L’Europe prépare une réforme générale de la législation sur le commerce des semences. La réforme soulève évidemment la question des brevets déposés sur les semences (près de 2000 à ce jour) par les géants de l’agro-industrie comme l’américain Monsanto ou le suisse Syngenta. On sait par exemple que ces deux firmes détiennent à elles seules plus de 60% des variétés de tomates et de poivrons protégées dans l’Union européenne et près de trois quarts des variétés de choux-fleurs. Le choix du gouvernement français pour le représenter auprès de la commission européenne s’est porté sur Mme Isabelle Clément-Nissou, l’une des collaboratrices du GNIS (groupement National Interprofessionnel des Semences et plants [1]). Les membres de cette organisation qui gère le catalogue français des espèces et variétés ne sont pas, bien entendu, des petits paysans, mais de gros semenciers. D’ailleurs, que dit le fameux catalogue adossé au droit français ? Il dit que toute semence qui n’y est pas inscrite est interdite à la vente, mais aussi à l’échange entre paysans. Le ministère de l’agriculture assimile cette pratique à des ventes dissimulées.
Pour la commission européenne, seuls les industriels du secteur sont dignes d’être écoutés. Tous les autres pourvoyeurs de semences – artisans semenciers, paysans et jardiniers – sont délibérément ignorés. En conséquence, ceux qui s’attachent à préserver la biodiversité, qui produisent par passion et non par goût du lucre, ne seront pas représentés à la table de négociation. En fait, on aimerait sans aucun doute les voir disparaître, les annihiler. C’est le cas, par exemple d’une association sise à Alès (Gard), l’Association Kokopelli dont la survie pourrait être compromise. Depuis une vingtaine d’années, Kokopelli défend le patrimoine semencier européen sans la moindre subvention publique et distribue environ 1 500 semences potagères issues de variétés anciennes, paysannes ou rares.
Kokopelli a décidé de braver la loi qui contraint le producteur à déclarer chacune de ses variétés au catalogue officiel des semences potagères. Pour l’association qui a emprunté le nom du dieu inca de la fertilité, il s’agit avant tout d’exprimer un désaccord avec ces réglementations qui limitent le choix des agriculteurs aux semences hybrides, hyper productives et formatées [2].
En 2005, la Société Graines Baumaux, un semencier français (CA de 14 millions et résultat net de 2 millions d’€uros en 2001) attaque la petite association pour « concurrence déloyale ». Au terme de ce procès, Kokopelli est condamnée à 10 000 euros d’amende. L’association fait appel et saisit également la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin de vérifier la légalité de la réglementation sur la commercialisation des semences au regard de la Charte des droits fondamentaux de l’Union.
Le 19 janvier dernier, l’Avocate Générale de la CJUE donne raison à Kokopelli, estimant que l’enregistrement obligatoire de toutes les semences au catalogue officiel est disproportionné et viole les principes de libre exercice de l’activité économique, de non-discrimination et de libre circulation des marchandises. Elle admet la possibilité d’un « étiquetage permettant d’assurer l’information et la protection du consommateur, lorsque la variété de semences ne répond pas aux exigences du catalogue des variétés ». Ses conclusions soulignent également que « la diversité biologique ou biodiversité est en nette régression dans l’agriculture. (…) Quelques variétés dominent en revanche dans les champs (…) Dès à présent, le choix du consommateur final est déjà restreint en ce qui concerne les produits agricoles. »
Pourtant, en juillet dernier, au terme d’une analyse manifestement partisane et ultra productiviste, la Cour juge que l’interdiction du commerce des semences de variétés anciennes poursuit l’objectif « supérieur » d’une « productivité agricole accrue » (expression utilisée 15 fois dans la décision). Seul l’enregistrement au régime officiel permettrait donc une « utilisation de semences appropriées et, par conséquent, une productivité accrue de l’agriculture, fondée sur la fiabilité des caractéristiques desdites semences ». Kokopelli est alors condamnée à cesser ses activités et à payer à l’entreprise Baumaux 100 000 euros de dommages-intérêts pour « concurrence déloyale » [3].
Fermement décidée à poursuivre son combat [4], l’association Kokopelli dénonce l’hypocrisie de tels arguments, arguant que « l’inscription au Catalogue ne vise pas à protéger les consommateurs contre un quelconque risque sanitaire ou environnemental, auquel la législation ne fait même pas référence… Cette remarque, surtout, est choquante, quand on pense que les semences du Catalogue, enrobées des pesticides Cruiser, Gaucho et autres Régent, ou accompagnées de leur kit de chimie mortelle, empoisonnent la biosphère et les populations depuis plus de cinquante ans ! » Car la plupart des semences cataloguées ne peuvent produire que grâce aux « béquilles chimiques » adaptées.
Alors que le gouvernement français se fait représenter aux négociations de Bruxelles par le lobby des sélectionneurs du GNIS, la Cour de justice de l’Union européenne délivre un blanc-seing à l’industrie semencière et à l’agrochimie pour poursuivre leur activité de destruction de la biodiversité, destruction qui selon la FAO aurait déjà atteint la proportion de 75% en Europe.
Stabilité et homogénéité sont les caractéristiques principales exigées par les sélectionneurs pour inscrire les semences au catalogue officiel. Or les semences paysannes sont riches de leur polymorphisme génétique et de leur adaptabilité aux différents terroirs et aux variations climatiques. Si elles font défaut, il devient impossible d’abandonner l’usage des engrais et pesticides industriels. Au-delà des intérêts financiers, les enjeux du procès intenté par la société Baumaux à l’association Kokopelli sont loin d’être anodins. L’étape suivante se déroulera l’année prochaine à la cour d’appel de Nancy.