avant, j’ai traversé la glace. Ce fut facile et magique – une légère coupure au front, blessure imperceptible et fatale. Depuis, au lieu que chaque miroir porte mon nom comme autrefois, c’est moi qui de l’autre côté vous réponds, c’est moi qui vous instruis, c’est moi qui vous modèle. Seul je suis un peu moins qu’un point, devant vous, sans effort, sans malice, je vous suis, je suis vous ; vous avez de la peine à y croire et vous vous hâtez de faire une grimace, c’est probablement pourquoi on dit que je suis affecté.
Cette mythologie personnelle, qui institue Rigaut en Lord Patchogue, en Seigneur des Surfaces, le distingue et de Narcisse et d’Orphée. Il devient le reflet, l’autre que chacun contemple en croyant se contempler soi. Que reflète-t-il ? Rien de nouveau sous le soleil, dirons-nous : Rigaut l’écrit, « L’envers vaut l’endroit ». « Derrière la glace », Lord Patchogue peut « achever chacune de vos phrases ». « Vous êtes tous poètes et moi je suis du côté de la mort » écrit-il ailleurs, dans ses « pensées ». Rigaut se pose lui-même en conscience malheureuse, en observateur désabusé, en reflet du monde.
Rigaut ne se considère pas, on le voit avec ce dernier aphorisme, comme un poète. Ou du moins, l’écrit-il, ne serait-ce que par provocation. Ses écrits compilent plusieurs assertions que nous pourrions dont nous pourrions dire qu’elles déprécient la littérature ou l’exercice de l’écriture ; « Écrire n’est sans doute que le courage des faibles. Parlez-moi de la paresse des forts ; ils attendent d’être en prison pour faire un roman » ; « J’écris pour vomir » ; « J’écris par peur ». Du reste, Rigaut n’a pas attendu Drieu la Rochelle pour déclarer sa médiocrité. Car c’est l’une des explications que Drieu donne de l’état de son ami, et de son suicide : le manque de talent. Remarquons qu’il diffère complètement du mythe Dada et surréaliste : le suicide n’est nullement une solution, un acte, qui plus est, un geste créateur. Nous le verrons, dresser le portrait de Rigaut en écrivain raté ou en dilettante s’avèrera décisif dans l’élaboration de sa mythologie : Rigaut sera le corps, d’abord réel, puis fantasmé, de Monsieur Teste. Voyons ce que Drieu en dit dans son « adieu » : « Après tout, merde, il y a la contrepartie. Tu n’avais de goût pour rien, tu n’avais de talent pour rien. Je te l’ai dit, tout à l’heure . A quoi tient un pessimisme ? Si tu avais un talent, tu serais encore avec nous. Ceux qui restent, ceux qui ne se tuent pas c’est ceux qui ont du talent, qui croient à leur talent ». Ne doutons pas que le talent évoqué dans ces lignes concerne avant tout l’écriture : « O littérature, rêve d’enfance qui te revenait toujours et qui était devenu un fruit sec et dérisoire que tu cachais dans un tiroir ». Drieu n’est pas le seul à témoigner : d’une part, précisons, à nouveau, que Desnos ou Breton ne mentionne pas ces écrits ; citons, d’autre part, Edmond Jaloux pour qui « Jacques Rigaut était infiniment supérieur à tout ce qu’il a écrit ». On ne saurait trop préciser la pensée de Drieu la Rochelle : soit Jacques Rigaut ne possède aucun talent, soit il ne cherche pas à en posséder (au moins, à y croire). Les causes oscillent : soit Rigaut est responsable de son échec, parce qu’il manque de volonté ; soit son échec dépend d’un caractère inné, fataliste.
Ce trait de caractère dessiné par Drieu comprend un autre mythème, pour ainsi dire son corollaire : l’inadaptation de Rigaut. Sur ce point, Drieu la Rochelle ne cesse de parler du mépris, du refus, de l’incroyance de Rigaut en toutes les valeurs que lui-même appelle ou affirme. En cela, Rigaut est purement et simplement un nihiliste (au sens propre, au sens où il s’est développé au siècle précédent, en Russie : négation des valeurs). Drieu la Rochelle convoque cependant un autre terme : le pessimisme. On l’a vu, selon Drieu, Rigaut n’appelait que la mort. « Je suis bien heureux que tu te sois tué », écrit-il dans le même texte. Sous-entendons que Rigaut n’était pas fait pour la vie, ou du moins qu’il ne parvenait pas à vivre. « Il aurait fallu si peu de chose pour t’apprivoiser, pour te réenchanter. Il faut si peu de chose pour changer la philosophie, pour qu’elle monte la rue plutôt qu’elle la descende ». Et de conclure, tout de suite après, que c’était impossible. Risquons-nous à une interprétation. Drieu la Rochelle, hanté par le geste de Rigaut, dresse entre lui et Rigaut une sorte de barrière : Drieu la Rochelle est de ceux « qui ont du talent », qui ont des croyances, des valeurs. Il est l’opposé de Rigaut. Or, au risque de souscrire à une interprétation psychanalytique, voire psychologisante, de Drieu la Rochelle, on ne peut s’empêcher de constater une chose : Drieu retourne l’inadaptation de son ami, indirectement, contre lui-même. Dans Notes pour un roman sur la sexualité, l’un des derniers textes de Drieu la Rochelle, publié en 2008 par Gallimard, l’auteur expose en toute lucidité son rapport conflictuel avec la sexualité, que ce soit son effroi devant les jeunes filles ou sa relation délicate à l’homosexualité. Ce qui fera écrire à Pierre Assouline, dans une lecture de ce texte, que « L’homme que l’on disait couvert de femmes était hanté par l’impuissance, le contact charnel, la souillure féminine, les dangers des débordements sensuels, les caresses, la fellation et une homosexualité difficilement refoulée ». Il ne s’agit pas réduire Drieu la Rochelle à sa sexualité. Mais l’anecdote qu’il rapporte dans son « adieu » s’inscrit dans cette idée : « Je t’ai vu faire l’amour ; je crois que c’est la plus grande blessure que j’ai reçue de ma vie. Une érection toute facile, parfaitement impavide, et tu éjaculais le néant ». Le portrait de Rigaut l’apparente au dionysiaque, à l’énergie solidaire, à une libido « facile » qui est d’autant plus douloureuse pour Drieu qu’elle lui semble personnellement difficile.
Ainsi, c’est encore Drieu la Rochelle qui se regarde en Jacques Rigaut. Selon la prophétie de ce dernier, pourrait-on dire, le premier contemple dans son reflet l’autre radical, son ami suicidé, l’homme à femmes, l’homme des drogues. Nous l’avons vu, cet « adieu » imposait une sorte de brouillage de la fonction conative ; Drieu s’adresse à Rigaut, par apostrophe, puis utilise la troisième personne, en même temps qu’il se confie lui-même, à la première personne. Le Feu Follet exacerbera poétiquement ce flottement, frôlant la prosopopée, faisant alterner le récit à la troisième personne avec le discours direct libre. Drieu la Rochelle s’inscrit, dans ces textes, quoique de manière problématique, dans l’idée de l’inadaptation biologique de l’écrivain à la vie. Rigaut est le lieu d’un conflit, pour Drieu la Rochelle : celui du rapport que lui-même entretient avec la vie, et partant, avec la mort. Comme l’a relevé William Marx, « Loin de devoir être interprété comme une simple allégorie, le leitmotiv obsédant de la déchéance physique de l’artiste prétend ici à une véritable vertu explicative : par le moyen de cette transposition sur le plan biologique, en effet, la doctrine de l’antinomie de l’art et de la vie pouvait se prévaloir d’un fondement scientifique sur les bases de la théorie évolutive des races, largement admise à l’époque, bien que de nos jours elle ait perdu tout crédibilité ». Freud fera de l’inadaptation de l’artiste le ressort de sa créativité, par la sublimation des pulsions. Thomas Mann, entre autres, multipliera dans son œuvre les figures d’écrivain inadaptées. Si Rigaut, dans la bouche de Drieu la Rochelle, semble inadapté, puisque voué fatalement à la mort, qui plus est volontaire, il conserve une puissance toute solaire, une jeunesse pour ainsi dire éternelle. Inversement, Drieu, celui qui possède le talent, en l’occurrence l’écriture, se définit, en creux, comme l’inadapté, et indirectement, comme l’impuissant.
Conscience malheureuse, écrivain de l’échec et du dilettantisme, figure contradictoire de la vitalité : l’élaboration personnelle, chez Drieu la Rochelle, d’un mythe Rigaud se transpose tout entier dans le roman de 1931. Qu’est-ce qui n’est pas Alain ? Jacques Rigaut, Pierre Drieu la Rochelle. Alain concrète ces deux figures qui se fantasment. Le Feu Follet, en un sens, est ce qui parachève la mythologie Rigaut. Le roman l’installe définitivement comme mythe. Entendons ici le mythe au sens de Paul Ricoeur, le muthos comme récit, mise en intrigue, configuration d’une aporie. Chez Paul Ricoeur, le temps constitue cette aporie que le roman tend à résoudre. La configuration de Drieu la Rochelle œuvre à résoudre une autre aporie : celle du suicide. Notons, pour conclure, que cette incorporation, s’entend du corps de Rigaut vers le corps du texte, s’apparente à la fois à un sauvetage (par la lettre) et une trahison (à l’esprit).
Rigaut, hypostasié de la société
Le principe du mythe, selon Barthes, est de transformer en nature une histoire, de naturaliser, ou d’essentialiser une histoire. Les opérations précédentes – incarnation et incorporation – écartaient toute perspective réellement historique. Drieu la Rochelle en appelait certes à une raison biographique, une inscription sociale de Rigaut dans la petite-bourgeoisie, voire une fatalité toute héréditaire. Ni lui, ni Breton ni Desnos ne citent, par exemple, la participation de Jacques Rigaut à la Grande Guerre. A peine mentionnent-ils la fin de sa vie, passée en clinique ou en cure de désintoxication. Les témoignages que nous aborderons maintenant – ceux de Jacques-Émile Blanche, de Jacques Porel, de Raoul de Roussy de Sales et d’Edmond Jaloux – inscrivent plus amplement Jacques Rigaut dans un contexte historique, contexte double : littéraire et artistique d’un côté ; social et politique de l’autre. Une autre mythologie s’y esquisse à peu de traits : Rigaut incarne là Monsieur Teste, l’impuissance du langage et la négativité de la littérature ; ici le « nouveau mal du siècle » (Marcel Arland). L’opération, nous l’avons nommée « hypostase » : soit, en philosophie et en théologie, une substance première, fondamentale, et de manière péjorative, une entité fausse et abstraite. L’hypostase, en linguistique comme en esthétique, indique toujours l’idée d’un glissement, le plus souvent vers l’abstraction. Jacques Rigaut hypostasié, c’est un homme, une personne physique, que le mythe aurait désincarné jusqu’au symbole.
Le témoignage de Jacques-Émile Blanche apporte un éclairage nouveau sur Jacques Rigaut. La nature de leur relation l’impose : « Jamais amitié plus délicate ni plus forte ne se noua entre gens que rien, et surtout leur âge, n’aurait dû rapprocher ». Jacques-Émile Blanche est son employeur : d’une autre génération, il n’est en rien une figure de l’avant-garde, bien qu’il se réjouisse d’avoir rencontré, par l’intermédiaire de Rigaut, « des jeunes écrivains aussi remarquables ». Avec celui d’Edmond Jaloux, seul son témoignage évoque la participation de Jacques Rigaut à la Première Guerre mondiale. « Il était revenu des tranchées ayant encore à accomplir quelques mois de caserne. Tout fier de son insensibilité d’apprenti guerrier, cet hypersensible se vantait de n’avoir rien ressenti en voyant son camarade le plus cher tombé à ses côtés. Attitude élégante, et alors fort à la mode chez Dada ». L’épisode relaté est celle de la mort de Maxime François-Poncet, tué le 4 juin 1918. Ils s’étaient rencontrés sur les bancs du lycée Louis-le-Grand. Que cette mort ait été un traumatisme, Rigaut le confesse : « La chose est monstrueuse, révoltante, incroyable. Je suis effondré, je ne sais plus de quel côté me tourner ». Il écrira plus tard : « Je me désolais de mon incorrigible goût pour le cynisme le plus enfantin qui ne m’a jamais conduit plus loin qu’à faire des pieds de nez au cadavre d’un ami mort ».
Jacques-Émile Blanche ne souscrit pas, pour autant, à une pure explication d’ordre historique et traumatique. Il tâche, méthodiquement, d’être fidèle à la mémoire de son jeune ami, au risque de faire « tort à sa légende, à la figure de cire qu’il s’était fabriqué par pudeur » (Ecrits, 1970, 203). Il insiste pleinement, au contraire, sur le moralisme de Rigaut. Il l’isole de son appartenance à Dada. Du reste, il écrit que Rigaut « ne s’affiliait à aucun groupe ». Le moralisme, dont Rigaut se réclama, au moins une fois, par écrit, demeure un leitmotiv des témoignages. « L’idée morale harcelait Rigaut. Il fut le plus scrupuleux des jeunes hommes. Il mourrait de l’avoir été trop », écrit Jacques-Émile Blanche. « Cette logique, cette sincérité, ce sens du côté moral de la vie eussent pu faire de lui, en d’autres temps, un moraliste », dira Raoul de Roussy de Sales. Dans les témoignages, tout ce qui fait de Rigaut un pessimiste, un nihiliste ou un cynique devient finalement moralisme. On fait de lui, insensiblement, le Chamfort de l’après-guerre. Deux qualités accompagnent de manière récurrente ce trait de caractère : l’inadaptation à l’époque et la pureté.
L’inadaptation diffère de celle évoquée par Drieu la Rochelle. Celle-ci est toute historique. L’époque est mise en accusation. Jacques Porel, évoquant avec nostalgie trois de ses amis disparus, dont Jacques Rigaut, écrit : « Tous trois victimes de leur tempérament, de leur élan, de leur époque ». L’époque elle aussi est évoquée par Raoul de Roussy de Salles : « Il avait le don de l’observation, le goût de la formule qui caractérise ; mais l’époque où il vécut n’était guère favorable et faute de pouvoir s’appuyer sur des valeurs admises, il ne put que constater leur inanité ». Rigaut, inadapté à son époque, ou ne voulant l’être, conserve de fait sa pureté. Il est l’homme qui, par sa mort, entre autres, ne se compromet pas. Edmond Jaloux conclut : « son abdication fut le signe de sa pureté » et ailleurs, Jacques Porel écrit que « ce drogué était la pureté même ». Notons que Jacques Rigaut a vécu, à partir de 1920, ce qui n’était que le début de l’après-guerre, période de traumatisme, mais aussi de subversion, d’une libération tant sociale que sexuelle. Sa mythologie tiendrait peut-être à ceci qu’il meurt en 1929, avant toutes les compromissions et les ruptures politiques et littéraires. Mieux, il s’expatrie outre-Atlantique dès 1924-1925 : Rigaut, c’est Dada sans le surréalisme, l’avant-garde poétique moins l’avant-garde politique. Il ne connaîtra pas – ou alors, de loin – le soutien du surréalisme au Parti Communiste. Il meurt en 1929, soit un an avant que La révolution surréaliste ne devienne Le surréalisme au service de la révolution. En un sens, Rigaut représente l’avant-garde avant qu’elle ne meure. Restant « spectateur », selon les termes de Blanche, il demeure donc périphérique. Ces témoignages altèrent en quelque sorte l’interprétation d’un Rigaut dadaïste, voire surréaliste : Blanche, surtout, œuvre à donner l’image d’un Rigaut éloigné de ces mouvements.
De tous les témoignages, plus ou moins mythologiques selon les témoins, celui de Jaloux est sans doute le maximaliste. Jacques Rigaut passe, en quelques lignes, pour l’hypostase de toute une génération. Il est l’après-guerre. Le témoignage a un double intérêt : il hypostasie Rigaut sur un double contexte, d’abord socio-politique, puis littéraire :
Toutes les générations ont quelques hommes qui les incarnent. Mais ce ne sont généralement pas ceux qui les représentent devant la postérité. Ce n’est pas dans Victor Hugo ou dans Lamartine que l’on trouve le vrai romantisme, c’est dans Aloysius Bertrand, Petrus Borel ou Charles de Lasailly. Le vrai symbolisme est dans François Poictevin et dans Jules Laforgue. Cette génération, qui est née après la guerre et qui a donné quelques écrivains connus et beaucoup de velléitaires, n’a peut-être trouvé personne d’aussi représentatif que Jacques Rigaut.
Le cas de Rigaut est générationnel : il incarne l’après-guerre et les Années Folles. Jaloux cite le romantisme puis le symbolisme : on ne peut que deviner que Rigaut incarne, soit Dada, soit le surréalisme. S’en suit un portrait hagiographique, où la souveraine intelligence côtoie la clairvoyance. « Intelligent, beau, lettré, spirituel, Jacques Rigaut n’a abouti qu’au suicide. Non par désespoir, mais par vocation », continue-t-il plus loin. Sur ce point, Jacques-Émile Blanche rejoint Edmond Jaloux. Il se lance dans la prospective : « Avec peu d’imagination, aucune invention dans la conduite d’une histoire, tout penché sur lui-même, eût-il donné à ses contemporains un pendant à l’Adolphe de 1815 ? ». Ailleurs, Blanche situe la douleur de Rigaut de ne pas pouvoir « accoucher de l’œuvre qui remuait en lui ». Le destin littéraire manqué de Rigaut n’égale alors que la pureté de sa position, son renoncement.
Rigaut incarnerait-il un mal du siècle ? Ou plutôt, pour reprendre le titre d’un article de Marcel Arland, paru en 1924, un « nouveau mal du siècle » ? Ce dernier conçoit que l’immédiat de l’après-guerre appelait un mouvement comme Dada, mais il refuse son aspect destructeur. Il existe un effondrement des valeurs, parmi lesquelles la mort de Dieu, qui doit ramener la littérature sur l’exploration du sujet. Notons que ce « nouveau mal du siècle » se lit au prisme de la vague des suicides qui ont caractérisé cette période, autant que de la vogue du suicide théorique. En ce sens, Rigaut incarne ce mal du siècle en cela qu’il ne dépasse pas l’esprit Dada, ou alors au péril de sa propre mort. Tout aussi intéressante est la réponse de Jacques Rivière à cet article, dans la NRF : d’une part, il ne pense pas que le surréalisme ait évacué une dimension divine mais qu’au contraire, elle réactive, en la sécularisant, la figure rimbaldienne du prophète ; d’autre part, ce mal du siècle n’est nullement nouveau, selon lui, il est le même qu’au siècle précédent :
J’ai longuement essayé de démontrer jadis, dans un article qui a paru ici-même, que leur effort, prolongement de tout l’effort du xixe siècle, tendait à la pure incarnation de leur personnalité, à la création, pour leur usage personnel, d’une sorte de « corps glorieux », et qu’il devait fatalement les conduire hors de la littérature. Mais cette vue me rendait trop peu attentif à ce qu’ils mélangeaient, à ces fins subjectives, d’ambition objectiviste et même métaphysique. En fait, en même temps qu’à « s’informer », au sens philosophique du mot, ils travaillent toujours, avec plus de zèle et d’acharnement, même, que leurs aînés, à provoquer des présences inconnues parmi nous, à capter les larves qui rôdent à tous les confins de l’esprit .
Plus loin, Jacques Rivière mentionne l’une de ces caractéristiques divines, ou divinatoires : « Par l’insistance qu’ils mettent, par ailleurs, à nous recommander les œuvres d’écrivains non professionnels, d’inconscients ou d’idiots, chez qui quelque hasard a pu se produire, ils veulent nous signifier leur seule religion de l’événement mystique, leur continuelle attente d’une Pentecôte poétique ». Concernant Rigaut, nous en revenons à la mythologie surréaliste, dont le suicide constitue un « événement mystique ». Cela étant, en considérant Rigaut comme l’hypostase d’une génération, et partant d’un certain mal du siècle, Edmond Jaloux retrouve là un invariant mythologique, à savoir cette idée d’une incarnation littéraire, moins une littérature que sa virtualité événementielle.
Edmond Jaloux conclut ainsi son témoignage : « Il ne semble pas Rigaut ait eu naturellement des dons d’écrivains. Ou bien, il a tout fait, par horreur de la rhétorique, pour n’en tenir aucun compte. Ses idées se dérobent derrière le voile des mots plutôt qu’elles n’y accusent leur relief. Mais elles ne sont jamais indifférentes. Il y a là, abandonnés sur le sable de la mort, les scories d’un merveilleux esprit ». Scorie, c’est-à-dire matière résiduelle, qui soit remonte à la surface, soit demande à être exhumée. A posteriori, de manière posthume, il y a une entreprise hypostatique qui vise à faire de Rigaut le porte-silence de sa génération. En 1930, Raoul de Roussy de Salles commence les publications in memoriam ; en 1934 paraissent les Papiers Posthumes. Reste, derrière la disparition, ce mythe littéraire, dont Jacques Rivière a sans doute raison de mesurer la portée toute romantique. Rigaut s’inscrit alors, chez Edmond Jaloux, dans une généalogie précise, romantique et symboliste, faite de figures légendaires, incomprises, maudites. Paradoxalement, Jaloux dénie à Jacques Rigaut un véritable talent littéraire en même temps qu’il lui octroie une place au panthéon. C’est dans ce mythème, nous l’avons dit, que Breton et lui se rejoignent : d’une certaine manière, Jacques Rigaut est la littérature.
Ou plutôt : Jacques Rigaut, c’est monsieur Teste, un monsieur Teste réel. Plusieurs références, aussi bien dans les témoignages que dans les écrits eux-mêmes, font mention du personnage de Paul Valéry. La Soirée avec Monsieur Teste, publiée en 1896, a eu une profonde influence sur la littérature du XXe siècle, particulièrement au sein du mouvement surréaliste. Après ce récit en prose, Valéry ne publiera quasiment rien jusqu’à 1917 : comme le dit William Marx, « monsieur Teste constitue l’anti-héros idéal d’une antilittérature, d’une littérature qui se donne congé à elle-même ». Dans le sillage de l’adieu réel de Rimbaud, qu’il admire, Valéry formule littérairement, par une configuration, non un adieu à la littérature, mais une littérature de l’adieu. Personnage ordinaire, monsieur Teste a renoncé à toutes les gloires (littéraires ou autres) : il se contente d’être. Mieux, il se contente de parler. Valéry trouve dans la littérature la manière d’en déclarer la fin, une fin qui ne cesse, jusqu’à notre époque, de se répéter. Rigaut, un monsieur Teste ? « S’il était pris pour un disciple de M. Teste, il nous en semblait presque l’opposé » écrit pourtant Jacques-Émile Blanche. Celui-ci ne souscrit pas à cette interprétation mais souligne plutôt deux éléments : d’une part, la référence à M. Teste, du moins dans les années 20, semble qualifier un état connu, à savoir la figure de l’anti-littéraire, moins propre à écrire qu’à se perdre en monologue ; d’autre part, ce témoignage sous-entend que Rigaut était considéré, par d’autres, comme un disciple de Teste. Comme l’a dit William Marx, le modèle de Teste, « c’est Rimbaud, un Rimbaud qui serait resté à Paris ». Plus généralement, Teste est l’un des mythes par lequel la modernité littéraire engage sa propre relation à sa négativité et à la crise du langage qu’elle traverse. D’où vient que Rigaut soit sans cesse ramené à des figures paradoxales de la littérature : soit des figures a-littéraires – Brummel – soit des personnages de l’antilittérature – monsieur Teste. Or, Rigaut lui-même a récusé cette possibilité : « Je conteste formellement la possibilité de M. Teste. Personne ne peut échapper à la vanité, ni au laisser-vivre ». Monsieur Teste, personnage, est impossible dans la réalité. « Qu’est-ce qui n’est pas Monsieur Teste ? Valéry », ironise-t-il ailleurs. De même, Jacques Rigaut n’est ni Lord Patchogue, ni Gonzague, ni Alain – encore moins Monsieur Teste. Reste une chose : de même que Valéry configurait sa propre crise poétique dans le récit de la soirée avec Monsieur Teste, de même la mythologie élaborée sur Jacques Rigaut permet de surjouer le risque et en même temps la tentation de toute écriture : son silence, le suicide de sa parole.