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Sept fragments et un conte à partir de quelques photographies de Jean-Michel Delage 

lundi 15 septembre 2008, par Li Jinjia

1.
Tandis que le code routier sur toutes les rues du monde
poursuit les sirènes nues, êtres effrontés aux seins luisants,
sereinement fait sa sieste une Volkswagen de sixième main,
ronflant légèrement, dans l’ombre fraîche du café Fishaoui.
La bâche bleue berce son rêve comme la mer berce une tortue.
Femme heureuse : elle baigne dans la civilisation.

2.
Modernité ! Le Caire ! Mais la poussière,
quelle poussière ! Ali calife du taxi
enlève le voile ancestral à sa Fatima
et, pieusement, l’offre à Toyota l’immaculée,
immatriculée peut-être. Bien cachés cette fois
sont ses beaux yeux mêmes.

© Jean-Michel Delage

3.
Comment continuer à croire aux valeurs transcendantales ?
Comment sauvegarder mon intériorité ? Comment me préserver
Des vices contemporains, ô ces maudites flambées du prix de pétrole ?
Pleine d’angoisse, demande Citroën métropolitaine.
Et Citroën franco-égyptienne, océan de sagesse,
prophétesse insondable, réponds : Habilles-toi.

4.
I’m Gizeh Khéops, a travelling Pyramid !
Long life the Culture and long life the Integration ! - Clame
Henri Ford le Vieillard de l’autoroute. Bon touriste,
il porte un pantalon égyptien de sept couleurs,
un peu court pour cacher les poils de ses roues usées.
Can you take me an takhudh lî sawrat photographia ?

5.
Cour carrée. Mes deux chères épouses,
Mercedes et Honda, en écartant leur voile de safran,
tête à tête chuchotent devant les fissures d’un mur.
L’une dit : accident ; et l’autre : développement.
Et elles rougissent et rient, un peu honteuses
de ces détails d’une lointaine nuit d’amour.

6.
Tôt ou tard, d’un léger coup de bâton, un enchanteur de grand cœur
ou un policier du quartier la fera disparaître de cette sombre impasse.
Ô triste vitesse dépassée, non recyclable, sans doute made in China !
Or, sous les coraux noirs de ce soupirail endormi
demeurera sa bâche étoilée, gonflée par le vent, délavée par la pluie,
protectrice du vide ou des ordures, sans doute made in China.

© Jean-Michel Delage

7.
Lorsqu’un jour, au bord d’une rue déserte et puante de la planète Mars,
tu tomberas sur un de ces vaisseaux cosmiques d’âge de tes bisaïeux,
allongé, raid, drapé d’une bâche rapiécée, semblable au corps inanimé
d’un brave soldat qu’un drapeau de la guerre sainte honore,
Sois sûr, tu es près de l’Egypte
Et de l’humanité.

8
Conte arabe (à la manière des Mille et une nuits) : Monsieur Renault acheta son Renault Scenic à un magasin bien cravaté, au cœur du Caire. Il y laissa tous ses numéros et trois signatures. Avec l’agent francophone, en bon ami, il parla du temps et des Médecins sans frontière. Après, il se rendit, sur le conseil d’un Egyptologue bien réputé, au marché aux puces, pour acheter une jolie bâche, faite à la main, qui protègerait sa nouvelle acquisition contre l’œil du voleur et contre les moustiques. Il marchanda le prix pendant une demi-heure, toujours en français, effrayant la petite vendeuse de ses dents blanches. Enfin, la grand-mère de celle-ci, une vieille femme qui connaissait le fond des choses, intervint : elle lui en passa une gratuitement et l’invita à foutre le camp. Monsieur Renault une fois parti, tout le monde éclata de rire, car ce qu’il avait emporté était en réalité un tapis volant.
Oui, le choc de civilisation est d’abord un choc de prix. Nous nous posons, en calculant ; mais le photographe braque sur le solde éternel.

P.-S.

La série les « Egyptiennes » est le premier travail documentaire à dimension plastique de Jean-Michel Delage. Elle présente des voitures recouvertes de bâches. Ces bâches découpées par leurs propriétaires dans des morceaux de tissus aux couleurs et aux motifs différents ont pour rôle de protéger les voitures de la poussière et des éraflures. Ainsi parées, les voitures ne disent plus rien du niveau social de leurs propriétaires et deviennent des objets ludiques, comme relevant d’un art urbain spontané.

Né en 1964, Jean-Michel Delage vit en région parisienne. Journaliste, photographe et réalisateur, il travaille pour la presse écrite en France et à l’étranger, ainsi que pour la télévision. Sa pratique évolue au fil des sujets qu’il aborde (la santé, l’immigration, les gitans, le tourisme), témoignant de son ouverture et de sa curiosité. Après avoir travaillé l’information sur des médias différents, il expérimente aujourd’hui la photographie dans une direction plus artistique que journalistique, lui conservant toutefois une dimension documentaire. La série présentée est le premier travail effectué allant dans cette nouvelle direction. Depuis, il s’est engagé dans deux projets : avec ses « Portraits dyonisiens », il photographie la population de Saint-Denis dans son studio ambulant, il travaille parallèlement avec des slamers.

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