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Segalen en voyage en compagnie de Gauguin 

jeudi 3 mai 2007, par Nathaniel Tarn

à Lindsay Hill

« Je pouvais dans mon sommeil m’imaginer l’espace au-dessus de ma tête » (« le grand toit élevé de feuilles de pandanus »), « la voûte céleste, aucune prison où on étouffe - Ma case c’était l’Espace la Liberté »

 NOA NOA

Front de nuage dans lequel nous glissons,

lèvre bleue en bas qui fait saillie dans la mer,

nez d’une île qui pointe, gigantesque proue,

atterrissage à la surface de la lèvre comme un baiser -

hélices au ralenti, bienvenue des palmes -

en un mouvement de vent qui ne saurait cesser

tant que nos mains soulèvent les montagnes.

Île languissant dans l’air moite,

orage qui monte à l’horizon alentour,

impossible de savoir d’où exactement

mais tout tremble dans les trois créations.

ý

Toute la nuit sur nos têtes en attente du sommeil

grattements et clabauderies de sternes fuligineuses

au sommet des palmiers (du point de vue cosmique

quelle est la question que se posent les autres espèces ?

Comment pensent-elles ce monde : où va-t-il,

avec nous - ou bien sans nous ?)

Ensuite, sommeil dans les bras de la mer

recouverts de ses épaules d’un bleu insondable

nous protégeant des étoiles incendiaires -

« tout cet or et ce soleil, en joie » dis-tu -

féroces planètes nôtres, nos demeures.

ý

Fille au sourire large comme le monde

que tu as prise pour femme,

dans le ciel duquel rêvent les pères investis,

peinte par toi figure d’où allons-nous,

dont les bras consentants se transmuent en mer,

dont les enfants vont se blottir où dort le thon

à l’abri du requin, mâchoire et queue,

elle se souvient des navires comme d’arbres à l’horizon.

« Aveugles ils vinrent de derrière notre ciel :

étrangers aux mains avides étendues ;

leur ciel était vide, leurs enfants affamés,

si puissante leur famine qu’elle allait nous manger ;

silencieuses pagaies, sans doute recouvertes de linges,

invisibles aux flancs des montagnes :

eux qui chevauchent l’océan sur des voiles célestes,

eux qui entrent dans un homme en voleurs et sa tête

est à l’instant perdue comme on rêve

et il ne reste plus de ciel-création -

sa charpente jetait des lances avec tant de précision

pierre à présent sans plus de tête ni de voix -

et il ne reste plus de terre-création

étouffée sous la vague sanglante. »

ý

Ils pleurent cette nuit, les gens, leurs yeux

en dedans de leur tête - « Sauvez-nous ! sauvez-nous !

c’est le soir, c’est le soir pour les dieux ! »

grandes îles en deuil enveloppées de brume d’or,

on ne les recouvrera pas. Trois étoiles cette nuit,

les autres dévorées par les nuages. Hommes sur les écueils -

l’air devenu tout entier dieu de cette lumière sidérante,

tout voyage apaisé, les oiseaux suspendus au ciel,

(esprits des anciennes images visitant la maisonnée)

même le poisson des profonds bassins ne volant plus

au-dessus de leurs têtes - l’univers suspendu

dans un au-delà plus sonore que le silence

dont le chant à nouveau porterait signifiance

(vague au loin hurlant, souffle de conque, prière déferlante) :

« O avant-goût de paradis sur le trésor des eaux

quand notre liberté s’enflera-t-elle en houle sur cette oppression,

quand pourrons-nous voler de nos propres ailes à nouveau

sur les lagons de satin, par les îles inouïes !... »

ý

Entrelacs des sternes sur une eau de velours

écrivant dans l’air les chemins des poissons

traquant leurs victimes en cercles d’anxiété,

leurs cris nous réveillent en sursaut, leur hargne

contre un destin qui refuse subsistance.

Groupes de gens au coucher du soleil sur une plage

aux dimensions du rivage universel, et pâles

de l’attente des miracles - les oiseaux en contraste, noirs

de suie même au crépuscule, patrouilles en vol

avertissant l’assemblée que ce ne peut arriver.

Mais ce grand vaisseau de notre empire d’épouvante

chante dans le vent qui le porte contre ces gens,

toutes voiles déployées, prêt à partir

et aucun homme ayant un peu de cœur à bord

ne pourrait frapper en perçant cette obscurité,

officier ni capitaine - vaste, vaste entreprise,

vaste et vide, et terreur sur tous les océans,

sauvetage de capital en danger de perte.

ý

La mer se ferme sur les yeux, les yeux devenus ciel :

du ciel descendent les poissons translucides,

adoucie par les lèvres de la mer, à l’eau si généreuse,

sa chaleur versant une huile d’hydromel,

les poissons commencent à l’instant nous entrons -

étant à peine visibles nous ne les voyons pas

jusqu’au moment où nous passons dans leurs bancs

les derniers de la création, l’eau-création,

et puis nous sommes au-dessus d’eux,

glissant à hauteur d’œil dans un sens

suivant notre rêve avant de revenir.

ý

Comme si tous les hommes devaient alors sombrer dans l’océan,

toute la vie de l’océan échouée là, au commencement d’un souffle.

P.-S.

Traduction d’ Auxeméry

A paraître dans la collection L’Extrême Contemporain, dirigée par Michel Deguy aux éditions Belin.

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