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Pour une hyperlittérature européenne 

lundi 5 avril 2004, par Vangelis Kassos (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

En 1959, Denis de Rougemont disait : "Il est clair qu’on ne fera pas l’Europe avec les livres, mais pourra-t-on la faire sans eux ?" (1). Cependant, la Communauté Economique Européenne, fondée deux ans auparavant, a progressé presque en absence de ses écrivains, que Julien Benda tenait pour des "ennemis naturels de l’Europe" (2). Mais aujourd’hui, où parmi les objectifs de l’action culturelle européenne a été inséré le dialogue des cultures, la question de Denis de Rougemont devrait-elle se poser autrement : "Un dialogue des cultures au sein de l’Union Européenne pourrait-il se développer sans les livres ?" Certainement pas. Donc, l’art ancien de la traduction doit sinon accomplir au moins faciliter ce dialogue.

Mais la traduction littéraire est-elle "un dialogue des cultures" ? À proprement parler, non. Parce que la traduction se fait d’habitude au niveau de la diachronie et non pas à celui de la synchronie. À défaut de cette dernière, la traduction littéraire devrait être considérée comme n’étant qu’un échange culturel entre la "langue de départ" et la "langue d’arrivée".
Dans quelles conditions la traduction littéraire pourrait-elle servir à un dialogue culturel, dans le sens que l’Union Européenne attribue à ce dernier ?
D’après Hans Robert Jauss, "l’horizon d’attente" d’une oeuvre littéraire, s’applique par priorité à l’expérience des premiers lecteurs d’une oeuvre littéraire (3). Cependant, "l’horizon d’attente" des premiers lecteurs ("horizon d’attente social") peut toujours être dépassé par "l’horizon d’attente" de l’oeuvre ("horizon d’attente littéraire"). Par conséquent, une conscience créatrice qui se pense européenne pourrait en principe entraîner un "changement d’horizon" de la conscience réceptrice nationale, en lui ouvrant les voies de l’expérience européenne à venir.
Mais quand une conscience créatrice est-elle vraiment européenne ? Fernando Pessoa disait que son jardin de Lisbonne se trouvait simultanément à Lisbonne, au Portugal et en Europe. De ce point de vue, quel écrivain provenant d’un pays du continent européen et écrivant dans une de ses langues n’est-il pas automatiquement un "écrivain de conscience européenne" ?
Valéry Larbaud l’avait bien pressenti : "Il n’y a qu’un pays, l’Europe. Qui pourra donc devenir le poète national (sic) de l’Europe ?" Mais pour que l’on devienne le "poète national de l’Europe", ne doit-on pas d’abord devenir un "poète européen" ? Cela signifierait, selon Larbaud, que l’on devrait s’adresser à l’Europe comme si l’on se trouvait devant l’auditoire d’un seul pays.
Pourtant, comment pouvoir se sentir être devant un auditoire unique, du moment que chaque langue constitue par nature un "horizon d’attente" séparé ? Même si l’on se met d’accord avec Jauss que "l’horizon d’attente" des premiers lecteurs peut toujours être dépassé par "l’horizon d’attente" de l’oeuvre, on doit admettre que, dans les pays de l’Europe actuelle, sauf de rares exceptions comme la Suisse, "l’horizon d’attente" des premiers lecteurs, ainsi que "l’horizon d’attente" de l’oeuvre, ne peuvent se concevoir hors du contexte culturel d’une langue donnée.
Est-ce donc une fatalité pour les écrivains de l’Europe de ne pouvoir jamais dépasser "l’horizon d’attente" de la langue, dans laquelle ils s’expriment ? La réponse doit être affirmative dans le cadre de la technologie typographique. D’ailleurs, c’est à l’appui de cette dernière que les cultures nationales de l’Europe ont été forgées dans le passé. Mais en vue de la technologie électronique, la réponse pourrait être radicalement différente. Internet ainsi que les autres services et produits numériques pourraient faire surgir en Europe un espace symbolique d’envergure supranationale.
Cependant, ce qui paraît aujourd’hui n’être qu’une hypothèse ou un souhait, pourrait-il demain finir par devenir un cauchemar culturel pour l’Europe entière : la facilité et la rapidité avec lesquelles les cultures nationales s’entrecroisent dans le cyberespace pourraient par la force des choses nous conduire à une culture monolingue, à savoir anglophone.

Comment éviter ce cauchemar et en même temps travailler en faveur d’une hyperlittérature européenne sans préjudice de la richesse culturelle, que constituent les langues pour l’Europe ?
On pourrait faire réaliser un programme de "hypertraduction" littéraire, c’est à dire un programme de publication électronique simultanée d’oeuvres littéraires originales dans toutes les langues européennes. Ce programme pourrait être lancé par un réseau comprenant d’éditeurs, revues littéraires, organisations d’auteurs et avec le concours, bien sûr, de l’Union Européenne.
Force est de souligner que les traductions des oeuvres choisies devraient être effectuées par les meilleurs traducteurs de littérature dans chaque langue. Cela signifie que ledit programme de "hypertraduction" aura un coût important. Ainsi, la durée et la qualité de l’activité proposée ne seraient assurées que par la fondation d’un organisme à vocation européenne, qui soit une personne morale indépendante, sans but lucratif, et qui ait pour objectif principal la réalisation du projet de l’"hypertraduction". Les dépenses liées au programme de travail permanent de cet organisme pourraient être financées par l’Union Européenne.
La publication d’une oeuvre nouvelle sur Internet dans toutes les langues européennes simultanément serait la seule à susciter chez un écrivain le sentiment de s’adresser à un auditoire européen unique. On sait que pour chaque nouvel auditoire, le créateur littéraire compose une nouvelle version de son récit. Cependant, pourquoi espérer que dans ce cas l’auditoire de l’Internet s’inscrive dans la conscience du créateur comme un auditoire européen et non pas comme un auditoire mondial ? Si toutes les "instances médiatrices" ont une importance fondamentale dans la corrélation entre les producteurs et les récepteurs, l’Internet doit aussi y en avoir une.

Ainsi, pour qu’une oeuvre littéraire nouvelle, présentée sur Internet en traduction multiple et simultanée, puisse indiquer un "horizon d’attente" vraiment européen, cette oeuvre devrait avoir une "dimension européenne distincte". La tâche d’apprécier si une oeuvre nouvelle dispose d’une "dimension européenne distincte" incomberait à un Comité d’édition réuni au sein de l’organisme à fonder.
Si, pour les activités culturelles développées à l’échelle communautaire et subventionnées par l’Union, la condition de la "dimension européenne distincte" paraît y garantir une "valeur ajoutée européenne", pour le programme de "hypertraduction" littéraire que nous proposons, cette condition devrait constituer le principe fondamental.

P.-S.

V. Kassos est poète et essayiste.

(1) Denis de Rougemont, Ecrits sur l’Europe, I, 1948-1961, Paris, édition de la Différence, 1994, page 400.

(2) Julien Benda, Discours à la nation européenne, Paris, Gallimard, 1933, pp. 106-109.

(3) Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, page 49.

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